Escapade nocturne

8 minutes de lecture

En dépit de l’automne qui avançait et couvrait tous les matins le pays de son incontournable brouillard argenté, la météo resta suffisamment clémente pour permettre à la jeune fille d’achever de creuser son trou sans interruption. Elle dut bien œuvrer certains jours sous une bruine continue dont l’humidité finit immanquablement par infiltrer ses vêtements, mais elle échappa aux averses diluviennes qui pouvaient parfois s’abattre sur le royaume en cette saison et transformer la terre en pataugeoire bouseuse et glissante.

Une fois le travail achevé, c’est avec une grande excitation qu’elle partagea la nouvelle avec son ami. Mais celui-ci l’accueillit avec un enthousiasme modéré.

— Tu n’es pas plus content que ça ? s’étonna Coara. C’est un pas de plus vers nos rêves !

— Ou vers une catastrophe, murmura le garçon. Tu n’es pas inquiète ?

La jeune fille haussa les épaules :

— Pas pour le moment. Je me suis procurée la corde la plus solide du royaume, et j’ai même appris à faire des nœuds infaillibles auprès du vieux marin qui me l’a vendue. Ça devrait aller non ?

Elle n’obtint pour toute réponse qu’un grommellement inintelligible.

Ils convinrent de se retrouver pour leur première tentative sitôt qu’ils auraient bénéficié d’une journée sèche et ensoleillée. Il fallait absolument que les pierres de la falaise ne soient pas glissantes pour éviter tout risque. Après cinq longs jours que la jeune fille passa à observer les gouttes de pluies d’un air maussade, la chance leur sourit enfin. Le soleil perça d’abord timidement la couche nuageuse d’un rayon frileux, puis il s’affirma plus franchement et vint illuminer les champs encore couverts de gouttelettes d’eau. Celles-ci réfléchirent sa lumière comme autant de petits miroirs éparpillés avant de s’évaporer progressivement dans le courant de la journée.

Lorsque le soir tomba, le ciel était dégagé et parsemé d’étoiles. La terre était encore humide par endroits, mais les ruelles pavées de la ville et les murs des habitations avaient séché, ce qui voulait dire que les parois rocheuses de la Scissure en auraient fait autant, et c’était tout ce qui importait.

Debout dans sa chambre, Coara ne tenait plus en place. Elle faisait les cents pas, obligée de patienter jusqu’à ce que sa mère soit allée se coucher pour pouvoir s’éclipser en douce et rejoindre Ebry. Cette attente lui était insupportable. Chaque minute qu’elle passait à ne rien faire augmentait son impatience, mais ce n’était pas le pire. Elle commençait à appréhender ce qui allait suivre, et elle s’inquiétait de sentir cette crainte la gagner petit-à-petit, ramollissant ses jambes et tordant son ventre. Il ne fallait surtout pas qu’elle se dégonfle au dernier moment !

Lorsqu’enfin, la dernière lanterne de la maisonnée fut fermée, la jeune fille avait méticuleusement rongé tous les ongles de ses mains. Elle songea avec dépit en les regardant que sa mère serait horrifiée en voyant ça le lendemain, elle qui s’efforçait de lui faire perdre cette mauvaise habitude depuis des mois. Enfin, encore fallait-il pour ça qu’elle rentre saine et sauve de sa folle entreprise…

Coara se ressaisit et secoua la tête pour chasser cette pensée. Tout irait bien, elle s’était bien préparée. Elle inspira un grand coup et passa enfin à l’action, récupérant sa sacoche préparée sur son lit.

À pas de loup, et en évitant soigneusement les lattes du plancher qu’elle savait grinçantes, elle sortit de sa chambre et se mit à longer les murs, passant rapidement les portes derrière lesquelles se trouvaient des chambres occupées. Elle descendit sur la pointe des pieds le grand escalier en marbre et atteignit enfin le vaste hall. Elle enfila silencieusement ses bottines et son manteau, adressa une brève prière à Aumure en passant sous les bois de cerfs taillés dans l’arche de pierre qui surplombait l’entrée et se faufila au-dehors comme une ombre.

L’air frais de la nuit s’engouffra aussitôt dans sa capuche, faisant voler les quelques mèches de cheveux rebelles qu’elle n’avait pas réussi à emprisonner dans sa longue tresse épaisse. Bien, jusque-là tout s’était bien passé, mais sortir de chez elle comme une voleuse était une chose dont elle avait l’habitude. Le reste promettait d’être plus délicat…

Elle regarda autour d’elle. La lune était presque pleine et éclairait les environs d’une délicate lumière cristalline. Le mur de pierres qui entourait leur propriété était toutefois plongé dans l’ombre d’un pin à l’endroit où elle comptait l’escalader. Elle n’en avait cure ; elle était déjà tellement souvent passée par là qu’elle aurait pu le faire les yeux fermés. Les parois de la Scissure, ça ce serait une autre paire de manche.

Ignorant son estomac qui avait fait un bond à cette idée, elle passa de l’autre côté du muret et prit la direction du bosquet où devait l’attendre Ebry. Elle marcha à bonne allure, traversant à grands pas les champs de citrouilles et autres courges qui la séparaient de l’orée des arbres. Lorsqu’elle y parvint, elle aperçut la silhouette de son ami qui se découpait sur l’écorce d’un tronc dont la pâleur ressortait sous le clair de lune.

— Ça va, tu n’attends pas depuis trop longtemps ? s’enquit la jeune fille une fois à sa hauteur.

Le garçon fit non de la tête.

— Tu es sûre de vouloir aller jusqu’au bout ? lui demanda-t-il dans un souffle qui se transforma en filet de vapeur dans la fraicheur nocturne.

Coara hocha la tête avec détermination malgré la sueur froide qu’elle sentait perler dans sa nuque. Ils se mirent en route. Ebry n’étant plus capable de marcher qu’à vitesse réduite, il leur fallut une dizaine de minutes pour rejoindre l’endroit où se trouvait le trou. Bien entendu, la jeune fille avait pris soin de le dissimuler le plus possible avec des branchages et des feuilles mortes. Elle en dégagea l’entrée, puis elle sortit la corde de son sac et alla l’attacher solidement à la branche du mélène qu’elle avait choisie. Saisissant l’autre extrémité, elle lui fit faire le tour de sa taille la noua devant son nombril. Elle utilisa ensuite les deux bouts qui partaient du nœud pour encercler également ses cuisses, et Ebry l’aida à les rattacher dans son dos.

Voilà, elle était parée. Ou du moins, elle l’espérait.

Elle se mit à quatre pattes devant l’ouverture du trou. Elle l’avait fait assez grand pour qu’elle puisse s’y glisser en rampant sur les coudes sans difficulté, mais comme elle avait la chance d’être plutôt petite et menue, il restait quand même relativement étroit et discret. D’autant qu’elle l’avait creusé vers le bas, le faisant ressembler vaguement à l’entrée d’un terrier. Elle se faufila à l’intérieur et avança jusqu’à ce que sa tête ressorte de l’autre côté. Tout en s’exhortant à ne pas regarder en bas, elle extirpa ses bras de sous son corps et les tendit devant elle pour laisser tomber dans le vide la longueur de corde encore enroulée qui la reliait au mélène. Puis elle se tortilla pour ressortir du trou.

— Ça y est, tout est prêt, annonça-t-elle à son ami en s’efforçant de garder une voix égale malgré ses jambes qui semblaient vouloir se dérober sous elle pour l’empêcher d’aller plus loin. Il va être temps que j’y aille. Tu fais le guet jusqu’à ce que je revienne ?

Silencieux, Ebry hocha la tête.

— Sois prudente, d’accord ? la supplia-t-il d’une voix rauque.

Coara fit l’effort de sourire :

— C’est promis.

Elle déglutit un peu trop bruyamment à son goût et retourna à l’entrée du trou. Après un dernier échange de regards avec son ami, elle s’introduisit à nouveau dans l’étroit tunnel, les pieds en premier cette fois. Elle rampa en marche arrière jusqu’à ce qu’elle sente le vide sous ses bottines.

Bon. Elle ne devait surtout pas regarder en contrebas à partir de maintenant. Elle avait certes l’habitude de grimper dans les arbres, mais aucun arbre ne serait jamais aussi impressionnant que ce qu’elle s’apprêtait à faire. Elle tira sur la corde pour vérifier qu’elle était bien tendue et continua à reculer jusqu’à ce que l’intégralité de ses jambes pende dans le vide. Pliée ainsi en angle droit, elle ne tenait plus qu’à la force de ses bras et de ses abdominaux. Appuyant ses pieds contre la paroi, elle se laissa petit-à-petit émerger du trou, faisant glisser ses mains le long de la corde à laquelle elle se retenait.

Elle se retrouva alors en position de rappel, les pieds en appui sur la roche, et s’accorda quelques secondes pour respirer profondément et calmer son cœur qui cognait douloureusement dans sa poitrine comme s’il espérait s’échapper. La peur était son ennemie. Si elle se mettait à trembler ou perdait ses forces, ça ne ferait que rendre la situation plus périlleuse. Tout allait bien. La corde la protégerait d’une chute mortelle. Elle était assurée. Elle ferma les yeux. Cela faisait si longtemps qu’elle planifiait tout ça. Elle n’allait pas renoncer après être arrivée si loin.

Elle rouvrit les yeux et adressa une brève prière à Aumure. Désormais face à la paroi rocheuse de la Scissure, elle se mit en quête de bonnes prises. Ce n’était pas très difficile, tout n’était que bosses et entailles de tailles diverses. D’abord une main, et enfin l’autre. Voilà. Elle avait lâché la corde.

Elle se sentit très vulnérable, ainsi suspendue à la paroi sans rien d’autre à quoi se raccrocher. Mais bon. Elle n’allait pas rester figée sur place pendant des heures. Il fallait avancer. Elle entama prudemment sa progression vers la droite, tâtonnant à la recherche d’excroissances rocheuses où prendre appui. Heureusement celles-ci abondaient, et tout semblait se passer comme prévu. Elle avançait affreusement lentement, mais sûrement. Donc, aucune raison de s’affoler.

Après ce qui lui sembla être une éternité, elle comprit qu’elle était arrivée en dessous de la forêt Frontalière rien qu’au nombre de racines qui sortaient de la roche au-dessus de sa tête. Elle s’abstint de les utiliser comme prise ; elle n’était pas sûre qu’elles tiendraient suffisamment. Elle commença à remonter, et sa première main se posa sur un sol plat couvert de feuilles. Rien à quoi elle puisse se raccrocher. Elle devait s’élever encore un peu si elle voulait se hisser à la force des bras. Elle resserra son autre main sur une saillie rocheuse et exerça une dernière traction pour élever sa tête au-dessus du sol.

Hélas, ce n’était pas un relief dans la roche comme elle le pensait. Elle le comprit avec effroi au moment même où celle-ci céda et se détacha du reste. Ce n’était qu’une petite pierre à peine retenue par la terre autour d’elle. Son autre bras n’était pas assez engagé sur le sol pour la soutenir. Elle tenta en vain de se rattraper à quelque chose tandis qu’elle glissait inexorablement en arrière, mais tout ce qu’elle obtint fût une poignée de feuilles mortes, et sa main ripa le long du bord de la falaise. Elle bascula dans le vide.

Un bruit aigu transperça ses oreilles et elle comprit que c’était elle qui poussait un cri. Son estomac remonta dans sa gorge. Rien ne freinait sa chute, pas même le vent. Juste du vide. C’était vraiment une étrange sensation. Elle ferma les yeux de toutes ses forces, en attente d’un impacte quelconque. Ses dernières pensées allèrent à la corde, mais elle n’eut même pas le temps de prier pour qu’elle ne lâche pas. Elle sentit un choc violent dans son bassin lorsque celle-ci se tendit, puis sa tête heurta quelque chose de dur, et tout devint noir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Colféo * ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0