Chapitre 9: L'Aiglon

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La foule s’amplifiait à mesure que nous nous rapprochions du centre du pouvoir. Peu de militaires, mais des nobles, industriels ou riches commerçants en nombre. Des hommes politiques, modérés pour la plupart, ainsi que plusieurs membres du moribond parti libéral faisaient le pied de grue dans l’antichambre tandis que des princesses racontaient pour la centième fois leurs insoutenables épreuves.

Se lisaient sur tous ces visages la peur et la fatigue. Les gestes étaient nerveux, les paroles prononcées à voix basse. Chacun épiait son voisin, observait ses compagnons. Les rumeurs les plus folles circulaient de groupe en groupe. Des bandes de révoltés venus des campagnes auraient été vues près de Paris. Des régiments entiers auraient tourné la crosse de leur fusil plutôt que de charger. D’autres auraient même rejoint les émeutiers. On racontait que l’Angleterre, la Prusse et la Russie, profitant des troubles, s’agitaient et que la rébellion allait s’étendre à tout l’empire. Le spectre d’une guerre civile flottait sous les coupoles et dans les couloirs du palais. Tout cela n’était qu’inventions propagées de bouche à oreille, mais contribuait à augmenter un peu plus les angoisses de ces réfugiés.

Pour combien de temps seraient-ils encore en sécurité derrière les murs du palais, protégés par la garde impériale ? Certains parmi les plus pleutres, ou les plus lucides, avaient déjà quitté les lieux, sentant le vent tourner. Ils devenaient chaque heure plus nombreux, préférant l’aventure d’une fuite incertaine à la crainte d’une fin annoncée. Malgré l’échec du complot contre l’empereur, le danger restait grand, et les émeutiers menaçaient toujours de réussir à renverser l’empire.


Madame de T. fendait la foule, suivie de près par son mari. Je peinais à me maintenir dans leurs pas, les jambes en feu, le corps épuisé. Je ne rêvais que d’un lit, une paillasse, un bout de couverture, pour m’allonger et sombrer. La comtesse adressait parfois un sourire, un geste de la main à l’une ou l’autre de ses connaissances, uniquement pour donner le change. Elle s’était composé un visage avenant, craignant plus que tout, par son agitation ou son anxiété, de créer un mouvement de panique autour d’elle. L’équilibre était si précaire que le moindre souffle risquait de faire s’effondrer tout l’édifice.

Nous franchîmes sans encombre deux points de contrôle tenus par des militaires. Soldats d’élite de la Vieille Garde, ils avaient voué leur vie à leur maître. Aussi grands que mon sergent, forts comme deux hommes, ils portaient toujours l’uniforme en vigueur du temps de Napoléon 1er. Leur bonnet en poil d’ours, bien qu’anachronique, accentuait encore leur stature de géants. Leur seule vue sur un champ de bataille galvanisait les troupes autant que l’arrivée d’un corps d’armée entier et faisait reculer les régiments ennemis les plus aguerris.

Le dernier et ultime barrage avant les appartements de l’empereur s’avéra plus délicat. L’air revêche, un capitaine nous ordonna de nous arrêter, deux de ses soldats croisant leurs fusils devant nous.

— On ne pénètre pas ! grogna le militaire.

— Son Altesse nous attend, répondit du tac au tac la comtesse.

— C’est impossible, Madame, il ne peut recevoir. Il est épuisé et s’est retiré.

— Jeune homme ! grinça-t-elle. L’empereur nous a fait mander. Oseriez-vous m’empêcher ? Dois-je enfoncer cette porte ?

— Non, bien sûr que non, comtesse, mais c’est que… bredouilla l’officier, déjà vaincu dès cette première escarmouche.

— Parfait ! En ce cas, ouvrez-moi, qu’on en finisse.

À ma grande surprise, il s’exécuta, et nous pûmes entrer dans la partie la plus privée du palais. Je me sentais intrus dans ce lieu inaccessible : jamais je n’aurais imaginé un jour marcher sur ce parquet ni approcher d’aussi près l’intimité de cet homme vénéré.


Il se tenait à moins de vingt mètres de moi. Revêtu de son uniforme de la garde, assis dans un large fauteuil, épuisé. Sa Maison, dernier rempart, nous faisait face. Certains avaient posé la main sur la poignée de leur épée, avant de reconnaître, rassurés, le visage de la comtesse. Nous nous immobilisâmes à une dizaine de pas de l’empereur. Mon amie avait bousculé tous les principes de l’étiquette mais ne pouvait se résoudre à franchir cette ultime limite.

— Qu’est-ce que cela ? questionna une voix fatiguée.

L’empereur venait de parler. Il s’était redressé, plissant des yeux cernés. Celui que tous surnommaient encore affectueusement l’Aiglon avait les traits tirés et semblait amaigri depuis que je l’avais aperçu pour la première fois, au bal de Madame de T. Le bruit courait dans les salons qu’il était souffrant, ne quittait presque plus ses appartements, qu’il restait parfois des jours entiers dans son lit, soigné par une armée de médecins impuissants. Depuis plusieurs semaines, certains journaux proches du parti militariste osaient même rapporter ces faits, malgré la censure et les risques de représailles.

— Majesté, il s’agit de la comtesse de T., s’empressa de lui répondre son grand chambellan. Vous l’auriez fait convoquer, affirme-t-elle.

— Oui, oui, c’est cela, effectivement, ma bonne amie, je vous remercie d’être venue jusqu’ici, répondit l’empereur d’une voix lasse.

— Majesté, c’est un honneur et un plaisir, vous le savez, de vous retrouver dès lors que vous m’en faites la demande.

La comtesse esquissa un profond salut, interrompu aussitôt par le monarque d’un geste de la main impatient.

— Faisons fi des mondanités, je vous en prie, trancha-t-il. L’heure est à la simplicité et à l’efficacité. Laissons notre cour s’adonner à ces mauvaises habitudes, cela lui permet au moins de ne pas céder à la panique, voire de me trahir à nouveau.

Des mines se tordirent, dans l’assistance. Certains, au plus près du pouvoir, avaient-ils déjà fait des plans pour fuir Paris ? Y avait-il ici même des hommes à la solde du prince comploteur ? Comment croire que ces proches parmi les proches pourraient ne pas suivre le monarque jusqu’à leur propre mort ?

Les jambes tremblantes, je me retrouvais à moins de deux pas de l’homme le plus puissant du monde, le maître d’un immense empire, peut-être le plus grand de tous les temps. Dissimulé derrière la comtesse et le comte, je craignais que l’on s’aperçoive de ma présence et me jette dehors comme un malpropre. Mon regard se posait sur ses mains diaphanes, secouées d’incessants soubresauts.

— Je vous assure de notre plus entière fidélité, majesté, affirma Madame de T. Nous vous servirons jusqu’à notre dernier souffle, ainsi que nous l’avons toujours fait, contrairement à ceux qui vous ont trahi sans vergogne.

Les mots résonnèrent dans la pièce. Des protestations s’élevèrent, un mouvement se fit en notre direction, comme pour stopper les paroles de la comtesse.

— Quoi ? C’est un scandale ! s’exclama le grand chambellan, quittant son allure policée — faisait-il partie de ceux qui préparaient déjà leur fuite ? - . Comment pouvez-vous parler ainsi devant l’empereur !

Son visage devint cramoisi, au bord de l’apoplexie. Trois officiers se dirigèrent vers nous, le sabre à la main, les traits durcis par la colère.

— Cessez ! imposa l’illustre personne.

Tous s’immobilisèrent. Le silence se fit aussitôt.


Le monarque dardait un regard fait de braise sur l’assemblée. Nous retenions notre souffle. Il se leva de son fauteuil, serra les mâchoires, les poings crispés. Il se redressa, soudain empli de force et de puissance. Cet homme ressemblait enfin aux images de propagande, redevenant en un instant l’égal de son père. Je reconnus le profil aquilin, le port affirmé des premiers temps de son illustre prédécesseur.

— Assez de tensions et de cris. Si nous nous battons entre nous, nous ferons le jeu de nos ennemis, là, dehors.

Le Grand écuyer s’approcha alors de l’empereur, lui glissa quelques mots à l’oreille. L’Aiglon fronça les sourcils, donna à voix basse des ordres à son officier. Celui-ci se recula et fondit dans l’assistance derrière nous, accompagné de quatre grenadiers. Des cris, les bruits d’un bref combat. Deux hommes s’effondrèrent, tués nets.

— Et le jeu de ceux qui s’étaient infiltrés jusqu’ici, reprit l’empereur. Ceux-là nous avaient trahis, les premiers interrogatoires des conspirateurs rapportés par notre Grand écuyer viennent de me l’apprendre. Que tremblent à présent ceux qui ont cru m’abattre. Qu’ils courent, s’envolent, s’enfuient, nous les rattraperons et leur ferons payer leur traîtrise !

Il arpentait la pièce de long en large tandis qu’on s’agitait autour de lui comme dans une fourmilière. Les hommes hochaient la tête, approuvaient ses paroles, à nouveau galvanisés, à grand renfort de sourcillements et de mines guerrières. On posait la main sur la garde des épées, on tâtait la crosse des pistolets. Si un ennemi de l’empire était entré en cet instant précis, nul doute qu’il aurait été occis avec le plus grand dévouement.

— Mon cousin ! Mon propre cousin ! s’emporta l’empereur, parlant du prince Louis Napoléon Bonaparte, chef de file du parti militariste. À la tête du complot ! Il était là il y a une heure encore, à m’assurer de sa fidélité, de son soutien. Il m’a même supplié de rester dormir au palais cette nuit, avant d’accepter, devant mon insistance, de rejoindre sa résidence ! Le traître ! Le fourbe ! Le lâche ! Il veut me faire tuer, prendre ma place, cet héritier aux dents longues mais au petit esprit, si impatient de s’accaparer le pouvoir qu’il en force le destin !

Il s’arrêta, nous fixa tour à tour avant d’ajouter, contrôlant le ton de sa voix.

— Que soient remerciés ceux qui m’ont apporté les précieuses informations de ce soir. Ils ont sauvé ma vie, je saurai m’en souvenir.

Chacun salua avec déférence, la comtesse, seule représentante de la gent féminine en ce lieu, effectua une révérence parfaite, que je complétai du mieux que possible, malgré les émotions qui me traversaient. L’empereur avait-il posé le regard plus longtemps que nécessaire sur notre trio ? S’était-il attardé à regarder la comtesse, ou bien n’était-ce là qu’une illusion provoquée par ma grande fatigue ?

— Votre Majesté, répondit humblement celle-ci. Le remerciement doit aller à tous ceux qui ont œuvré pour vous. Ils ont donné leur vie pour cela, et ne sauront jamais ce qu’ils ont fait pour l’empire.

— Vous avez raison, comtesse. Leur mémoire sera louée, je vous en fais la promesse.

Mon cœur se pinça. Je songeai au professeur, à son dévouement pour ses idées et ses convictions. Je le remerciai à mon tour en pensée, pour tout ce qu’il m’avait apporté, pour la confiance qu’il m’avait donnée, essuyant du revers de la manche une larme d’émotion.

Les paroles du monarque me touchèrent jusqu’au plus profond de mon âme. Certains rêvaient que l’empereur leur décerne titres et charges. De vieux soldats espéraient le voir leur remettre sa Légion d’honneur, retirée du revers de son uniforme, quand d’autres attendaient le jour où il viendrait saluer le drapeau de leur régiment. Je gravai pour ma part ce souvenir dans ma mémoire, bien plus précieux que toutes les récompenses du monde.

— À présent, nous devons mener la contre-offensive, reprit l’empereur. La partie n’est pas encore jouée, et gageons que le soleil qui se lèvera demain pourra nous voir victorieux, comme il en a été pour mon père, sur les bords de la Manche !


L’Aiglon se retira, entouré de son seul état-major restreint. L’agitation, autour de nous, allait grandissante. Le nombre de soldats avait doublé, les nobles s’étaient armés, se préparant à se battre, repousser les ennemis de l’empire.

J’observai, perdu, cette organisation se mettre en place, Madame de T. et son époux à mes côtés. Se jouaient devant nous les heures parmi les plus sombres de cet empire vieux de plus de soixante ans.

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