Sous la brume

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Mal. Elle avait mal. Une douleur pulsatile. Partout. Dans toute sa tête. Non, plutôt du côté arrière droit de sa tête. Elle avait l’impression que tout son univers tanguait. Elle avait la nausée. Et elle avait mal ailleurs aussi. Aux cuisses. Une douleur cuisante, juste dans le pli de l’aine. Quelque chose qui lui entaillait la peau. Un peu comme une corde. Une corde… La corde.

Coara ouvrit brusquement les yeux. La corde n’avait pas cédé. Elle était en vie. Suspendue au-dessus d’un gouffre, sans doute blessée à la tête, mais en vie. Elle voulut pivoter pour regarder autour d’elle, mais ce mouvement trop brusque lui donna un haut-le cœur et l’impression qu’on lui frappait le crâne avec une enclume. Elle passa sa main dans ses cheveux et sentit un liquide chaud et poisseux sous ses doigts. Du sang. Ravalant l’angoisse qu’elle sentait monter, elle se tourna, beaucoup plus précautionneusement cette fois, pour voir dans quelle situation elle se trouvait.

La paroi était à un bon mètre d’elle. Si elle voulait l’atteindre, il lui faudrait se balancer. Cette simple idée la fit grimacer mais elle n’avait pas le choix. Elle leva délicatement la tête pour voir à quel point elle était loin du sommet de la falaise et découvrit sans grande surprise qu’elle se trouvait sous la nappe de brume. Heureusement, la lumière de la lune la traversait suffisamment pour qu’elle puisse y voir quelque peu. Curieuse, elle regarda alors vers le bas.

Rien. La paroi rocheuse disparaissait dans l’obscurité, impossible de dire jusqu’à quelle profondeur elle s’enfonçait. Quelque chose attira néanmoins son regard. Loin derrière elle, sur sa droite, brillait une faible lumière tremblotante.

Coara plissa les yeux. Cette lumière bougeait. Sans ça, elle ne l’aurait sans doute pas remarquée. Et elle s’éloignait. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Volait-elle ? La jeune fille regarda plus attentivement encore. Le faible halo lumineux semblait se déplacer lentement en ligne droite, comme le long d’un fil. Un frisson lui parcourut l’échine. Un pont ? Etait-ce possible qu’un pont soit ainsi dissimulé sous la brume ?

L’excitation s’empara d’elle et elle en oublia momentanément sa situation et son mal de tête. Voilà pourquoi personne ne savait où se trouvaient ces fameux ponts secrets, ils étaient cachés en profondeur dans la Scissure ! Mais comment y accéder ? Coara doutait qu’il y ait quelque part un bel escalier taillé dans la roche avec une pancarte « Ici se trouve l’entrée d’un pont secret permettant de traverser illégalement la frontière. Bon voyage, et n’oubliez pas de vous tenir à la rampe. ». Si elle voulait le trouver, il lui faudrait descendre en rappel à divers endroits de la falaise. Bien sûr, pour ça, il fallait déjà qu’elle parvienne à remonter jusqu’à la ville.

Tenter quoi que ce soit de plus aujourd’hui aurait été risqué et stupide ; elle ignorait pendant combien de temps elle était restée inconsciente, Ebry devait être mort d’inquiétude et il valait quand même mieux s’assurer que sa blessure à la tête n’avait rien de grave. Elle se laissa tout de même aller quelques instants à la contemplation de cette faible lueur porteuse de nouveau espoirs. Lentement, celle-ci disparaissait au loin, engloutie par la distance et l’obscurité. Lorsqu’elle ne subsista plus qu’imprimée dans la mémoire de la jeune fille, celle-ci dut reconnaitre qu’elle n’avait plus d’excuses pour retarder le moment fatidique. Il était temps d’y aller, que ça plaise ou non à son estomac.

Elle tourna quelques fois la tête de gauche à droite. La nausée était toujours présente, mais plus faible. À priori, pas de haut-le-cœur à l’horizon. Sa réelle ennemie était la douleur, qui martelait à nouveau ses tempes. Mais comme elle était sujette aux migraines depuis l’enfance, elle était relativement entraînée à supporter ce genre de souffrance. Elle ferma les yeux quelques instants et serra les dents. Elle pouvait le faire. Elle ne devait supporter ça que le temps de rallier cette fichue paroi. Après ça irait mieux.

Serrant la corde à s’en faire blanchir les phalanges, elle commença à balancer ses jambes d’avant en arrière, et se calqua sur le rythme de l’oscillation ainsi provoquée. Ignorant la douleur lancinante dans son crâne, elle misa tout sur le fait d’aller le plus vite possible pour que ça soit rapidement fini. Elle ne mit pas longtemps à atteindre la paroi et elle s’y agrippa comme un naufragé s’agrippe aux débris de son navire pour ne pas sombrer. Sauvée. Enfin, presque ; elle devait encore tout escalader. Mais maintenant qu’elle avait réussi ce qu’elle considérait comme le pire, elle était plus confiante.

La remontée ne fut pas trop difficile, quoique lente car elle avait redoublé de vigilance dans le choix de ses prises, et aussi parce qu’elle mettait un point d’honneur à garder sa tête aussi immobile que possible. Ce fut avec un soulagement immense qu’elle atteignit enfin le petit tunnel, et elle s’aida de la corde pour se hisser à l’intérieur.

Lorsqu’elle émergea du trou, elle entendit une exclamation :

— Coara, enfin !

Ebry se précipitait vers elle, claudiquant sans ses béquilles qu’il avait laissées contre un arbre.

— Tu m’as fichu la trouille, poursuivit-il d’une voix blanche, j’ai entendu un cri au loin et j’avais tellement peur qu’il te soit arrivé quelque chose ! Tout va bien ?

Pantelante, la jeune fille s’était laissée choir sur le sol, les bras en croix.

— J’ai trouvé un pont, murmura-t-elle, et un large sourire se dessina malgré elle sur son visage.

— Quoi ? s’étonna le garçon qui n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Comment ça ?

Il s’appuya contre le mur pour parvenir à s’assoir près de son amie. Celle-ci fit un effort pour se redresser, mais ce mouvement réveilla à nouveau sa douleur et elle grimaça en portant une main à son crâne.

— Tu es blessée ? s’inquiéta aussitôt Ebry.

Coara faillit hocher la tête et se retint d’extrême justesse.

— J’ai glissé, et quand la corde s’est brusquement tendue pour me retenir, le rebond m’a fait me cogner contre la paroi.

— Il faut te faire examiner tout de suite, s’écria le garçon en remarquant les traces de sang sur la main de son amie. C’est peut-être grave !

Il s’agrippa aux pierres de la muraille pour se remettre debout tant bien que mal.

La jeune fille soupira. Il lui tardait de lui révéler sa découverte du pont sous la brume, mais elle savait qu’il avait raison. Mieux valait ne pas prendre de risques.

Elle se releva donc avec précaution et entreprit de se défaire de la corde qui lui enserrait toujours la taille et les cuisses, cependant qu’Ebry en extirpait la partie encore dans le trou. Le garçon s’occupa ensuite de camoufler à nouveau celui-ci derrière des branchages. Coara lui en fut reconnaissante car, dans son état actuel, se pencher ainsi en avant aurait été un calvaire.

Lorsque tout fut remis en place, elle se tourna vers lui et vit qu’il s’était immobilisé, hésitant.

— Est-ce que…, commença-t-il d’une voix incertaine, est-ce qu’il vaut mieux que je vienne avec toi pour m’assurer qu’il ne t’arrive rien, ou est-ce qu’il vaut mieux que tu y ailles sans moi pour aller plus vite ?

Il avait les yeux baissés et les oreilles trop rouges pour que seul le froid puisse en être responsable.

— Je pense qu’il vaut mieux que tu m’accompagnes, répondit la jeune fille. Si jamais je fais un malaise toute seule au milieu d’un champ en pleine nuit, ce sera bien plus grave que si je mets quelques minutes en plus pour rentrer chez moi. De toute façon, vu comme je suis, je ne pourrai pas marcher bien vite non plus, ajouta-t-elle avec un pauvre sourire.

Le visage du garçon s’éclaira brièvement et ils se mirent en route. Quoique lent, le trajet jusqu’au domaine des Lore se fit sans incident notable, et Coara en profita pour aborder le fameux sujet du pont.

— Sous la brume ? s’enthousiasma Ebry. Tu es sûre ? Mais comment faire pour le retrouver et l’atteindre ?

La jeune fille haussa les épaules :

— Il va falloir que je descende en rappel à plusieurs endroits de la falaise jusqu’à ce que je trouve son emplacement exact, lâcha-t-elle sur un ton le plus anodin possible.

La bouche du garçon s’arrondit en un « o » muet et il bafouilla :

— Tu… tu veux vraiment remettre ça après ce qui vient de se passer ?

— Si tu penses à un autre moyen plus sûr, je suis toute ouïe, mais personnellement je n’en vois pas. Et il est hors de question de faire marche arrière maintenant qu’on a enfin trouvé un de ces ponts. En plus, grâce à aujourd’hui, je sais désormais que la corde est assez solide pour me retenir en cas de chute. Mais bon, il faudra qu’on en reparle plus tard, conclut-elle comme ils arrivaient en vue du portail, ce n’est sans doute pas le meilleur moment.

Ebry sembla sur le point de rétorquer quelque chose, mais il se ravisa et se contenta de hocher la tête :

— Tu as raison, il vaut mieux que tu ailles te faire examiner.

— Merci de m’avoir raccompagnée, dit Coara. Il vaut sans doute mieux que tu partes maintenant, si on te voit avec moi, ma mère va penser que tu as quelque chose à voir avec mon accident…

Son ami s’abstint de faire remarquer que c’était le cas et la laissa poursuivre :

— Elle serait capable de m’interdire de te voir si elle pense que tu as une mauvaise influence sur moi. Je lui ferai croire que je suis tombée d’un arbre toute seule comme une grande, ce ne serait pas la première fois… Je te ferai parvenir un message demain si je ne peux pas venir moi-même te donner des nouvelles. Ça ira pour rentrer ?

— Oui oui, ne t’en fait pas, va plutôt te faire soigner sans tarder. On se reverra bientôt.

Et il s’éloigna de sa démarche bancale après un dernier salut de la main.

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