Chapitre 7: Le siège

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L’école était en effervescence. Le quartier s’était enflammé en un instant. Les étudiants des universités, à l’arrivée des émeutiers, sortirent en masse, occupèrent les rues alentour. Vite rejoints par la foule hurlante, ils devinrent les maîtres incontestés des lieux.

Mes camarades et moi-même avions tout juste eu le temps de trouver refuge dans notre établissement, et nous ne pouvions plus sortir hors les murs protecteurs sans risquer notre vie. Il était désormais bien loin, ce sentiment de puissance et de sécurité qui nous habitait le matin même. Nous qui pavoisions étions pris au piège.

Duroc avait fait fermer les issues, affecter des gardes armés à la surveillance de toutes les voies d’intrusion. Nous nous rassemblâmes à sa demande dans la cour, attendant son intervention. Nous échangions des regards inquiets alors que nous parvenaient depuis la rue les cris et les bruits de cette violence qui nous entourait. Des projectiles passaient par-dessus les toits et s’écrasaient à nos pieds, sur le sol pavé. Les vitres extérieures se brisaient les unes après les autres, et la lourde porte d’entrée tremblait à intervalles réguliers sous les coups venant du dehors. Ce n’était pas encore un réel assaut, plutôt des essais visant à en vérifier la solidité.

Les murmures inquiets se turent soudain. Duroc s’avançait vers nous. Il portait son uniforme de colonel, sabre à la ceinture. Sa démarche claudicante aurait pu rendre le tableau ridicule mais le sérieux de la situation et le visage grave du directeur nous imposaient le respect.

— Jeunes gens. Nous ne pouvons tolérer les troubles actuels !

La voix de Duroc résonna, puissante, sans toutefois parvenir à couvrir le vacarme extérieur.

— Des émeutiers ont envahi Paris, venant des faubourgs et des quartiers de l’est. L’empereur a quitté les Tuileries pour rejoindre le Palais de Chaillot, où il se trouve sous la protection de l’armée.

Ce palais, vaste édifice construit par Napoléon Ier dès le lendemain de la victoire sur l’Angleterre, fut rapidement appelé le palais de l’Aiglon. Le grand empereur désirait un bâtiment majestueux afin d’assurer à son fils un pouvoir tel que sa dynastie s’y établirait pour les siècles à venir. Situé sur les bords de la Seine, face au Champ-de-Mars et aux écoles militaires, il trônait au sommet d’une colline, offrant une vue imprenable sur la capitale et lui donnant l’air de surplomber la cité de sa magnificence. Autour du palais s’étendait le quartier protégé de Paris.

Savoir l’empereur en sécurité nous rassura brièvement. L’armée le défendrait jusqu’à la mort, et jamais les émeutiers n’oseraient s’y aventurer, au risque d’être hachés par les canons.

L’image de Madame de T. s’imprima dans mon esprit. J’espérais qu’elle se trouverait en sécurité et priais pour qu’elle ait pu suivre la cour et se réfugier au palais avec l’empereur.

— J’ai ordonné qu’on vous arme, reprit le colonel d’une voix posée. Les instructeurs militaires vous distribueront fusils et munitions. Votre formation sera un avantage certain face à ces paysans et ouvriers sans expérience !

Un frisson traversa l’assemblée : nous allions nous battre ! Pour nous protéger, mais aussi pour défendre l’empire menacé. Enfin, toute notre éducation prenait pleinement son sens. Le visage de l’homme que j’avais tué le matin même remplaça aussitôt celui souriant de la comtesse. Il me fixait de ses yeux vides, sans trace d’accusation ni de rancœur. Juste un regard perçant, comme sondant les tréfonds de mon esprit. Je crains alors plus que tout que ce cadavre ne devînt le premier d’une funeste série. Mon estomac se serra, une saveur âcre envahissant ma bouche.

Le directeur m’observait. Je ne lisais dans ses traits nulle peur, mais une détermination farouche teintée d’une impatience d’en découdre avec cette plèbe révoltée.


On nous distribua nos armes. Nos fusils étaient neufs, des modèles de 1860 à répétition réputés pour leur précision. Ignorant à quel point l’armurerie de l’école pouvait être fournie, je fus impressionné par la qualité de notre matériel et la grande quantité de poudre et de munitions stockée là.

J’étudiai mes camarades tandis que nous récupérions notre équipement. Ceux de la phalange ne m’inquiétaient pas. Mais bon nombre de nos autres condisciples me paraissaient gauches et hésitants : ceux-là avaient suivi l’entraînement militaire de base, se contentant des séances de tir obligatoires, et je ne donnais, hélas, pas cher de leurs qualités de combattants.

Nous fûmes répartis dans les étages. Toutes les fenêtres extérieures étaient à présent brisées, le sol couvert d’éclats de verre et de débris. Je fus placé avec une partie de la phalange dans les salles de cours surplombant la porte principale, lieu stratégique pour notre défense.

Depuis l’abri du mur, je risquai un rapide coup d’œil au-dehors. Une foule compacte s’agglutinait dans la rue. Les émeutiers chantaient de vieux hymnes révolutionnaires, certains dansaient même à la lueur des braseros placés tout autour de nos bâtiments. Comme je l’avais déjà noté, l’armement de nos adversaires restait hétéroclite, sans grand danger, hormis les pétoires sorties des greniers. Nulle trace de canon ou de ces mortelles mitrailleuses. Voilà au moins une bonne chose. Les étages des édifices en face semblaient déserts. Je priai pour que personne n’eût l’idée d’y monter pour nous tirer comme des lapins depuis ces positions avantageuses.

Des projectiles venaient parfois se fracasser sur le plancher de notre salle, pièces métalliques, pavés, et même des torches enflammées imbibées de poix. Nous nous précipitions alors pour les éteindre dans des bassines d’eau placées là à cet effet. Ces fous voulaient nous enfumer, voire nous incendier, au risque de faire flamber tout le quartier !

Je perçus un mouvement, sur ma droite. Armand, l’ancien meneur de l’absorption et désormais l’un de mes amis, s’était approché de moi. Il avait le visage livide, ses cheveux trempés de sueur.

— Pierre... qu’est-ce qu’on fait maintenant ? s’enquit-il, la voix hésitante.

Je lus de l’espoir dans son regard : il attendait de moi que je le guide, le rassure. Moi, pétrifié comme tous les autres par l’angoisse des heures à venir, et encore chamboulé par le souvenir de l’homme que j’avais tué à peine quelques heures plus tôt. J’adressai toutefois à mon ami un sourire aussi convainquant que possible.

Je croisai le regard de nos camarades. Ils me fixaient tous. Ils attendaient. Je tressaillis. Comment pouvais-je leur apporter de l’aide alors que je tremblais ? Cette masse mouvante à nos pieds allait nous écraser. Je gardais mes mains moites de sueur serrées sur la crosse de mon fusil, conservant avec peine des idées claires. Tout ce que j’avais appris s’était envolé en un instant, dès lors que je m’étais retrouvé face aux émeutiers, dans le boulevard.

— Attendons, pour l’instant, réussis-je à répondre à mon ami, parlant assez fort pour être entendu de nos camarades. Le colonel nous communiquera ses ordres. Nous sommes à l’abri, ils n’oseront pas donner l’assaut, assurai-je.

— Et s’ils le font ? lança quelqu’un.

Je soupirai. J’imaginai un instant les conséquences. Des morts. Des combats dans les couloirs et les escaliers. Et après ? D’autres morts ? D’autres tueries ?

— Alors, nous nous défendrons, affirmai-je tant pour les convaincre eux, que moi-même. Et nous vendrons si cher notre peau qu’ils en auront les foies et rentreront se cacher chez eux !

Pathétique.


Deux heures passèrent dans cette angoissante attente. Des rations furent distribuées, courte pause pendant laquelle, occupés à manger, nous ne pensions plus à notre situation. Dehors, l’agitation ne cessait de grandir.

Le colonel vint me chercher. Il adressa à chacun un signe de tête, un geste de la main, rassérénant pour un court instant les élèves.

— Pierre, accompagne-moi, se contenta-t-il de prononcer.

Nous entamâmes une tournée d’inspection. Il veillait à renforcer les points fragiles de notre défense, à rassurer les plus hésitants, galvaniser les plus braves. J’essayai de garder une acceptable contenance, calquant mes gestes sur ceux du vieux combattant.

— Nous ne pourrons pas résister à un assaut, me lança-t-il alors que nous étions seuls dans un couloir. Je n’ai qu’une douzaine de soldats à ma disposition, et moins de la moitié des élèves est capable de viser juste et de se battre correctement.

Je lui adressai un regard inquiet. Que voulait-il dire par là ? Allions-nous périr ce soir ?

— Même en comptant ta phalange, poursuivit-il, je ne peux pas défendre plus d’une aile. Ils sont des centaines, infiltrés par des agitateurs libéraux. Ils prendront le pouvoir, Pierre, sous le couvert d’un peuple manipulé, en s’appuyant sur la force et la brutalité ! Ils voudront s’emparer de cette place, l’armurerie est un trop joli butin, et le symbole de la prise de l’école serait un signe fort de leur puissance. Je ne peux pas le tolérer, tu le comprendras aisément. Je dois assurer la sécurité de mes élèves avant tout. Notre seule possibilité…

Il marqua une pause, comme pour chercher ses mots. Il serra les mâchoires, ses mains s’agitant d’un tic nerveux.

— Monsieur ? intervins-je, dans l’espoir de le décider à parler. Quelle est notre seule possibilité ? Une fuite par les souterrains ?

— Jamais ! rugit-il. Plutôt périr que d’abandonner l’école ! J’en suis le responsable, et je ne suis pas un lâche qui reculerait devant l’ennemi.

— En ce cas ?

— En ce cas… nous devons tirer les premiers, murmura-t-il.

— Les premiers ? bredouillai-je. Mais... ce sont des civils, des femmes... des enfants.

— Je sais, voyons ! Je ne parle pas de tirer sur la foule. Mais quelques coups de feu sur des cibles bien précises pourront les faire fuir. Si nous visons les meneurs…

Viser les meneurs ? Comment les discerner dans cette masse ? Ils ne portaient aucun uniforme, et je n’avais repéré aucun signe distinctif parmi les émeutiers.

— Oui, c’est ça, conclut-il pour lui même. Les meneurs, c’est exactement ce qu’il faut faire.

Il posa sur moi un regard franc et décidé. J’y lus une ferme conviction, le colonel désormais persuadé qu’il s’agissait là de la seule option possible.

— Vous n’aurez pas à tirer, affirma-t-il. Je posterai mes soldats à votre position. Ils ne tireront qu’une salve qui pourra couper la tête de cette hydre. Le reste de la foule prendra peur, c’est une évidence. Nous limiterons les pertes au maximum.

— En êtes-vous certain, monsieur ? murmurai-je, les jambes tremblantes et le cœur battant d’angoisse.

— Crois-en mon expérience. Ce ne sont que des civils. Même des militaires courraient se cacher. Et c’est notre seule option. La nuit va bientôt tomber, je crains qu’ils ne profitent de l’obscurité pour s’infiltrer. Une fois dans nos murs, tels les Grecs d’Ulysse, ils nous massacreront.

Un lourd silence s’installa entre nous. Je blêmis à cette idée. Je restai ainsi de longues secondes, cherchant vainement d’autres solutions. Solutions que nous aurions omises, et qui soudain s’offriraient à mes yeux.

Las !

Je pris une profonde inspiration et répondis, dans un souffle :

— Je suis à vos ordres, monsieur.

J’avais fait mon choix. Un choix cornélien, qui, me forçai-je à espérer, permettrait d’épargner le plus grand nombre. De camarades, comme d’émeutiers.

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