La Haute Académie

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Il fallut une bonne semaine à Coara pour récupérer complètement de son coup à la tête. Après quelques jours de forte fatigue et de légère nausée, elle reprit du poil de la bête et bientôt, elle se sentit d’attaque pour aller retrouver Ebry afin de mettre au point leurs plans pour la suite.

Malheureusement, sa mère estima que si elle était suffisamment remise pour retourner « faire ses bêtises », elle l’était aussi pour suivre ses leçons à la Haute Académie de Diugale. C’est donc en traînant les pieds que la jeune fille se rendit le matin suivant dans l’enceinte centrale de la ville pour son premier cours de la journée, après avoir troqué ses vêtements confortables pour une tenue qui seyait à son rang. Il s’agissait d’une tunique aux longues manches ornées de broderies et qui, selon la mode de la noblesse, lui descendait jusqu’aux chevilles en s’ouvrant sur le devant à partir de la taille pour révéler un pantalon et des bottines finement ouvragés. Ces tuniques contrastaient avec celles des classes moyennes et basse qui ne descendaient que jusqu’aux genoux ou aux hanches. Le Roi, quant à lui, arborait une tunique si longue qu’elle formait une traîne derrière lui. Coara avait également dû se parer de l’un ou l’autre bijou dont des boucles d’oreilles, et il lui avait fallu emprisonner ses cheveux toute la nuit dans son kardoune après les avoir lavés avec son maudit shampoing malodorant afin qu’ils soient bien lisses pour la journée.

Arrivée au pied de la haute et très vaste tour de pierre qui constituait l’unique bâtiment de l’académie, elle gravit les quelques marches qui menaient à sa petite cour et s’adossa à un muret un peu à l’écart des autres en attendant que la cloche annonce l’ouverture des portes. Elle comptait profiter de ces quelques minutes pour lire tranquillement le dernier livre qu’elle avait dérobé à sa mère.

Il s’agissait d’un recueil de cartographies des Hautes-Terres ; la jeune fille espérait y dénicher une représentation du royaume d’Ecorne, l’un des cinq royaumes de l’Alliance, qui s’étendait juste de l’autre côté de la Scissure. Avec un peu de chance, elle trouverait même un plan d’Alycir, sa capitale, qui faisait face à Diugale par-delà le gouffre. Les deux villes étaient reliées par un immense pont de bois et de pierre mais, pour le traverser, il fallait toute une série d’autorisations officielles que Coara n’avait aucune chance d’obtenir. Mais peu importait, elle pensait désormais posséder sa propre voie…

Un bruyant éclat de rire s’éleva soudain d’un groupe non loin de là, détournant son attention du livre. Elle leva les yeux et en identifia les auteurs qui n’étaient autres que Diéna Gaïon et son inséparable bande de commères. De ce qu’elle pouvait en voir, ils semblaient une fois de plus occupés à s’amuser aux dépends de Noa Line, une jeune fille douce et timide qui restait toujours avec eux malgré le mépris dont ils faisaient régulièrement preuve à son égard. Elle s’efforçait à rigoler avec eux comme si la blague qui venait d’être lancée n’avait pas eu pour but de se moquer d’elle, mais le rouge qui lui montait aux joues et la façon dont elle se tordait les mains trahissaient sa gêne.

Coara retint à grand peine un soupir las et tenta de se replonger dans sa lecture, sans grand succès. Elle appréciait Noa et ne pouvait s’empêcher de regretter que celle-ci s’obstine à chercher si désespérément l’amitié de pareilles personnes. Elle-même avait abandonné cette idée il y a des années de ça, après avoir eu sa dose de railleries et de remarques sarcastiques. Et ça ne lui avait apporté que du soulagement ; elle ne devait plus s’échiner à avoir de la répartie ou à trouver des choses à dire sur des sujets qui l’ennuyaient, compétences qu’elle n’avait jamais vraiment possédées.

Lorsque les cloches de la tour retentirent, Coara s’aperçut qu’elle avait tourné machinalement plusieurs pages du volume sans les lire. Résignée, elle s’étira un grand coup et le rangea dans sa sacoche ; il était temps de se rendre à l’intérieur pour le début des cours. Elle se fondit dans le flot de jeunes qui s’engouffraient par la grande double-porte et rallia la chaleur de l’amphithéâtre.

Le changement brusque de température l’assomma quelque peu. Le froid sévissait particulièrement fort en cette claire matinée automnale. Elle se débarrassa de son manteau et monta s’assoir comme à son habitude au fond de la salle qui était organisée en rangées de gradins semi-circulaires. Le professeur Jinneot, un petit homme grassouillet et dégarni qui s’occupait du cours de Théorie des esprits entra à son tour, et petit à petit les conversations décrurent pour finalement s’éteindre.

— Bien, déclara l’enseignant en frottant ses mains. Pour commencer cette leçon, qui pourrait me réciter le début de la genèse ? Monsieur Descot ?

Le jeune homme interpellé, un garçon bien bâti aux joues parsemées de tâches de rousseurs, se leva aussitôt. Il s’éclaircit la voix et entama la longue litanie que tous connaissaient par cœur pour l’avoir déjà entendue mille fois :

— « Au commencement n’existait qu’un abîme béant, l’Ataôme. Les éléments y erraient de façon chaotique jusqu’au jour où ils se rencontrèrent et fusionnèrent pour créer un œuf, le Materia. De cet œuf unique naquit Aumure, divinité originelle, source de toute chose, à l’apparence d’un homme avec des bois de cerf. Aumure utilisa les fragments de sa coquille d’œuf pour fabriquer la terre, la mer, le ciel et la lumière. Il leur insuffla une partie de son énergie, et ainsi naquirent les premiers esprits… ».

Coara poussa un long soupir et appuya sa tête dans sa main, perdant le fil de l’ennuyeux monologue. Comme d’habitude, ce cours ne se révélait pas bien passionnant. Elle avait l’impression qu’on leur rabattait sans cesse les oreilles avec les mêmes extraits du Lierce, le livre sacré d’Aumure, et les quelques fois où elle avait osé poser des questions sur l’un ou l’autre mythe s’écartant un peu de la matière, elle s’était faite immanquablement rabrouer...

Elle adorait pourtant les contes et récits légendaires sur les esprits ou autres créatures fabuleuses, mais malheureusement, ceux-ci étaient souvent jugés indignes, voir hérétiques. Par chance, le vieux Gunter Linden avait beaucoup voyagé avant de se mettre au service de la Maison des Lore, et il avait glané de nombreuses histoires dans les différentes villes ou villages où il s’était attardé. Sous les demandes insistantes de Coara, il avait passé de longues heures à les lui raconter depuis sa plus tendre enfance, sans qu’elle ne s’en lasse jamais.

— Damoiselle Lore, pourriez-vous me répéter ce que je viens de dire ?

Prise au dépourvu, la jeune fille releva les yeux vers le professeur Jinneot qui la dévisageait d’un air sévère. Elle avait oublié de se reconcentrer sur la leçon une fois la récitation terminée, et cela ne lui avait pas échappé.

— Désolée professeur, j’étais distraite.

Des ricanements s’élevèrent. Coara eut soudain l’impression qu’il faisait très chaud dans l’amphithéâtre.

— Une fois n’est pas coutume ! Vous allez me recopier pour demain les cinq premiers versets de la genèse. Vous avez de la chance que je tienne votre mère en si haute estime, autrement je vous en aurais donné l’entièreté à recopier.

Il marmonna ensuite quelque chose du genre « les chiens ne font pourtant pas des chats », puis il reprit sa leçon là où il l’avait interrompue :

— Comme je le disais donc, dans deux jour nous serons le sept doluna, jour de la Fête des morts. Il s’agit d’un jour férié, afin que chacun puisse s’atteler aux rituels familiaux. Qui peut me rappeler à quoi ils servent ? Damoiselle Pagoin ?

Une jeune fille à la peau sombre et dont la longue chevelure de jais était mise en valeur par broche incrustée de pierres précieuse se leva :

— Le jeûne et la journée aux bains permettent de se purifier afin de ne pas attirer les mauvais esprits. Le soir, lors du recueillement au cimetière, les bougies et l’encens sont déposés devant la statue d’Aumure pour attirer sa bienveillance, dans l’espoir qu’il accepte nos proches défunts dans son royaume et veille sur eux.

— Merci Damoiselle Pagoin. Puisque nous ne nous reverrons pas d’ici là, nous allons dès à présent revoir ensemble les prières à ne pas oublier pour le recueillement.

Après d’interminables minutes où tous durent répéter phrase après phrase la longue psalmodie du professeur Jinneot, le cours de Théorie des Esprits s’acheva enfin pour céder la place à une leçon d’Histoire, ce qui intéressait davantage la jeune fille. Un bref brouhaha envahit les gradins durant le changement de professeur mais le calme se fit à nouveau lorsque Dame Ribel, une quinquagénaire à l’air sévère, frappa vivement dans ses mains :

— Silence, nous commençons. Bien. Avant toute chose, quelqu’un peut-il nous rappeler quels sont les points clés de la guerre des Sylves ? Alors ? Allons, nous en avons parlé la semaine dernière.

La majorité des élèves semblait soudain trouver un intérêt particulier à leurs mains ou leurs affaires. Un ou deux bras se levèrent néanmoins.

— Oui, Damoiselle Dalier ?

— Tout a commencé il y a plus d’un siècle, en 116 A.O., avec l’arrivée des sylves sur les Hautes-Terres.

— Exact. Pouvez-vous développer ?

— Ils sont arrivés par centaines en bateau depuis un continent lointain quelque part à l’ouest de l’océan Cynumien, et ils se sont installés en Hiyancar et dans les royaumes de l’Alliance parce que leurs embarcations étaient trop endommagées pour repartir. Il semblerait qu’ils avaient fui leurs terres d’origine.

— Merci Damoiselle Dalier. Monsieur Belvau, pouvez-vous continuer ?

Sivalt Belvau, un jeune homme dégingandé aux cheveux mi-longs retenus en queue de cheval bondit aussitôt sur ses pieds et se mit à débiter :

— Les Sylves ont très vite posé problème. En plus de ne pas reconnaître l’existence d’Aumure, ils détenaient des capacités dangereuses et non naturelles qu’ils obtenaient en dérobant leur pouvoir aux esprits. Ceux-ci étaient très en colère et leurs représailles s’abattaient régulièrement sur tout le pays sous forme de tempêtes, de sécheresses, ou autres fléaux.

— Effectivement. Comment a réagi le roi Acromion ?

C’était une question piège, mais Sivalt ne se fit pas avoir :

— Il était déjà fort âgé, c’est donc son fils, Astragale, qui a récupéré le trône et s’est dévoué à protéger notre peuple de la folie des sylves en les chassant des Hautes-Terres.

— Merci Monsieur Belvau. Comment ces évènements ont-ils menés à la guerre ? Damoiselle Line ?

Assise au deuxième rang, Noa rougit lorsque tous les regards convergèrent vers elle.

— Euh, hum…

La jeune fille triturait nerveusement ses doigts tout en cherchant ses mots.

— Oui ? l’encouragea Dame Ribel.

— La… la guerre… euh…

Elle semblait ne pas en mener large. Coara savait pourtant qu’elle connaissait la réponse à la question, elle avait toujours d’excellentes notes aux examens. Mais elle avait tendance à perdre ses moyens quand on l’interrogeait devant tout le monde.

Lorsqu’elle remarqua le regard satisfait et suffisant que certains élèves portaient sur la pauvre Noa qui devenait de plus en plus rouge, Coara ne put s’empêcher d’intervenir :

— Les sylves se sont réfugiés dans les royaumes de l’Alliance, et lorsque le roi Astragal a demandé l’aide de ceux-ci pour poursuivre la libération des Hautes-Terres de leur menace, ils ont refusé et se sont posés en défenseurs des sylves. Le roi n’avait plus d’autre choix que de leur déclarer la guerre.

Dame Ribel leva les yeux vers elle, la bouche pincée :

— Damoiselle Lore, merci de ne prendre la parole que quand vous y êtes invitée. Vous vous faites déjà suffisamment remarquer par votre irrégularité. Une autre intervention intempestive de ce genre et vous aurez un travail à rendre.

Coara se mordit la lèvre et baissa la tête. Elle avait encore agi sous le coup de ses émotions.

— Mais ce que vous venez de dire est exact, poursuivit l’enseignante. Cela a marqué le début de la seconde guerre entre l’Alayésa et l’Hiyancar. Malheureusement, les forces combinées des cinq royaumes de l’Alliance appuyés par les sylves ont eu une fois de plus raison de notre armée. Un traité de paix a donc été signé et nous nous sommes engagés à laisser les sylves tranquilles aussi longtemps qu’ils ne nous menaçaient plus directement.

Dame Ribel reporta son attention sur Noa :

— Damoiselle Line, je ne saurais que vous encourager à travailler vos compétences déplorables à l’oral. Ce n’est pas en balbutiant que vous entrerez à la Cour.

Quelques gloussements et chuchotements se firent entendre. Noa baissa la tête :

— Oui, Dame Ribel.

Pendant tout le reste du cours, la jeune élève garda une attitude prostrée sur son livre. Cela n’échappa pas à Coara, qui avait l’habitude de la voir très attentive à tout ce que disaient les professeurs.

Lorsque les cloches retentirent pour annoncer la fin de la matinée, elle fendit la foule de jeunes nobles pour parvenir jusqu’à elle.

— Ça va Noa ?

La jeune fille tourna brièvement la tête vers elle, sembla hésiter, puis détourna le regard.

— Je… je suis désolée, murmura-t-elle, mais je préfèrerais que tu n’essaies plus de m’aider.

Surprise, Coara accusa le coup. Noa tenta de s’expliquer :

— Je… je ne suis pas issue d’une famille aussi influente que la tienne, et c’est très important pour mes parents que je me fasse une place. Et si… si les autres commencent à m’associer à toi, ils risquent d’encore plus me critiquer… Désolée !

Elle s’en fut d’un pas rapide, plantant Coara au milieu du couloir. Consternée, celle-ci secoua la tête.

Alors qu’elle prenait le chemin de la grande salle à manger de l’académie, elle se remit à songer à l’Alliance d’Alayésa. Ce qu’elle en apprenait au cours d’Histoire aurait dû tempérer son enthousiasme, mais cela ne faisait en réalité qu’attiser sa curiosité.

Celle-ci lui était tombée dessus le jour où elle avait rencontré un habitant venu de là-bas, quelques années plus tôt. Rencontré était un bien grand mot ; l’homme en question était venu s’entretenir avec sa mère, qui était la conseillère des affaires étrangères de la Cour, à un moment où la jeune fille était censée être à la Haute Académie. Mais c’était un de ces jours où elle avait décidé de sécher les cours, et elle avait pu l’observer alors qu’elle espionnait le domaine depuis les hautes branches du mélène qu’elle aimait tant.

Elle ne savait pas comment il avait fait, mais il avait mystérieusement surgit dans le jardin sans qu’elle l’ait vu franchir le portail d’entrée pourtant bien en vue depuis sa cachette. Et, chose étrange, il l’avait repérée presqu’instantanément. Il lui avait fait signe de ne pas faire de bruit tandis qu’une servante venait lui ouvrir la porte, puis il lui avait adressé un clin d’œil en disparaissant dans la maison.

Au-delà du sentiment de sympathie et d’authenticité que cet homme lui avait immédiatement inspiré, elle avait surtout ressenti une étrange attraction lorsque ses yeux s’étaient posés sur lui. Elle ne se l’expliquait pas très bien, mais cet homme dégageait quelque chose de fascinant et d’intrigant qui lui avait donné envie d’en savoir plus. Petit à petit, cette curiosité s’était étendue à l’ensemble de Alayésa, et elle avait fini par demander à sa mère de l’accompagner lors d’un de ses voyages diplomatiques de l’autre côté de la Scissure. Mais celle-ci avait fermement refusé, arguant que sa fille ferait mieux de se concentrer sur ses cours pour devenir un jour conseillère elle-même.

Sauf que Coara n’avait aucune envie de devenir conseillère, ni alors, ni maintenant. Elle avait douloureusement conscience que ses alternatives étaient maigres, voire inexistantes. Avec la formation qu’elle recevait à la Haute Académie, elle ne posséderait aucune compétence lui permettant de se débrouiller ailleurs qu’à la Cour…

D’un mouvement impatient de la tête, la jeune fille chassa ces pensées parasites, balayant du même coup la tension qui s’était insidieusement emparée de ses épaules. Tout ce qui comptait pour le moment, c’était son projet qu’elle préparait depuis des mois avec Ebry. Elle s’inquiéterait de l’avenir plus tard.

Elle sourit. Il lui tardait de retrouver son ami après ses cours.

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