Chapitre 2: Le palais

9 minutes de lecture

Je m’éveillai en sursaut, la tête appuyée sur le côté du dossier. J’avais rêvé. De morts et de massacres. D’une femme appelant à l’aide, un homme au buste tranché dans ses bras. Le visage de Louis hantait mes cauchemars, fendu d’un sourire sanglant. Glacé de sueur, il me fallut plusieurs secondes pour reprendre mes esprits. Installés sur le sofa, la comtesse et son mari m’observaient. Charles, replié dans le deuxième fauteuil, dormait à poings fermés.

Je me souvins alors. L’appartement. Les émeutiers. Les pillages.

Je me levai d’un bond. Ma tête tournait, je dus me rasseoir précipitamment, pendant que la comtesse s’approchait de moi, le visage inquiet.

— Restez tranquille, Pierre. Reposez-vous encore un peu, vous êtes si faible.

— Non ! Je… ce n’est pas possible, balbutiai-je. Vous ne pouvez pas rester ici, c’est trop dangereux. Le quartier est dégagé, nous… nous allons vous escorter jusqu’au palais.

Je me redressai, prenant soin de ne pas déclencher un nouveau vertige.

— Ma dame. Je dois… je dois vous avertir. Je sais qui nous a trahis. Qui a dénoncé Hortense à la police.

Le visage de la comtesse se figea, son époux se pencha vers nous, sourcils froncés, attentif.

— Qui ? Qui a… trahi ? articula avec peine mon amie.

— Louis, ma dame, murmurai-je. Louis savait tout. Il savait ce qu’Hortense avait fait à Paris, qu’elle avait fui. Il avait même deviné qu’elle avait trouvé refuge chez vous. Je… je lui ai confirmé cela, imbécile que je suis. Si je n’avais pas… si je n’avais rien dit, peut-être que tout cela ne serait jamais arrivé, me lamentai-je, les larmes me montant aux yeux.

La main de Madame de T. se posa sur mon poignet, rassurant contact qui m’aida à trouver la force de poursuivre.

— Mais il ignorait le lien unissant le ministre Baroche avec l’officier qu’Hortense avait tué pour se défendre.

— Qui le lui a dit ? me coupa mon amie d’une voix grave. Le savez-vous, Pierre ?

— Un policier, celui qui m’a capturé et interrogé.

— Louvel ? s’étrangla la comtesse. Ce malotru qui a fait irruption ici même avec ses malandrins ? Celui qui a osé me défier ? Me menacer ?

J’opinai du chef tandis qu’elle se tournait vers son mari, blême de rage.

— Il devra être rattrapé. Incarcéré. Puni ! Quel immonde personnage ! Quel rustre ! Quel monstre !

— Ne vous en faites pas, intervint le comte d’une voix sourde. Il en sera fait ainsi, je vous le promets. Il porta son regard vers la porte gardée par Hans et le valet. Mais pour l’heure, nous ne pouvons rester ici, trancha-t-il. Chaque minute perdue dans cet appartement nous fait courir un risque plus grand.

— Ils peuvent revenir à tout instant, opinai-je. Vous êtes sans défense. Et nous ne pouvons pas nous attarder non plus, sans quoi nous passerons en cour martiale.

— Qu’ils osent vous faire cela ! tempêta la comtesse soudain revigorée. Et je leur ferai ravaler toutes leurs médailles à ces badernes !

— Ma chère, poursuivit son mari. Pierre a raison. Nous avons eu de la chance jusqu’à présent, ne la tentons pas plus.

— De la chance, dites-vous ? gronda-t-elle, le regard noir. De la chance ? Est-ce de la chance de voir son appartement pillé, ses gens massacrés, son… Elle marqua une pause, s’affaissa. Oui… vous avez raison, je m’en excuse…

Le comte choisit avec sagesse de ne pas pousser son avantage. Il ordonna à Hans de rassembler leurs affaires, vérifia son équipement et prit la main de son épouse.

— Ma dame, nous serons arrivés au palais en moins de dix minutes. Votre marotte de nous voir résider au plus près de l’empereur va peut-être nous sauver la vie.

Il agrémenta son trait d’humour d’un sourire charmeur qui dérida la comtesse.

Charles venait d’ouvrir les yeux, assistant à la fin de la scène en silence. Nous échangeâmes un regard inquiet. Tant d’événements pouvaient survenir en dix minutes.


Charles et moi progressions en avant-garde, les armes à la main, guettant le moindre signe suspect. Hans et le valet fermaient la marche, toujours équipés comme deux fantômes des guerres du début du siècle. Entre ces quatre piliers cheminait la comtesse, accompagnée par son époux, cape de velours sombre sur les épaules, le visage en partie dissimulé. Elle avait, fait rarissime, troqué ses escarpins contre des bottines de marche, de celles qu’elle utilisait lors de leurs séjours en Suisse, nous avait-elle fièrement annoncé. Immense sacrifice à ses yeux, mais la situation le justifiait.

Les soldats affectés à la défense de la poterne est du palais de Chaillot nous tenaient en joue. Méfiants, ils observaient notre approche du haut du mur d’enceinte renforcé de sacs de sable, à vingt mètres de distance. Plusieurs patrouilles avaient été décimées par des émeutiers déguisés en réfugiés, aussi préféraient-ils désormais tirer au moindre doute.

Je bombai le torse, dans l’espoir de faire reconnaître mon uniforme, Charles m’imita, affichant un sourire amène sur son visage.

— Halte ! Qui va là ! s’enquit un sergent.

— Nous sommes de la phalange de l’école polytechnique et escortons quatre réfugiés du quartier protégé, répondis-je aussi distinctement que possible, poursuivant mon avancée prudente.

Un coup de feu éclata, la balle ricocha à un pas devant moi.

— Halte, j’ai dit ! Un pas de plus et on vous troue la cervelle, phalange, réfugiés ou qui que vous soyez ! reprit le sous-officier.

La situation s’engageait au plus mal, j’allais devoir trouver les mots pour convaincre les militaires de nous laisser passer.

Je sentis une main ferme se poser sur mon épaule, m’écartant du trottoir.

— Ah non ! Ça suffit à présent ! tempêta la comtesse. Je vous préviens, messieurs, que si vous osez tirer à nouveau, c’est à l’empereur lui-même que vous aurez à faire !

Je me serais frappé de dépit. J’essayai de m’interposer, devancer mon amie, mais le navire était lancé, la tempête, déjà, se levait.

— Madame, si vous faites un pas de plus, nous… nous tirons, osa encore le sergent sur un ton légèrement plus hésitant.

Les bottines ferrées cognaient sur les pavés. La furieuse, théâtrale, dégagea la capuche qui dissimulait visage et chevelure, pointant un index accusateur en direction du soldat.

— Je suis la comtesse de T., intime de l’empereur. Je vous conseille vivement de nous ouvrir cette porte, si vous ne voulez pas, une fois ce contretemps terminé, finir vos jours dans l’Oural !

— Madame, je…

L’homme se liquéfiait. Nous discernions à présent les visages des soldats par-dessus le rempart, observant avec curiosité cette femme qui bravait leurs fusils. Certains souriaient, savourant d’avance les histoires qu’ils pourraient colporter sur cet événement, profitant de cette occasion rêvée d’égratigner leur sous-officier.

Je me portai en hâte à la hauteur de la comtesse, dans le vain espoir de stopper son avancée.

— Madame, la suppliai-je, ils ne font pas semblant, et la peur peut pousser à des extrémités qui…

Je me tus, bouche bée. La petite porte, à dix pas de nous, venait de s’ouvrir. Le sergent en émergea, escorté par deux de ses hommes, à présent au bord de l’hilarité. Le pauvre malheureux s’avança vers nous, contrit, retirant même sa coiffe, la triturant de ses mains rendues nerveuses.

— Madame la comtesse, je… permettez-moi de m’excuser… Le… le maréchal Baraguey vient de me donner l’ordre de vous laisser entrer dans le palais, et je…

Le soldat menait la plus terrible bataille de sa carrière. Il semblait sur le point de se liquéfier, prêt à subir les remontrances de mon amie avant d’affronter celles de l’officier.

— Ah ! Ce cher Achille est donc ici ? s’exclama-t-elle. Quelle joie ! Je ne manquerai pas de lui faire part de votre dévouement à la protection de notre bien aimé empereur. C’est grâce à des hommes tels que vous qu’il peut se savoir en sécurité en ces temps difficiles.

L’habile femme. Par ces quelques mots, elle épargnait au militaire une double humiliation et s’assurait de son indéfectible fidélité en reconnaissance de ce geste. De suspects nous devînmes hôtes de marque, accueillis par une haie d’honneur formée de ces gardes qui voulaient nous trouer quelques instants plus tôt.


Le palais n’était pas une ruche ni même une fourmilière ou un essaim : il était tout cela réuni tant il semblait plein à craquer. Des nobles de haut rang, des bourgeois fortunés ou des gens du peuple côtoyaient des fonctionnaires, des gratte-papier, des valets ou des artisans. Des militaires, partout, nerveux et sourcilleux, en majorité de la garde impériale, veillaient sur les lieux. Ultime ligne de défense de l’empereur, dévouée jusqu’à la mort.

Tout ce conglomérat donnait l’impression d’une arche biblique sur le point de sombrer, dans laquelle les derniers vestiges de l’empire s’étaient réfugiés.

— Ma chère Eugénie, mon cher comte, pardonnez cet accueil, se lamenta le maréchal Baraguey dès notre entrée dans le palais. Fort heureusement, je procédais à ma tournée d’inspection dans le secteur, j’ai pu intervenir au plus vite. La situation est, vous vous en doutez, très tendue, et mes hommes ont reçu la consigne de…

— Vos hommes ont été exemplaires, trancha la comtesse, coupant court à toute nouvelle excuse.

L’officier sourit, inclina légèrement la tête puis reporta son attention sur Charles et moi.

— Et qui sont donc ces deux élèves de l’école polytechnique ? Votre escorte personnelle ? s’enquit-il, un brin moqueur.

— Ne riez pas, mon ami, rétorqua Madame de T. Sans eux, nous serions peut-être morts à cette heure-ci. Ce sont eux qui sont venus nous chercher, jusque dans nos appartements, au péril de leur vie.

Elle fronça les sourcils, s’avança d’un pas vers le militaire, décontenancé.

— Vos régiments de la garde n’osant pas mettre un nez dehors, il fallait bien que d’autres, peut-être plus courageux, se décident à nous sauver, ne croyez-vous pas ?

La pique, bien que facile, porta juste. Le maréchal sembla rapetisser, il leva les paumes devant lui.

— Alors, excusez ma bévue, en ce cas, ma chère, et permettez-moi de remercier chaleureusement ces deux jeunes hommes pour la bravoure dont ils ont fait preuve.

Le militaire empoigna fermement notre main tour à tour. Le visage de Charles s’illumina de bonheur, et j’aurais dû savourer tout autant ces paroles d’un officier de si haut rang. Mais je désespérais d’attirer l’attention sur nous : mes camarades me pensaient blessé, occupé à recevoir des soins à l’infirmerie du régiment. Comment justifier ma présence au palais ? De surcroît, après cet échange, le maréchal se rappellerait notre nom, notre histoire circulerait dans les murs.

Nous ne pouvions pas rester, décidai-je, à regret. Je saluai l’officier, avec tout le respect dû à son illustre rang et me tournai vers la comtesse.

— Ma dame, nous devons repartir. Notre section nous attend, et notre absence risquerait de nous porter préjudice.

Elle devina l’inquiétude derrière mes propos. Son visage se voila un instant, elle me fixa avec attention avant de répondre :

— Bien sûr, mon jeune ami, c’est une évidence ! Nous sommes à présent entre de bonnes mains et je ne saurai jamais assez vous remercier tous deux pour ce que vous avez fait pour nous.

Elle me prit par le bras, m’entraînant à l’écart de notre petit groupe.

— Je vous en conjure, Pierre, murmura-t-elle. Prenez garde à vous. Je crains que nous ne soyons qu’au tout début des dangers qui nous guettent. Ce qui se trame autour de nous me dépasse encore.

— Madame, je…

— Chut ! Vous savez que je vous aime comme un fils, Pierre, poursuivit-elle, la voix hésitante. Et j’ose espérer qu’à défaut de m’aimer comme une mère, vous puissiez ressentir quelques sentiments similaires.

Elle leva la main, impérieuse, m’empêchant de lui répondre.

— Et pour cela, reprit-elle, je me dois de vous mettre en garde. Je sais l’affection que vous portez à Duroc, mais n’oubliez pas qui il est, je vous en supplie. Vous l’avez vu agir, vous avez vu ses décisions, ses choix. Elle marqua une pause, troublée. Et leurs conséquences. Qu’auriez-vous fait, en pareille situation ?

J’écoutai, muet, les propos de mon amie. Il n’y avait nulle colère ni sermon. Juste la volonté de me protéger et me mettre en garde.

— Je vais vous demander de garder cet esprit critique qui est le vôtre, conclut-elle. Utilisez votre intelligence pour vous poser une seule question, en toute occasion : à qui profite le crime ? Tentez de savoir, si vous y parvenez, pourquoi ce sinistre inspecteur Louvel est venu informer le jeune Gouvion-Saint-Cyr du lien de parenté du ministre Baroche. Pourquoi son propre bras droit aurait-il eu intérêt à le trahir ? Pour qui ?

Elle me prit dans ses bras. Ses larmes mouillèrent ma joue. Elle se recula aussitôt, sécha ses yeux à l’aide d’un fin mouchoir de dentelle puis se composa un visage amène et rassurant :

— Il est temps de partir, maintenant, vos camarades vous attendent, ils auront besoin de vous !


La porte ferrée se referma derrière nous. Du haut des murs, les soldats ne nous quittaient pas des yeux, ayant troqué leurs fusils contre d’amicaux signes de la main.

Nous nous trouvions à nouveau dans l’arène et devions rejoindre notre section au plus vite.

— Va falloir qu’on se dégotte de quoi faire un pansement, lançai-je à Charles, tout aussi inquiet que moi à l’idée de se retrouver à l’extérieur après avoir goûté à la sécurité rassurante du palais.

— Ouais, ricana-t-il. Et que je me transforme en infirmière pour te confectionner un bandage acceptable. Et je te préviens, si tu essayes de me peloter, je t’en colle une ! conclut-il dans un grand éclat de rire résonnant au milieu des ruines.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0