Feu d'effroi

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Les foulées s’enfonçaient dans la nécromasse en un gargouillement sordide. Les humeurs moroses se tassaient comme les feuilles mortes sous leurs pas. Le silence oppressant ne souffrait d’être brisé que du piaillement d’un merle. Le coryphée accompagnait leur procession comme une marche funèbre.

À jamais condamnés à l’errance
Dans ces terres sans temps
Les bannis allégeaient leur souffrance
À l’infini, marchant

Le sémillant A₥akᲬ les avait tiré du repos, avant l’heure et en sursaut. Il avait vu la fin ! Oui, ils trouveraient l’aboutissement de leur périple, aujourd’hui. Mais que signifiait aujourd’hui, exactement ?

Le pusillanime Ɣuȶəɳ était hanté d’une tout autre interprétation. L’anxiété dévalait son front en épaisses gouttes de sueur.

J’ai rêvé
J’ai rêvé d’une montagne sans couronne
Noireté
Envahissait ce bagne de serfs aphones

J’ai rêvé de ces tubulures macabres
Saccages
Au-delà desquels ne vivait aucun arbre
Ravages

J’ai rêvé d'un soleil qui disparaissait
Effacé
Comme absorbé entre les boyaux des grès
Terrassé

Et j’ai rêvé cette explosion ardente
En fusion
Qui décima jusqu’aux secondes battantes
Éviction

Je crois que c’est comme ça que le temps est mort
Que l’humanité a scellé son sort
Et à galoper après ces chimères
Nous ne récolterons que flammes des enfers

Le cortège stoppa net. Un obstacle s’interposait sur la voie. Un obstacle dont LiꙈrᲑï n’appréhenda pas de suite la nature ; même les yeux rivés dessus. Cela dépassait son entendement.

Au lieu de persévérer longitudinalement, comme il en était d’un usage immuable ; la canalisation piquait vers la canopée, telle une feuille virevoltante lors d’une bourrasque. Le terrain présentait une élévation incongrue. Un dieu facétieux semblait avoir coupé une part de gâteau dans la forêt et l’avoir soulevé à mi-hauteur. La paroi abrupte de terre et de lœss s’érigeait comme une infranchissable barrière, et la conduite suivait docilement ce tracé. À la verticale.

— Nous escaladerons.

Les fidèles du gazoduc s’activèrent comme des fourmis autour de leur totem. LiꙈrᲑï observait ce ballet, bras ballants. Une angoisse venimeuse montait en lui, tandis que les hommes plantaient les premiers pieux dans le rigide mur de sédiments.

Son pied brisé l’élançait. La conclusion serait sans appel.

— Je n’arriverai pas à grimper.

Le boiteux espérait capter l’attention d’A₥akᲬ, son protecteur ; il ne s’attira que les foudres de ₹léyᲤ.

Danska, tu ferais mieux d’aller chercher des joncs ou des plantes grimpantes pour faire des cordes, si tu veux qu’on te tracte.

La vague de malaise le doucha, mais il ne rétorqua pas.

La sollicitude de la forêt
Lui tendait les bras
De son corps, il éparpillait l’ivraie
Seul, il restait là
Seul, dans les bois, jamais il ne serait

LiꙈrᲑï ravala ses geignements. Il pourrait les laisser couler. Tous le savaient déjà faible, pleutre, misérable. Il ne s’y résolvait pas ; un fil d’Ariane l’accrochait encore à ce monde, comme ces lianes qu’il était censé trouver et qu’il ne dénicherait pas ici.

Ils l’abandonneront.

A₥akᲬ se lassait de lui, peut-être se rabattrait-il sur Dæꭄus ou sur ₹léyᲤ. Oui, ₹léyᲤ avait toujours jalousé cette attention qu’il n’avait pas demandé.

Ils l’abandonneront.

Cette certitude macabre l’anesthésiait. Il n’avait plus à retenir ses pleurs en revenant vers la conduite : l’envie lui était passée. Quoiqu’il advienne, LiꙈrᲑï accepterait son destin.

Même s’il ne s’attendait pas à le voir chamboulé ; de cette détonation qui vrilla ses tympans et le projeta contre terre.

Un feu
Jaillit
Affreux
Vomis
Des entrailles de la conduite

L’incendie coule d’entre les ramages
La déflagration fait suite
Et annihile tout sur son passage

Massacre le fier paysage
Impossible d’endiguer cette fuite
La faune s’enfuit sans ambages

LiꙈrᲑï ne comprenait pas. Ses camarades se tenaient là, siégeaient soudés au seuil du gazoduc sacré. La relique les guidait comme un phare, illuminait leurs vies de sa noirceur. Pourquoi déchaînait-elle son courroux contre eux ? S’embrasait-elle pour emporter ses fidèles ?

Le boiteux demeurait coi. Devant le spectacle du bois rubescent, des flammes léchantes et du crépitement strident. Comme s’il guettait encore l’espoir de voir les silhouettes intactes de ces frères surgir de la fournaise. En vain. Une pulsion l’aurait poussé à traverser le mur ardent pour sauver ce qui pouvait l’être. Il se retint.

La chaleur du brasier caressant ses joues, il fallait fuir. Courir. Détaler. Son pied le ralentissait. Les larmes dévalaient ses joues, aussitôt évaporées dans la chaleur de cet enfer.

Comment cela avait-il pu arriver ? Un accroc sur le tuyau ? Un coup de pieux au mauvais lieu ? LiꙈrᲑï ne le saurait jamais. Une seule idée l’accaparait : distancer le brasier. Les flammes n’étaient pas seules à lécher ses oreilles ; les cruels libelles des damnés libérés déversaient apophtegmes, blasphèmes et anathèmes.

« Allons, allons, estropié,
Où crois-tu pouvoir nous semer ? »

Les haros de leur désespoir
Crissaient sur la trame du noir

« Cours, titube, boite, empoté,
Dans nos filets, pour t'empêtrer ! »

Nageant dans ce brouillard de pois,
Les engeances sont aux abois

« Il faut de la naïveté
Pour imaginer s’échapper »

Les claquements de leurs mâchoires
Affutées dévorent l’espoir

« Où iras-tu, arriéré,
Coupé des fielleux alliés ? »

S'épand le fumet nidoreux
De leurs agissements scabreux

« Tu ne peux survivre esseulé
Tu ferais mieux d’abandonner »

Elles déferlent des enfers
Jouent dans un concert de misère

« Ne sais-tu pas la vérité,
Au sujet du monde figé ? »

Déferlent, hordes avilies,
Au sein des terres cramoisies

« Tu espères sauver ton être ?
Tu étais mort avant de naître. »

LiꙈrᲑï bouchait ses oreilles pour ne plus entendre ces odieux persiflages. Son attention en perdition ; il ne vit pas la pente. Le terrain s’affaissait. Il trébucha, tituba, traversa, clopin-clopant le bras d’eau, tomba dans le torrent, se releva, s’essouffla. Un coup d’œil en arrière. La barrière aquatique naturelle avait semé les flammes et les fantômes. Il respira, enfin, un air presque absous de la pestilence cendrée.

Pour autant, il n’était pas question de se reposer. Il reprit la route, déjà épuisé, implorant le support des troncs à chaque pas. Son corps était indemne, mais son esprit ?

Alors peut-être que cet ursidé affamé qui dardait ses grognements sur lui signerait sa délivrance ? Ses pupilles injectées de sang exsudaient la fatigue ; le mammifère implorait le repos d’une hibernation repoussée à jamais. Même dans ce piteux état, la faim qui taillait le corps éliminé de la bête n’épargnerait pas LiꙈrᲑï.

Il songea à l’aubaine d’en finir. Il n’y avait plus de conduite, plus de famille et cette éternité n’avait que trop duré. Espérant les crocs plus doux que les flammes, il ferma les yeux en attendant la charge de l’ours.

Qui ne vint pas.

Un rugissement belliqueux brava le silence. Le suintement d’une lame qui pénétrait la chair, le grondement de rage de l’animal blessé. LiꙈrᲑï écarquilla les yeux. Même imprimée sur sa rétine, cette vérité peinait à s’ancrer.

Un autre humain !

Le guerrier mastodonte affrontait le roi des bois comme un menu fretin, cisaillant de sa machette les points vitaux. Sa célérité triompha de l’âpreté de l’affamé.

Oya, ça va ?

Une main se tendit vers lui. Pour l’aider à se relever ? Qui aiderait un éclopé comme lui ? LiꙈrᲑï n’avait même pas remarqué qu’il avait chu dans l’humus. Il ne se pressa pas non plus pour saisir ce support. Le survivant était bien assez subjugué par cette peau.

Cette peau d’un noir abyssal. Du noir de la conduite.

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