Le temple du temps

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Une clairière
Artificielle.
Ici, la mort avait creusé son nid
Arbres crevés, sol jonché de volis
Les chablis laissaient entrevoir le ciel
Rougeâtre et sanglant comme la dernière
Des ères.

Dans l’âtre de cette hécatombe végétale,
Un temple
Aux façades viciées, piliers immuables
Fondations branlantes sous les fronteaux amples
Invite
À pénétrer le séjour du macabre

Des zébrures lazurite des latérites
Siffle l'infamante symphonie des palabres

Deux êtres à l'arrêt sous le couvert
N’osaient traverser la lisière

La frontière vers le royaume du morbide
Baigné dans la valse des poussières putrides

Là où la vie rendait les armes
Là où la mort appelait de ses charmes

— Qu’est-ce que c’est ?

— La fin de notre voyage.

Déjà ? Le duo de héros avait tracé les indices, écouté les messages de la breloque, parcouru les hectares du bois. Et trouvé.

LiꙈrᲑï implorait Om d’un regard de détresse ; que son sauveur ne saisit pas. Focalisé dans son entièreté sur la trouée dévastée. Le boiteux craignait. La fin du voyage, la fin du répit, la fin de la sérénité. La fin de l’éternité.

Mais il suivit. Om dévorait sa peur comma la forêt engloutissait les heures.

Alors que ses pas foulaient le tapis craquant de bris de branches, LiꙈrᲑï s’interrompit pour observer le ciel ; pour la première fois. Contrariété à l’aune de sa curiosité : il ne perçut rien au-delà de la brume empourprée et des grumes hérissées. Et Om l’attendait sur l’esplanade de ce monument humain, qui n’avait rien à faire en ces lieux. Qui n’avait aucune raison d’exister tout court. Dans ce monde où la nature règne, pourquoi cette effigie d’un temps oublié persiste-t-elle à tenir tête ?

Bien que cette architecture émiettée – qui ne tenait que sous l’injonction d’un miracle – ne rappelait à LiꙈrᲑï rien qu’il ait déjà vu, il ne put s’empêcher d’associer ces pierres à la conduite. Ces uniques ouvrages manufacturés exhalaient la même énergie : la rance pestilence des excès de son espèce.

Et comme pour confirmer ses instincts, LiꙈrᲑï la vit, en tournant son regard sur les flancs du temple. La conduite.

La balafre noire déchirait la trouée
Percée avant son arrivée
Ou causée par son entremise
La tuyauterie s'étirait de musardise

Malgré immobilisme exaspérant
Le palpitant battant chamade
LiꙈrᲑï n’osait nulle bravade
L’abysse familier l’effrayant

Sa vie entière aux côtés du tuyau
Ne valait pas quelques éternités
Dans le giron de son aimé héros
Qui tut les inconnues velléités

De la conduite

Aujourd’hui, il saurait.
Le tuyau pénétrait le mur de l’édifice
Et n’en sortait jamais
Il saurait ce qui se camoufle à l'appendice

De la conduite

Quelles âmes damnées
Elle vomissait de son ventre
Quelle odeur empestée
Gisait dans le creux de son antre

Et LiꙈrᲑï n’était pas prêt à savoir. Il baissa le regard ; la breloque brillait.

— Si tu ne veux pas entrer, je comprendrais.

Om lisait son trouble comme un livre ouvert. Il ne souhaitait pas sceller le destin du garçon à sa place…

— Non, c’est bon. J’arrive.

… Mais l’avait condamné au moment où il l’avait sauvé. Le meneur renvoya un sourire attristé à LiꙈrᲑï. Le boiteux le prit comme un encouragement à presser le pas sur les marches du ponton ; Om pensait un mot d’excuse.

À l’intérieur, le même délabrement criait son mal-être. À travers les dalles lézardées, à travers les colonnes fissurées, LiꙈrᲑï pouvait entendre le désir du temple d’être achevé. Quels dieux avaient-ils pu louer en ces lieux ? Quels rituels avaient-ils pu raviver sur cet autel ? Qui étaient ces « ils », passés avant eux ? Om ne semblait pas se soucier des questions. Ou bien connaissait-il déjà les réponses.

LiꙈrᲑï observait un silence religieux, comme s’il craignait de troubler le repos des ancêtres hantant les pierres désertes. À son cou, le rayonnement du pendentif d’A₥akᲬ brûlait sa peau. À l’approche du tombeau. Là où filait Om dans sa résolution.

Le nouveau guide poussa un lourd panneau. Du linteau pleuvait un rideau de poussière. Un boyau s’étirait le long d’un escalier escarpé. Derrière l’ouverture, grondait la brûlure des hydrocarbures.

Un lac luisant de lave.
Un cratère béant.
Le magma se déverse dans l’effondrement
Les plaintes des oubliés pleuvent dans l’enclave

La chaleur des miasmes irradie
La breloque succombe à l’incendie
LiꙈrᲑï la chasse de son cou
Et elle choit dans le courroux
Se désagrège dans la fusion
De l'abysse en proie à l'émulsion

Est-ce à quoi ressemble l’aval ?
La déception est palpable
A₥akᲬ promettait paradis boréal
Le voilà qui souffre dans la fosse du diable

LiꙈrᲑï agrippa la main d’Om. Effrayé par les forces surnaturelles qui l’appelaient à plonger dans ce précipice. Effrayé par ces lueurs qui annonçaient de sombres auspices. Effrayé tout court par ce qu’il ne pouvait concevoir.

— Qu’est-ce que c’est, Ω﮷₥ﬔ ?

Le guerrier inébranlable pointa du doigt la terminaison de la conduite ; cette cascade de noir fumeux et d’ocre sulfureux.

— Le temps, Liroi. Le temps qui s’écoule. Et qui meurt dans les profondeurs.

LiꙈrᲑï céda à la panique. Loin de le rassurer, cette révélation ébranlait les frêles fondations de son existence. C’était pourtant ce que désiraient ses compagnons disparus : suivre la conduite et réparer le temps. Mais lui, était né après le temps. Il ne croyait pas faire sa connaissance, bien qu’il ait toujours été là : prisonnier dans son étau de métal.

L’ignare n’avait jamais partagé les souhaits de ses camarades : il ignorait l’importance des saisons, ne connaissait pas la beauté des floraisons et ne voyait pas d’intérêt à la dégradation. Om ne cessait pourtant de lui expliquer que la mort avait sa raison d’être. Alors LiꙈrᲑï aiderait son amour et rendrait hommage à sa tribu : il réparerait le temps !

— Regarde, Ω﮷₥ﬔ ! Ce cercle de fer, maintenu par trois rayons, semble pouvoir tourner. Est-ce que tu crois que cela serait suffisant pour interrompre l’écoulement ?

— Oui. C’est la valve qui ferme le gazoduc.

Quelque chose clochait. Om devrait s’enthousiasmer, trépigner d’impatience, se réjouir de l’aboutissement de son errance. La bonne nouvelle qu’il venait d’annoncer ne coïncidait pas avec son abattement.

— Qu’est-ce qu’on attend pour l’actionner ?

LiꙈrᲑï prit les devants : il espérait retrouver le sourire d’Om en réalisant son souhait. Son compagnon le retint.

— Assieds-toi, kidda. Nous ne sommes pas pressés.

Om affaissa sa masse à la bordure du gouffre, ses jambes battaient la moiteur comme un pied de nez à la noirceur. La perplexité maintenait LiꙈrᲑï dans sa raideur.

— Je ne comprends pas. N’était-ce pas ce que tu voulais ? Réparer le temps !

Le guerrier nonchalant tourna sur lui ses prunelles obscures, rougeoyantes du feu des abysses. Il en émanait une pitié, une culpabilité qui n’échappait pas même à un simplet comme LiꙈrᲑï.

— En effet, c’est la chose à faire.

Le boiteux s’installa maladroitement à ses côtés.

— Alors pourquoi cela te désespère-t-il à ce point ?

LiꙈrᲑï ne savait pas pourquoi il posait la question ; il commençait à comprendre la réponse.

— Parce qu’une fois que le flux de la conduite sera stoppé, le temps reprendra sa voie et nous soumettra à ses lois. Si nous quittons cet endroit, nous nous désagrégerons dans sa course.

Un silence s’écoula dans l’éternité. LiꙈrᲑï avait oublié sa peur, préoccupé par le chagrin de son guerrier ; il se lova contre lui pour l’éponger. Pour la première fois, son aimé répondit à son étreinte. LiꙈrᲑï aurait pu y demeurer pour une nouvelle éternité. Mais Om reprit.

— J’aurais voulu ne jamais te rencontrer, ne jamais ressentir cette peine de t’imposer la fin. Je voudrais te voir repartir dans les bois. Mais ça ne changerait rien. Je finirais quand même par accomplir mon devoir. Égoïstement, je préfèrerais que tu restes avec moi.

Et LiꙈrᲑï n'aurait voulu être nulle part ailleurs que dans ses bras. Il aurait voulu lui dire que le rencontrer fut l’évènement le plus heureux de son existence, qu’il ne lui imposait rien et qu’il n’y avait rien à regretter. Les mots bloquèrent dans sa gorge. Les actes parleraient pour lui.

— Non, kidda ! Qu’est-ce que tu fais ?

Le boiteux s’était levé, il titubait sur la corniche, sa patte folle menaçait de l’envoyer rejoindre les âmes du gouffre à chaque pas. Il progressait lentement, mais assurément jusqu’à la valve. De ses paumes suintantes sous l’effort, il empoigna l’arceau de métal. La brûlure cuisait sa peau, mais LiꙈrᲑï tint bon. Son geignement accompagna le crissement de la roue quand celle-ci céda au mouvement.

— Liroi…

Une main se posa sur son épaule. Elle ne le dissuaderait pas ; l’encouragerait, même.

— On m’a souvent répété que j’étais déjà mort avant de naître. Comment puis-je éprouver du regret alors que je ne devrais même pas exister ? Tu avais raison quand tu disais que nous n’avons que trop vécu. Je crois qu’il faut accepter de péricliter.

— Liroi…

Om saisit son menton, LiꙈrᲑï plongea dans ses yeux d’ombre. Un baiser engouffra ses lèvres tandis que le gouffre criait sa soif.

Le temps ne coulait plus
Dans la tubulure bouchée
Cette lave emmurée
Retrouvait un calme absolu

La rage des condamnés s’était tue
Le héros ne fut pas celui qu’on crut
D’un inutile estropié
Un avenir à dessiner

Alors le soleil s’éveillerait de son agonie
Et les passereaux chanteraient le retour de la vie

Et le sacrifice d’Om et LiꙈrᲑï.

— Regarde ! Il neige.

Les amants avaient quitté le précipice béant et retrouvé le parvis branlant. La bouche du boiteux s’agrandit d’un large O à cette merveille qu’Om lui découvrait. Il voulut courir vers le manteau blanc, valser sous la poudreuse et tester la texture de ce phénomène inconnu. Mais il se rappela les paroles de son compagnon.

Sitôt dehors, son être se désagrégerait et flotterait parmi les flocons. Tous deux s’assirent sur le parvis et profitèrent de la féérie d’un spectacle inédit. Ils virent la nuit tomber et le soleil se relever. Puis ils s’enlacèrent, longuement, avant de basculer, emmêlés sur les dalles brisées.

Quitte à demeurer prisonnier de ce temple, autant mettre à profit leur nouveau temps.

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