Crépuscule figé

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L’ombre grignotait quelques centimètres sur les reflets de la canopée. Mais ne descendrait pas plus bas. Les gouttes de rosée affleuraient au bord du limbe des feuilles lancéolées ; comme une bruine jamais tombée qui aurait gorgé le végétal.

Quelques piaillements agrémentaient le silence ; des chardonnerets esseulés. Toujours les mêmes. Ces passereaux-tombereaux avaient oublié l’aria des parades nuptiales au profit de la mélancolie des thrènes.

Si LiꙈrᲑï comprenait le langage des oiseaux, sans doute aurait-il pu entendre :

Par monts et vallées,
Valsaient mes aînés.
Quand le crépuscule goba
Jusqu’à l’espoir ; de vive voix
Nos chants amputés
Ne sonnèrent que fausseté
Je me lamente des hivers
Ceux qui nous quittèrent

Volons, dansons, chantons, cherchons,
Encore, mes frères, de ce drame
L’impossible résolution

Mais pour l’heure, seules les âmes
Franchissent cette canopée prison
Je crois que je n’ai plus les mots

Cette forêt sera notre tombeau.

Oya, LiꙈrᲑï, as-tu fini de fénasser toute l’ère ? Les trappes ne vont pas se relever toute seules !

Le chasseur-rêveur ne redressa pas la tête pour s’enquérir de l’identité de l’inopportun ; à force de fréquentation, la voix de ₹léyᲤ avait tracé une empreinte indélébile dans sa mémoire. LiꙈrᲑï obéit, cependant. En tant que benjamin, il n’avait pas le choix.

Il quitta son rocher et fit le tour des pièges. Un seul avait entravé un maigre lapereau. Quant aux gluaux, ils n’avaient accroché que de frêles moineaux. LiꙈrᲑï les libéra et soupira. Ce ne serait pas aujourd’hui qu’il récolterait de quelconques félicitations.

Son chemin retrouva ₹léyᲤ. Bien que lesté d’une seule prise, LiꙈrᲑï peinait à rattraper son complice. Son pied le faisait souffrir. Il le ferait toujours souffrir. Une mauvaise chute dans un ravin en avait sectionné les ligaments ; ces derniers ne s’étaient jamais proprement resoudés. Alors il boitait. Depuis combien de temps ? Hier ? Une éternité ?

LiꙈrᲑï n’en avait pas la moindre idée. Il ignorait même ce qu’était le temps. Il ne connaissait que ce crépuscule figé, où le soleil ne se levait jamais vraiment et ne se couchait jamais totalement. De l’astre, il ne savourait que la frêle lumière qui perçait la canopée.

D’autres chasseurs se joignirent au duo. Riant, claquant leurs dos, ballottant le gibier par lots ; ils ne prêtaient pas la moindre attention à l’invisible, comme s’ils craignaient que le pestiféré les atteigne au premier échange de paroles. Avec son pied bot, LiꙈrᲑï se laissa distancer.

Laissa le calme de la forêt l’emplir. L’ivresse du crépuscule le gorger.

Ce paysage, le même depuis ses premiers souvenirs, se renouvelait pourtant perpétuellement. Les troncs mats se succédaient, mais les dessins de leurs écorces traçaient des motifs uniques, comme des messages que LiꙈrᲑï serait incapable de déchiffrer. Chaque branche, chaque pierre, chaque racine disposait d’un agencement propre qui se diversifiait au fil de leur périple. Et pourtant… rien ne changeait. La végétation caduque n’en finissait pas de choir, tapissant le sol d’une épaisse couverture de couleurs chaudes, sans pour autant dépouiller son ciel de feuillage. Abscission sans absolution. Le ballet des feuilles mortes en écoulement donnait le tempo du mouvement, l’illusion d’un temps qui n’existait pas.

Dans le slalom des hêtres et châtaigniers familiers s’étalait cette palette de rouge alizarine à l’orange tangerine ; seules nuances que les yeux de LiꙈrᲑï fussent habitués à interpréter. Les seules qui existaient. Les seules ?

Non. Il y avait aussi ce noir.

Ce noir tranchant le chemin des arbres, ce noir balafrant le paysage automnal, ce noir au-delà duquel survivait tout l’espoir.

Le groupe de chasseurs avait retrouvé la conduite. La sacro-sainte conduite ! Immense tuyau d’une sombreur si absolue qu’elle en absorbait la moindre lumière. D’une section large comme un homme et d’une longueur… indéterminée. Le gazoduc traversait la forêt, refusant de dévoiler son extrémité aux yeux profanes. En son sein, coulait un gaz enflammé dont le chuintement faisait mugir la fonte bouillonnante. A₥akᲬ avait coutume de dire que, dans la lave de ces tubulures, circulaient les âmes d’une humanité éteinte.

Ô fier conduit,
Des abysses luit
Ta fureur déverse
La chaleur traîtresse
Qui des limbes des oubliés
Accueille les êtres damnés

Parcourons la lande sans vie
Ce feu, pourchassé sans envie
Tant que dans nos veines
Le sang coule en peine
Je vois chemin
Toucher sa fin

La conduite abritait la vie dans un monde de mort en sursis. Alors le fervent adorateur guidait la cohue, à travers le déclinant permanent. Suivre la conduite. Seul point de repère. Son métal rassurant structurait les existences vides de sens.

LiꙈrᲑï ne croyait pas les fables d’A₥akᲬ, il ne croyait pas qu’il existe quelque chose au bout du gazoduc. Il ne croyait pas qu’il existe un bout. Mais de quelle autre option disposait-il ? La forêt sans limite ne lui offrirait pas le salut. Pas même la mort. Elle le condamnerait seulement à l’oubli, loin des seuls autres représentants de son espèce.

Leur bivouac avait été dressé de part et d’autre du tuyau. Un feu avait été allumé à quelques arpents. Non pour bénéficier de sa lumière – le bois ne s’assombrirait pas davantage – ni pour profiter d’une douce chaleur – déjà pourvue par le gazoduc. Le feu cuirait la viande et s’étoufferait de lui-même.

Plus tard, les rations seraient distribuées. Une plus chiche pour LiꙈrᲑï qu’on avait décrété trop faible et inutile pour justifier d’une portion complète. LiꙈrᲑï ne s’en plaindrait pas ; il se poserait à l’écart et observerait le spectacle des souffleurs de poussière agiter les lucioles.

Un filet se tendrait, les insectes luminescents y seraient relâchés, alors d’une poignée de terre soufflée sur les malheureuses irradierait la lueur.

L’assemblée se tairait pour écouter le conteur déblatérer ses plaintes.

Ah ! C’était sacrée bassesse
De la part de ces gonzesses
Nous privant de leurs caresses
Ailleurs fuguèrent leurs fesses !

Ah, ça…

On ne les a jamais revues
D’un concile commun, leurs culs
Ne furent jamais revenus
Elles avaient donc disparu.

Voilà.

Les femmes. Êtres humains de genre féminin, dont le sexe génétique se déterminait par la présence de deux chromosomes X et disposant, le plus souvent, d’organes reproducteurs internes.

LiꙈrᲑï n’en avait jamais vu. Encore de ces fables, bonnes à divertir les esprits et attiser les rires. Il se retourna sur l’humus, à la recherche d’une position pour le repos.

— Viens avec moi.

Du Guide A₥akᲬ, LiꙈrᲑï ne voyait que les pieds habillés de sandales éreintées qui, pourtant, jamais ne cédaient. Et sa breloque, d’acier et de polymère, de bric et broc, scintillante de toc, qui s’agitait autour de son cou.

Sans humeur, le boiteux se releva. Il était vain de ne pas obéir aux ordres du Fervent. De sa bonne ouvrance, se déterminait sa pitance.

A₥akᲬ l’emmena à l’écart. Précaution vaine, puisque les autres savaient. Ils surent dès la première fois, où il n’avait pas su se taire.

Depuis, LiꙈrᲑï avait l’impression de revivre encore et encore cette scène, comme une éternelle ritournelle. Depuis, il avait appris le silence et perdu l’espoir. De voir la fin de la conduite, de faire cesser son calvaire.

Alors il ne croyait plus ces fables. Il voulait se lever, partir, courir, boiter, courir jusqu’à ce que la mort l’emporte d’épuisement.

Mais au réveil, un nouveau cycle recommençait et, docilement, il pliait bagage avec la tribu pour reprendre le chemin de la conduite.

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