Chapitre 11: Martin

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Le dôme des Invalides s’éloignait derrière nous. L’air s’emplissait d’une odeur épouvantable et nous nous efforcions à ne pas imaginer l’origine de cette puanteur. Les troupes devenaient plus nombreuses à mesure que nous progressions vers le Palais de Chaillot et le quartier protégé. Nous cheminions à présent au milieu d’un agglomérat d’unités disparates : des grenadiers côtoyaient des hussards sans montures, des artilleurs dépourvus de leurs canons, des francs-tireurs isolés.

Un escadron de cuirassiers nous dépassa, fendant la foule des soldats du haut de leurs chevaux, casques miroitants dans le soleil hivernal de cette fin d’après-midi. Je les observai disparaître en direction de la Seine, admirai leur prestance, comprenant pourquoi leur seule vue faisait fuir les plus aguerris des régiments ennemis. Des chariots par dizaines encombraient les rues, transportant blessés, fusils, munitions ou vivres vers cette immense caserne improvisée qu’était devenu le Champ-de-Mars. Une véritable armée en campagne s’y installait, dans un désordre soulignant l’impression de déroute environnante.

Les visages étaient épuisés mais déterminés. Tous ces hommes n’aspiraient qu’à se battre, défendre leur honneur, protéger l’empire. Malgré les pertes, malgré la fatigue et l’angoisse.


J’interrogeai un adjudant à la tête d’un peloton de tirailleurs sur la situation actuelle.

— Tout c’que Paris contient comme régiments se radine par ici, me confirma-t-il.

— D’où venez-vous ? Est-ce que vous étiez au Louvre ? le questionnai-je.

— Le Louvre, ils l’ont pillé, ces crevures ! Comme la plupart des ministères et des bâtiments officiels. Nous, on était cantonnés au château de Vincennes. On a été parmi les premiers à se battre. On a pris de plein fouet les émeutiers qui venaient de l’est. Le capitaine nous a donné l’ordre de décrocher au bout de même pas une heure de combats, se lamenta-t-il. Pas sûr qu’on aurait pu tenir, mais se replier face à des fourches et des marteaux, pour des soldats, c’est jamais bon.

Il cracha à ses pieds puis poursuivit, d’un ton acerbe.

— On a dû laisser les copains là-bas. Les morts et les blessés. Si j’apprends qu’ils ont été maltraités ou souillés, j’irai tuer tous ces rats de mes mains ! Fallait les voir, ajouta-t-il, lugubre. Ils étaient comme fous. Ils se sont jetés sur tout ce qui portait un uniforme. J’ai vu des femmes se précipiter sur des murs de baïonnettes, des gamins charger des soldats, un bâton à la main. Qu’est qu’on a pu faire, pour déclencher une furie pareille ?

— Je ne sais pas, me contentai-je de murmurer.

Mais je mentais. Je savais combien le peuple souffrait. Je l’avais vu. On me l’avait rapporté. Et Paris avait de tout temps ressemblé à une marmite prête à exploser. Combien de révolutions avaient débuté dans ces ruelles et ces quartiers ? Les épreuves endurées, la rancœur, la faim. Tout cela couvait depuis des années. Il avait suffi d’une étincelle pour que tout nous saute à la gorge.


Nous dûmes bientôt nous arrêter, bloqués par la presse. Nous avions traversé le fleuve sur le pont de l’Alma, le Palais se dressait à cinq cent mètres devant nous. Des chevrons en quinconce occupaient la chaussée et limitaient le flux de notre passage. Les bâtiments alentour étaient transformés en autant de places fortes hérissées d’armes et de soldats, une batterie de quatre canons barrait la rue devant nous. Des paniers d’osier emplis de terre les protégeaient. Je devinai ces pièces d’artillerie chargées de mitraille pour semer la mort dans les rangs d’éventuels ennemis assez fous pour mener une attaque directe. Le secteur devenait une gigantesque forteresse. De là partirait l’assaut pour reconquérir le quartier protégé, puis la cité tout entière, espérais-je.

Un lieutenant d’infanterie nous fit signe de nous arrêter.

— Origine. Nom. Fonction, me lança-t-il d’une voix autoritaire.

— École polytechnique. Enseigne Pierre Sauvage sous les ordres du colonel Duroc, répondis-je consciencieusement et tout aussi froidement.

L’officier consulta une liste, me toisa de toute sa suffisance, l’air réprobateur.

— On vous attend depuis deux heures, au moins ! gronda-t-il.

— Mais, je... tentai-je de me justifier, m’attirant un regard glacial de la part de mon détracteur.

— Rendez-vous porte d’Arcole faire votre rapport au colonel Lassagne.

L’homme, déjà, avait reporté son attention sur un autre groupe. Mon cas était traité, j’étais redevenu quantité négligeable à ses yeux. J’adressai un signe de tête empreint de respect à l’adjudant avec qui j’avais échangé, fis signe à ma phalange de me rejoindre pour nous diriger vers notre destination.


La porte était grande ouverte, ses deux battants, arrachés, gisaient sur le sol. Une colonne de soldats s’y engouffrait tandis qu’un flot de civils se déversait avec peine dans l’autre sens. Ils semblaient hagards, blessés pour certains. Des enfants pleuraient, accrochés aux robes de leurs mères. Nombreux tenaient à peine debout, soutenus par un voisin, un ami, un inconnu. Les services sanitaires, débordés, les prenaient en charge. Des infirmières réconfortaient des jeunes femmes dont les vêtements n’étaient plus que lambeaux. Certains, épuisés, s’effondraient raides morts à peine la porte franchie, tandis que d’autres avançaient le regard perdu dans le vide.

— Qui sont-ils ? glissai-je à un soldat qui assistait à la scène.

— Tu le vois pas ? répondit-il d’une voix emplie de colère. Ce sont ceux du quartier protégé. Ils se sont retrouvés piégés derrière les murs qui devaient les défendre. Les émeutiers sont arrivés de tous les côtés à la fois, ils avaient aucune chance.

— Et les portes extérieures de la cité ? m’enquis-je, me rappelant les plans de Paris que j’avais étudiés.

— Tout est verrouillé, cracha le militaire. La ville entière est fermée. Pas question de laisser filer des révoltés au milieu de ces malheureux ! Comme ça, eux aussi, ils pourront pas fuir quand on les attaquera !

— Mais c’est une folie ! le coupa Charles. Ces gens... pris au piège... Et la troupe ? Les régiments stationnés au-dehors depuis des semaines ? Ils auraient pu les faire intervenir, sauver ces misérables !

Le soldat lança un regard noir à mon ami, un sourire dédaigneux sur le visage. Il tapota brièvement son épaule de ses doigts.

— Tu vois des galons, là ? grinça-t-il. Alors, va demander ça aux bedaines de l’état-major, je suis sûr qu’ils se feront un plaisir de te renseigner.

J’attrapai Charles par la manche. Avant que la situation ne dégénère, je pris congé du militaire et m’éloignai en compagnie de ma troupe.


J’autorisai ma phalange, malgré les remontrances du lieutenant, à prendre du repos dans un jardin désert. Ils avaient besoin de répit, je ne pouvais les contraindre à combattre dans l’état d’épuisement qui était le leur.

Parti en quête de l’état-major, je me perdis après tout juste cinq minutes d’errance. Debout sur un monticule de terre, dans l’espoir de me repérer, j’observai les réfugiés fuir le danger. Ils avaient perdu en quelques heures toute leur puissance, leurs richesses, leurs espoirs. J’avais, en d’autres occasions, haï leur suffisance et leur situation, mais ils n’attiraient désormais plus que la pitié, victimes d’événements qui les dépassaient.

Une ruade me bouscula, manquant de me faire chanceler.

Je me retournai avec fureur, prêt à sermonner le malotru qui venait de me heurter.

— Pierre ! Qu’est-ce que tu fiches là ? gronda une voix bien connue.

Martin, tout sourire, me fixait de ses yeux pleins d’entrain. Le Gros, mon compagnon de lycée, se tenait, les poings sur les hanches, me surplombant de toute sa hauteur.

— Martin ! Bon Dieu ! lâchai-je en sautant dans ses bras. Comme je suis content de te voir !

Je me reculai, mes mains empoignant fermement ses épaules.

Je le détaillai, surpris par cette apparition inattendue. Il portait fièrement l’uniforme des cadets, futurs officiers de nos armées. Il n’était plus cet adolescent un peu pataud que j’avais quitté un an auparavant. Tout en muscle, sa carrure s’était élargie. Seul son visage me paraissait amaigri, marqué par ces traits tirés que nous arborions tous. À plus l’observer, son fier uniforme était taché, déchiré en plusieurs endroits et il lui manquait une partie de sa manche gauche.

— Ce que je fiche là ? Mais j’en sais foutre rien ! repris-je. On m’a dit de me rendre ici, avec ma phalange, et de me présenter au commandant Lassagne. Pour le reste…

— La grosse quiche ? Ah ! ben on va être ensemble, alors !

— Ensemble ? Et... heu... la grosse quiche ?

— Oh, cherche pas ! Lassagne, lasagne. Fallait trouver un nom de bouffe, quoi. Et comme il vient de l’Est, comme nous, ça a été vite fait.

Je souris. Les surnoms, parfois, tenaient à peu de choses.

— De Lorraine ? le repris-je.

— Tu parles ! cracha Martin. C’est un Germanique. Pur produit d’outre-Rhin. Tout ce qui l’intéresse, c’est boire son schnaps et fumer sa pipe.

Mon ami indiqua la porte du pouce après un bref silence.

— Tu sais ce qui se passe, de l’autre côté ? On t’a mis au parfum ? me demanda-t-il.

— Plus ou moins…

— Mouais. Ben c’est pas compliqué. C’est un vrai foutoir. Le 102e de la grosse quiche est rentré cette nuit, on m’a dit que c’était un carnage, là-dedans. Ils ont réussi à reprendre quelques rues, ce qui a permis à ces malheureux, là-bas, de s’en sortir. Mais pour ce qui est du reste du quartier protégé, c’est une autre histoire. On peut pas charger, ils ont monté des barricades un peu partout. Va falloir les dégager à la baïonnette et au canon, ce qui va pas être une partie de plaisir...

Il ressortait des paroles inquiétantes de mon ami une impression de détachement, presque de désinvolture. Comme si la notion de danger lui demeurait étrangère. Lui qui, à l’époque du lycée, savait prendre les choses avec amusement, semblait grossir le trait, comme pour se protéger des horreurs à venir. De mon côté, je n’en menais pas large. Les images de nos récents combats revenaient sans cesse à mon esprit, et l’idée de nouveaux affrontements me pétrifiait.

— En attendant, vu ta dégaine, t’as pas du rigoler non plus, reprit-il, large sourire au visage.

— Tu t’es regardé ? répondis-je du tac au tac avant de redevenir grave. On a dû se battre, nous aussi. Ils nous ont encerclés. On a… il a fallu...

— Ouais, ben, tu me raconteras tout ça plus tard au coin du feu, trancha mon ami, conscient de ma gêne. On n’a pas été épargné non plus. Ils se sont rués sur l’école militaire comme la petite vérole dans un bordel. Fallait voir ça ! Ils sont rentrés par tous les côtés, on s’est battu au corps à corps pendant des heures. C’était dément. Absolument dément. Jusqu’à ce qu’on se replie dans l’armurerie. Et là les artilleurs sont entrés en action. Les trois quarts des bâtiments ont été rasés. C’est plus qu’un champ de ruine, là-bas, avec des centaines de cadavres ensevelis sous des tonnes de gravats.

Sa voix s’éteignit dans un hoquet. Son regard se voila avant qu’il n’affiche à nouveau un sourire forcé.

— Où est ta section ? m’interrogea-t-il, comme s’il venait tout juste de s’apercevoir que j’étais seul.

— Ils prennent un peu de repos, par là-bas, indiquai-je d’un geste de la main, le temps que je... Mais quel idiot ! Louis est avec moi, m’écriai-je soudain, allons le voir ! Il sera heureux de te retrouver.

— Louis ? Vous vous reparlez ? J’suis bien content, pour vous deux, tiens ! Mais comment ?

— Reparler est un grand mot, avec Louis, grimaçai-je. Mais c’est une longue histoire, on va avoir besoin de temps, pour que je t’explique tout ça.

— Mais d’abord, la quiche, lança Martin.


Je n’avais en effet que trop tardé. Mon ami m’aida à me frayer un chemin parmi la foule, civile ou militaire, amassée aux pieds des remparts. Il me guida vers une demeure cossue, située juste devant la porte d’Arcole et transformée en état-major de fortune. Je me présentai à la garde, on m’accompagna jusqu’à un bureau, à l’étage.

Le décor m’était familier : des cartes et des registres occupaient chaque table, chaque secrétaire ; des estafettes allaient et venaient, tandis que des officiers gesticulaient et s’affairaient en tout sens. Le colonel trônait sur sa basse-cour. Petit homme sec, il affichait un air jovial que dénaturait un regard sombre et dur. Il arborait avec fierté de larges moustaches à la prussienne. C’était d’évidence un militaire habitué à diriger ses troupes, prêt à envoyer à l’assaut ses régiments.

— On m’a annoncé votre arrivée, marmonna-t-il. Vous êtes le protégé du colonel Duroc, à ce qu’on m’a dit ? Ce fameux élève qui a si bien servi sa cause ?

Ses yeux s’étrécirent, son regard devint perçant tandis que je notai la légère inflexion accentuant « sa ».

— J’espère au moins que vous lui ferez honneur, poursuivit-il, dédaigneux.

— Bien sûr, affirmai-je.

Je connaissais l’inimitié entre les deux officiers, et cette froideur confirma les rumeurs. Je priai pour que Lassagne, par pure volonté de vengeance, ne nous jetât pas en avant des troupes à l’assaut d’une barricade ou d’une fortification ennemie.

— Rejoignez les cadets de l’académie militaire, ajouta-t-il. Vous entrerez ensuite dans le quartier protégé où vous vous placerez sous les ordres du capitaine Rigaud, de la quatrième compagnie. Ils ont subi de lourdes pertes, vous irez les renforcer.

Je saluai l’officier, prêt à prendre mon congé.

— Et... Sauvage…

— Mon colonel ?

— Prenez garde, c’est un sacré foutoir, là-bas.

Le ton du militaire trahit une soudaine inquiétude. Il sembla vouloir ajouter quelque chose, se ravisa et conclut notre entretien d’un laconique : « Allez ! ».

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