Chapitre 10: Le prisonnier

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10 janvier 1865

Il se tenait devant moi, assis sur une paillasse miteuse, de l’autre côté d’épais barreaux d’acier. Épuisé, émacié, il me fixait de ses yeux animés d’une haine farouche.

Duroc avait été fait prisonnier une heure à peine après la fin de la tentative d’assassinat sur la personne de l’empereur. Un régiment de la Garde s’était dirigé vers l’école. Son arrivée ainsi que les rumeurs traversant les rangs des militaires avaient eu l’effet escompté : les troupes rassemblées sur place déposèrent les armes, sans opposer la moindre résistance. Bon nombre de ces soldats n’avaient rien su du complot, ourdi et dirigé depuis les états-majors. Ils seraient restés fidèles à l’empereur, quel qu’il soit. On leur aurait expliqué que des émeutiers avaient assassiné le souverain, que son cousin, le prince Louis Napoléon Bonaparte allait assurer la succession sous le nom de Napoléon III, et tous auraient agité leurs coiffes en criant « vive l’empereur ! », soulagés de voir la nation sauvée malgré la tempête.

Le directeur n’avait pas fui à l’arrivée des grenadiers. Il s’était levé de la chaise sur laquelle il avait pris place, attendant l’inéluctable, isolé dans son bureau, la plupart de ses condisciples ayant choisi de s’échapper en toute hâte. Il tenait à la main sabre et pistolet, les remit au lieutenant commandant la section puis s’était avancé, de sa démarche claudicante, au milieu de la double rangée de soldats, dans un silence absolu. Beaucoup connaissaient les états de service de leur prisonnier. Certains, même, l’avaient côtoyé sur des champs de bataille. Ils ressentaient du respect pour cet homme de guerre, malgré la traîtrise dont il venait de faire preuve.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? cracha Duroc du fond de sa cellule.

Je reçus ces mots comme une gifle en plein visage. Je m’étais attendu à de l’hostilité, de la colère, mais entendre cette voix menaçante et dédaigneuse m’ébranla plus que je ne l’avais imaginé.

L’ancien directeur s’appuyait sur une canne de fortune. L’humidité des lieux devait le faire souffrir et rendre sa prothèse insupportable. Boitant, il s’approcha de la grille, ne me quittant pas des yeux. Il avait pris dix ans en quelques jours. Une barbe naissante grisonnait sur ce visage jadis glabre, ses joues étaient creusées, le front barré de deux plis. Seul son regard avait gardé la même intensité, jetant des éclairs de rage.

Il avait été transféré dès son arrestation à la prison du Temple. Tenu au secret, je n’avais appris le lieu de sa détention qu’au bout de deux semaines. Il m’en avait encore fallu autant pour obtenir les autorisations nécessaires de le visiter, non sans l’intervention de Madame de T. et du maréchal Baraguey, nouveau gouverneur militaire de Paris.

Tous les hauts gradés de la conspiration avaient été incarcérés dans ce lieu sinistre où résonnaient encore les sanglots de Marie-Antoinette et les soupirs de désespoir du roi Louis XVI. Lieu de pèlerinage des royalistes, Napoléon Ier avait un temps projeté de la détruire, mais avait préféré transformer le quartier en une forteresse imprenable d’où bien peu pouvaient ressortir vivants. L’armée des conspirateurs s’y désolait à présent, attendant l’échafaud dans les rêves d’une gloire disparue.

— Tu viens te repaître de ta victoire, c’est ça ? gronda-t-il. Admirer l’étendue de ta réussite, la profondeur de ma déchéance ?

— Non, monsieur, parvins-je tout juste à balbutier malgré moi. Je souhaitais prendre de vos nouvelles, m’assurer que vous vous portiez bien, je…

— Prendre de mes nouvelles ! éructa-t-il, empoignant les grilles de ses deux mains. Est-ce que tu te moques de moi ? Quelles nouvelles ? Celles de mon emprisonnement ? Celles de ma fin prochaine ? Celles de l’anéantissement de tous nos projets ?

Deux gardiens se rapprochèrent, attirés par ces hurlements. Je leur signifiai d’un geste qu’ils n’avaient pas à intervenir. Duroc enserrait toujours fermement les barreaux. Malgré sa colère, il me donnait l’impression de s’y raccrocher pour ne pas s’effondrer.

— Tu sais déjà tout ça, reprit-il. Tu as été aux premières loges, l’un des instigateurs de notre fin ! De la fin de cet empire. Car oui, par ta faute et celle de tous ces misérables, l’empire chutera. Et il chutera d’autant plus que nous ne serons plus là pour le protéger.

Il roulait à présent des yeux, rendu fou par le courroux et le désespoir, tendant vers moi un index accusateur.

— Souviens-toi de ce jour lorsque tu verras l’aigle tomber à terre. Rappelle-toi mes paroles, regrette tes actes ! Moi, je ne verrai pas ce désastre, voilà au moins qui me console. Mais toi ! Toi ! Tu le verras, je le souhaite de tout mon être.

J’étais ébranlé. Par toute cette rage, cette rancœur dont j’étais la cible. Peut-être n’aurais-je pas dû venir, laisser le temps passer, attendre l’exécution de celui en qui j’avais cru, de celui que j’aurais suivi, aveugle, jusqu’au bout. Mais il y avait des questions auxquelles je devais trouver des réponses, des rumeurs parvenues à mes oreilles que je voulais éclaircir. Je pris une profonde aspiration, carrai mes épaules, posant mes yeux dans les siens, affrontant la violence de cet homme brisé. Nous nous jaugeâmes durant de longues minutes, immobiles et silencieux.

Il céda, recula jusqu’au fond de sa cellule, s’appuya contre un mur suintant d’humidité.

— Profite bien de cette image, murmura-t-il. Ce sera peut-être la dernière que tu garderas de moi.

— Je me souviendrai de bien d’autres images, monsieur. Mais avant cela, je souhaite que vous m’expliquiez des choses qui m’ont été rapportées.

— Des choses ? rétorqua-t-il, acerbe. Quels genres de choses tes amis t’ont-ils rapportées à mon sujet ? Des actes odieux, j’en suis persuadé, des perfidies, des monstruosités.

— Ce sera à vous de me le dire, lançai-je, d’un ton un peu plus affirmé.

Je sentais la force revenir en moi, cette détermination qui m’avait poussé à effectuer les démarches pour affronter cet homme, le regarder en face, l’entendre s’exprimer de vive voix.

— Alors je t’écoute, brave petit, cracha-t-il, les bras croisés.

— Hortense, monsieur…

Il éclata de rire, d’un rire puissant, sonore, capable de faire s’effondrer les murailles.

— Hortense ! Je l’aurais parié ! Le monde s’est écroulé autour de nous, tu nous as trahis, et tu ne te préoccupes que de cette mijaurée !

L’injure toucha juste. Je serrai les poings, contrôlant avec difficulté ma colère naissante. Le prisonnier s’en aperçut, il avait voulu me blesser et se trouvait satisfait de me voir ainsi, dans l’impossibilité de le frapper malgré ses insultes.

— Oui, mijaurée, reprit-il. Traînée, vendue par son père à un petit officier de province. Pour quoi ? Une charge ? Quelques écus ? Comment appelle-t-on pareille personne, hein ? Comment doit-on traiter une jeune fille qui se retrouve seule avec un homme dans ses appartements ? Elle a laissé faire ce corniaud. Et quand au dernier moment elle n’a pas cédé, elle a choisi de le frapper, et, comble du courage, de s’enfuir !

Il s’approcha à nouveau de la grille, d’un pas lent et mesuré, ponctué par ces mots humiliants et blessants. Je gardais la mâchoire serrée. J’aurais voulu lui répondre, lui cracher au visage des paroles haineuses, mais je préférais le laisser poursuivre. Il s’était lancé, et j’en apprendrais plus grâce à cette colère qui l’animait.

— Et qu’a-t-elle fait ensuite ? Elle s’est réfugiée dans tes chausses ! Ah la courageuse jeune femme ! Mais heureusement pour nous, j’ai eu vent de son arrivée. Mes espions surveillaient ce blanc-bec, neveu du ministre Baroche depuis des mois. Ils l’ont retrouvé, à l’hôpital, inconscient. Ah ! Oui, j’allais oublier de te le préciser. Ta douce petite catin, elle n’a même pas été capable de le tuer ! Il a fallu que mes hommes s’en chargent, finissent le travail discrètement. Ça n’a pas été bien difficile, quelques poignets graissés, des témoins éliminés, et l’affaire était jouée.

Je bondis, attrapant à mon tour les barreaux de fer.

— C’est vous qui l’avez tué ! crachai-je. Vous qui avez été à l’origine de tout ces malheurs ! Vous ! Toujours vous !

— Oh, moi, moi, c’est aller un peu vite en besogne, s’amusa-t-il. Mais on peut dire effectivement que je n’ai pas été étranger à la fin de la courte vie de cet imbécile de neveu. Tu m’en veux ? ajouta-t-il, sourire narquois aux lèvres. Mais c’est pourtant ce qui t'a permis de retrouver ta douce petite amie, si pure, si fragile. Et de jouer au sauveur, brave héros affrontant tous les dangers pour les beaux yeux d’une garce !


— Le reste a été si facile, reprit-il. Convier le ministre Baroche au bal de la comtesse. Laisser filtrer des informations sur la présence de ta chère Hortense chez cette immonde femme. Juste ce qu’il fallait pour attiser la haine du ministre, l’inciter à mener son enquête, donner la chasse, et finalement tenter de vous faire prisonnier.

Il leva les paumes vers le haut, affichant un air faussement désolé, presque repentant.

— Malheureusement, il ne put mettre la main que sur toi. Mais c’était ce qui comptait le plus. Il t’a enfermé, j’ai attendu le temps nécessaire pour te faire sortir, te présenter au Prince. Il était ensuite aisé de monter cette histoire en épingle, insister sur l’ignominie de cet homme prêt à torturer un innocent élève de l’école Polytechnique pour arriver à ses propres fins. Et ceci est venu s’ajouter à tout un cortège de dossiers que nous détenions à son sujet, ou que nous avions créés de toute pièce. Il ne nous restait plus qu’à laisser filtrer cela dans la presse, attiser l’opinion publique. La suite, tu la connais, bien sûr.

Il marqua une pause, se délectant de ce qu’il pensait une victoire. J’avais pâli, les mains toujours ancrées sur le métal de la grille. Mes jambes faiblissaient sous le poids de mon corps, mais je me forçais à tenir bon, poursuivre cet affrontement jusqu’à son but ultime.

— Pourquoi moi ? soufflai-je. Que vous avais-je fait pour mériter tout ça ?

— Ce que tu avais fait ? Mais rien du tout, mon pauvre petit ! Rien du tout. Mais j’avoue que tu m’as fait pitié, oui. Je te voyais, pleurnichant sur ta douce traînée, reniflant des malheurs qui t’accablaient. Et comme j’avais besoin de te savoir près de moi, je t’ai offert la possibilité de nous accompagner. Parce que, malgré tout, j’avais cru déceler en toi quelque chose qui t'autorisait à rejoindre nos rangs. J’y ai cru. Vraiment. Et j’ai même espéré, poursuivit-il, faire de toi mon bras droit, une sorte de fils que je n’avais pas eu.

Il s’était encore rapproché. Nos deux visages, à présent, s'opposaient de part et d’autre de l’acier rouillé. Ses traits se radoucirent un instant, et je retrouvai l’homme pour qui j’avais éprouvé ces sentiments passés. Une figure paternelle, autoritaire, mais juste, aimante, mais distante. Et ses yeux s’étrécirent soudain, un rictus de haine s’esquissant à nouveau au coin de ses lèvres.

— Mais je me suis en toute apparence trompé, poursuivit-il après m’avoir toisé, dédaigneux, des pieds à la tête. Par manque de chance, j’avais misé sur le mauvais cheval, ton cher Louis aurait été parfait, dans ce rôle. Il s’en est fallu de peu, n’est-ce pas ?

Je serrai les mâchoires à l’évocation de Louis. Je ne voulais pas montrer à Duroc combien la trahison de mon ancien ami m’avait affaibli.

— Et tu sais quoi ? Je l’ai perdue, ta mijaurée. Perdue dès qu’elle a mis les pieds aux États-Unis. Envolée, comme un souffle en pleine tempête. J’aurais pourtant voulu la pister, suivre sa dérisoire fuite. M’emparer de ses lettres qu’elle n’aurait pas manqué de t’écrire, me délecter à les lire à ta place. J’aurais même pu t’en communiquer une ou deux, de temps en temps. J’aurais inventé un mensonge, bien sûr, pour épargner ton petit cœur fragile et garder mon image de protecteur intacte. Et je t’aurais vu espérer, te jeter, peut-être, à corps perdu au-delà de nos frontières, à la recherche de ta douce petite catin.

Chacun de ces mots, poignard chauffé à blanc, transperçait ma chair. Hortense, à nouveau perdue, sans aucune chance de retrouver sa trace. Je restai longtemps immobile, les yeux dans le vide, retenant mes larmes de rage. Je ne voulais pas flancher, lui offrir le spectacle de ma tristesse.

— Mais vois-tu, ils ont été bien plus fort que moi, je crois, reprit Duroc d’une voix terne. Bien plus fort que nous. Ce sont eux qui ont fait disparaître ta pucelle. Où et comment, je n’en sais rien, et c’est ce qui m’impressionne le plus.

Je dressai l’oreille à ces propos, fixant à nouveau l’ancien directeur. Je n’osais bouger, prononcer la moindre parole, de peur qu’il ne cesse ce nouveau monologue. De qui parlait-il ? Des libéraux ? Des fidèles de l’empereur ? Je me mordais l’intérieur des joues, retenant à grand-peine les questions qui me brûlaient. Duroc se recula, fit quelques pas dans sa cellule pour s’adosser contre le mur du fond, dissimulé par la pénombre. Il n’était presque plus qu’une voix, désormais, une silhouette, ombre parmi les ombres.

— Mais ils étaient plus forts, de toute façon, poursuivit le prisonnier pour lui-même. Bien plus fort. Ils nous ont envoyé sur le devant de la scène, sans même qu’on s’en aperçoive, bouffis d’orgueil et de certitudes. Ils nous ont manipulés. Oui, manipulé. Moi ! Nous les avons servis sans le savoir. Mais ils n’avaient pas prévu que nous montions si haut, si vite. Aussi quand ils ont appris le projet d’assassinat de l’empereur, ils ont pris peur. Ils ont agi. Dans la précipitation. Mais tout était prévu pour notre chute, elle a dû n’être avancée que de quelques mois. Ils avaient les noms, les listes, les affectations. Il a suffi de les glisser aux bonnes personnes, et c’en était fini du parti militariste.

Ses yeux brillaient dans l’obscurité. D’une incandescence sentant le souffre et la vengeance. Il s’anima, frappa le sol pavé de sa canne.

— Les ennemis étaient autour de nous, nous n’avons juste pas combattu les bons. Mais ils ne gagneront pas si facilement ! Je suis fini, mais toi, Pierre, si tu veux retrouver ta chère Hortense, il va falloir que tu suives leur trace. Que tu suives sa trace, car il est celui par qui tout est arrivé. Il est l’instigateur de nombre de leurs projets, l’informateur dissimulé, celui qui distille et commande aux ombres. Cet homme, tu le connais bien. On peut même dire que vous avez une relation particulière, tous les deux.

Duroc s’avança, se collant à nouveau à la grille. Il me fixait de son regard de braise. Un rictus dément fendit son visage.

— Mais tu sais déjà de qui il s’agit, n’est-ce pas ? poursuivit-il.

— L’inspecteur Louvel, murmurai-je, refusant d’y croire.

— Louvel, effectivement. Mais qu’y a-t-il ? Tu sembles surpris. Il se frappa le front, comme s’il comprenait soudain. Bien sûr, c’est si évident ! Tu le croyais à mes ordres, c’est ça ? Il partit d’un grand éclat de rire qui résonna entre les murs épais. À mes ordres. Amusant. Imbécile! Il t'a si bien dupé. 

— Mais dans ce cas, murmurai-je, incapable d’organiser mes pensées. Qui ? Qui Louvel sert-il ? Si ce n’était pas vous, si ce n’était pas le ministre Baroche. Qui ?

— Voilà enfin une question perspicace ! Peut-être aurais-je finalement réussi à trouver du bon en toi. Mais c’est à toi de trouver, maintenant, car lui seul pourra te mener à ton amie. Retrouve l’inspecteur, interroge-le, et si tu t’y prends bien, peut-être réussiras-tu à tirer un ou deux informations.

L’ancien directeur se redressa, appuyé sur sa canne. Il me jeta un ultime regard, mélange de rancœur et de résignation puis me tourna le dos, béquillant jusqu’à sa paillasse. Il s’assit avec difficulté, lâchant un juron de douleur. L’entretien était terminé, je le savais. Je savais aussi qu’il avait donné le nom de Louvel pour se venger de lui plutôt que pour m’aider dans ma quête. Peu m’importait, j’en avais appris plus durant cette conversation qu’au cours des semaines passées. Un seul objectif m’occupait à présent : retrouver l’inspecteur. Par tous les moyens possibles.

Je n’avais pas les réseaux, et je ne pouvais me fier qu’à peu de personnes, les propos de Duroc m’en avaient convaincu. Un nom, toutefois, émergeait. Un nom qui allait m’apporter, je l’espérais, tout le soutien nécessaire.

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