Chapitre 14: La présentation

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15 Novembre 1864


Assis dans un fiacre, face au directeur, je regardais le paysage crépusculaire défiler autour de nous. Placé sous sa protection, j’avais repris le cours de mes études presque normalement. Mes blessures cicatrisaient, mon corps ne me faisait plus souffrir mille martyres à chacun de mes mouvements. J’avais même pu ressortir dans les rues de Paris en compagnie de mes camarades, sous la surveillance rapprochée de deux agents de Duroc.

Aussi discrets que deux éléphants au milieu d’un désert, ils possédaient le physique de l’emploi : larges d’épaules, la mâchoire carrée, leur regard exprimait une docilité servile à tout ce qui portait des galons. Leurs têtes presque rasées paraissaient si semblables que je les avais surnommés Hurlu et Berlu. Je m’interrogeai cependant au sujet de leur mise si peu discrète, m’étonnant que le directeur ne m’ait pas confié à des hommes moins voyants.

Malgré le danger, notre grand jeu consistait à tenter de les semer le plus vite possible. La mission s’avéra aisée au commencement, confirmant que le duo était plus doué pour les coups de main brutaux que pour les filatures, mais devint plus difficile à mener à mesure qu’ils acquéraient de l’expérience. Dès que nous parvenions à leur échapper, nous nous dissimulions non loin d’eux et les observions pester et chercher notre trace. Ils allaient et venaient dans la rue, arrêtaient un groupe de jeunes gens qu’ils prenaient pour nous, les rejetaient avec brutalité dès qu’ils s’apercevaient de leur bévue. Nous les hélions parfois, pour relancer la course. Ou bien les plantions là et regagnions l’école, les attendant au beau milieu de la cour, hilares de les voir arriver des heures plus tard, le teint rougeaud, suant d’avoir arpenté sans succès tous nos lieux habituels.

Bien sûr, Duroc me sermonnait, je lui promettais de ne plus recommencer, mais nous savions tous deux que je n’obéirais pas : je profitais pleinement de mon statut de protégé, à la satisfaction de mes amis. La peur me tenaillait toujours, mais ces moments de légèreté me permettaient d’oublier mes problèmes : Hortense dont je demeurais sans nouvelle, ou la honte mêlée de colère que j’éprouvais à l’encontre de Madame de T.

Nous étions, dans ces escapades, Charles, le Parisien, Louis, mon compagnon de toujours, et depuis peu Armand, l’ancien responsable de l’intégration qui avait rejoint notre petit groupe.

Notre plus bel exploit fut de semer notre escorte au milieu d’un bouge crasseux réservé aux amours illégaux entre hommes. Charles connaissait son existence hautement secrète, ce genre de pratique pouvant conduire en forteresse ou sur l’échafaud, et n’eut pas à se faire prier, une fois son plan exposé, à nous y emmener. L’entrée s’avéra aisée, la venue de quatre nouveaux jeunes gens convenant parfaitement au propriétaire. Il adressa même un clin d’œil complice à Charles, qui lui répondit, chose inhabituelle, par un regard gêné et hésitant.

Nous avions tout juste pénétré dans la pièce principale, où les couples se faisaient et se défaisaient, quand nous vîmes arriver nos deux nourrices. Sans attendre, nous avançâmes un peu plus loin dans le bâtiment, interrompant dans notre progression plusieurs ébats clandestins. Charles nous guidait, et après avoir emprunté un dernier couloir, nous nous retrouvâmes à l’extérieur. J’observai mon ami, essoufflé par ma course, excité par notre audace.

— Comment est-ce que tu connais cet endroit ? lui lançai-je.

— Ça, c’est mon petit secret, me répondit-il.

Il arborait un regard amusé et un sourire complice, mais son ton me signifiait clairement qu’il ne souhaitait pas en parler plus longtemps. Certains secrets devaient le rester.

Nous rîmes pendant des jours en nous imaginant le duo de militaires arpentant salons et alcôves discrètes, obligés de séparer des amants pour essayer de nous retrouver. Peut-être même avaient-ils dû refuser des avances, les clients se méprenant sur la raison de leur présence dans ces lieux. Nous leur adressions depuis toutes sortes de grimaces évocatrices et de gestes qui mimaient l’acte sexuel, et éclations de rire en voyant leur réaction, de gêne ou de colère.


— Pierre, à quoi es-tu en train de rêver ?

La voix du directeur m’extirpa de mes songes. J’avais dû rester longtemps silencieux : notre fiacre avait quitté Paris et traversait à présent les faubourgs désœuvrés et miséreux. Notre escorte de cavaliers nous frayait un passage au milieu de la populace, veillant à ne pas nous ralentir un instant. Je n’avais aucune idée de là où nous étions et où nous nous rendions, mais le soleil couchant m’indiqua que nous avions pris la direction du sud de la capitale.

Je reportai mon attention sur Duroc. Ses yeux étaient plongés dans les miens, attendant visiblement une réponse. Qu’avait-il dit, déjà ? Il m’avait parlé de rêve...

— Je pensais à ces dernières semaines, Monsieur.

— Et en quoi ?

— Je songeais à mes camarades, et aux moments que nous avons passés ensemble.

— Tes camarades ? Il fronça les sourcils, mimant la réflexion, bien que je fus persuadé qu’il savait parfaitement de qui je parlais. Gouvion. Berthier, et... Maupré, c’est bien cela ?

— Oui, monsieur, répondis-je, d’un ton neutre.

— Je connais bien le père de Louis Gouvion-Saint-Cyr. Passé trouble, et présent plus encore. Il s’acoquine avec les libéraux, mais il pourra être utile, un jour. Et tu peux avoir confiance en son fils. Charles Berthier n’a par contre rien d’intéressant. Petite famille à la tête d’un commerce… particulier, il veut surtout s’amuser et prendre du plaisir. Quant à cet Armand Maupré, méfie-t’en. Ses parents sont des libéraux, et si cela n’avait tenu qu’à moi, je ne l’aurais jamais laissé intégrer l’école. Mais son père est un puissant magistrat, j’ai donc dû l’accepter.

Je restai ébahi par la connaissance que Duroc avait de chacun de mes amis. Il perçut mon étonnement et reprit, d’un ton rassurant :

— Que veux-tu, je dois, en tant que directeur de l’école, savoir avec précision qui franchit les murs de mon établissement.

Cette explication ne parvint à me convaincre que partiellement. Plusieurs fois déjà, l’étendue des informations qu’il détenait m’avait surpris : il devait occuper une position bien plus importante dans le parti qu’il ne voulait l’avouer, et les rumeurs colportées sur son passé ne faisaient que corroborer mes doutes.


Autour de nous, la ville avait cédé la place à une campagne endormie sous le froid automnal. J’observai le paysage, désormais plongé dans la pénombre, laissant mes pensées divaguer plusieurs minutes.

— Et Hortense, Monsieur ? finis-je par murmurer.

Dix fois par jour, je posais cette question au directeur. Dix fois par jour, il m’adressait un regard désolé, dans lequel je pouvais discerner une pointe de compassion.

— Je n’en sais pas plus que cet après-midi, Pierre, me répondit-il, d’une voix terne. Comme je te l’ai déjà annoncé, nos... indicateurs en Amérique nous ont confirmé qu’elle aurait débarqué en Caroline du Sud, non loin de Charleston. J’imagine que la comtesse souhaitait lui éviter la côte est où les agents anglais pullulent, et le Sud trop profond, infiltré par nos propres éléments. À partir de là, sa piste se perd. Personne ne peut dire ce qu’elle est devenue.

Je pâlis, comme chaque fois que nous abordions ce sujet. Mille suppositions s’affrontaient dans mon esprit : Baroche l’avait fait suivre et capturer, elle s’était cachée pour échapper à des espions, des bandits l’avaient enlevée pour une rançon, ou... pire encore. Un frisson me traversa de part en part ; je refermai le col de ma vareuse, rentrant la tête dans les épaules.

— Mais je fais tout pour la retrouver, je te le promets, conclut le directeur, avant de reporter son attention sur une pile de courriers qu’il parcourait depuis notre départ.

La discussion close de facto, mes pensées, d’Hortense, glissèrent en direction de Madame de T. Sans nouvelle d’elle depuis notre dispute, j’avais envisagé de lui écrire, tenter un contact, renonçant ensuite, habité par la colère et par la honte que j’éprouvais. Je lui en voulais toujours et je l’accusais, aveuglé par ma peur, de tous les maux.

Les lanternes de notre fiacre dessinaient à présent un fragile cône lumineux devant nous, de rares habitations disséminées alentour perçaient la noirceur de la nuit tombée. Les cahots de la route s’intensifièrent, nous secouant parfois si fort que nous nous cognions aux parois de l’habitacle. Duroc grognait alors, frappant sèchement la cloison nous séparant du cocher afin de lui signifier de ralentir.

Une question me taraudait. Le directeur m’avait fait monter dans le véhicule, énigmatique, sans m’indiquer le but de notre voyage, avec pour seule exigence que je revêtisse mon grand uniforme.

— Puis-je, Monsieur ?

Il fronça les sourcils, comme tiré d’une lecture importante et me darda de ses yeux perçants.

— Oui, mon garçon ?

— Vous ne m’avez pas dit où nous nous rendions…

Le directeur marqua un temps de pause, avant de se décrisper. Qu’avait-il craint que je lui pose comme question ?

— Mais tu vas rencontrer le chef de notre parti, je ne te l’avais pas encore annoncé ?

— Le chef de notre parti ? N’est-ce pas ce vieux maréchal que nous avons déjà vu il y a deux semaines ?

Il sourit, amusé par ma naïveté, posa ses courriers et se pencha en avant afin de se rapprocher de moi.

— Le maréchal Canrobert ? Il est le gouverneur militaire de la capitale, mais n’est nullement notre chef, bien qu’il soit un de ses plus importants bras droits.

J’enregistrai l’information, remplissant peu à peu l’organigramme du parti militariste.

— Qui est-ce, alors ? Et pourquoi le rencontrer ? poursuivis-je. C’est un immense honneur, bien sûr, mais je ne suis qu’un élève, et…

— Tu l’intéresses au plus haut point, me coupa Duroc sans répondre à ma première question. C’est même lui qui a demandé à ce que je t’amène ce soir. Tu n’imagines pas l’importance que tu as, Pierre.

Il prit une profonde aspiration, comme pour se donner le temps de la réflexion, avant de poursuivre, d’un ton décidé :

— La... mésaventure dont tu as été victime, entre autres choses, sera la perte du ministre Baroche, et peut-être même de tout son gouvernement, voire de son parti. Voilà pourquoi tu es si important, mon garçon.

— Comment ça ? m’exclamai-je, incrédule. Comment serait-ce possible ?

— Le bruit de ta captivité injuste a couru dans la capitale, et…

— A couru ? Comment ? Pourquoi ?

— Disons que les choses se savent vite, dans les salons et les cafés, m’expliqua-t-il. Et ton histoire n’est pas restée secrète bien longtemps…

Je scrutai le visage du directeur, bloc de marbre imperturbable et inexpressif. Comment la rumeur s’était-elle répandue ? Avait-on discrètement soufflé des informations à des oreilles attentives ? Je devais en découvrir plus.

— Les choses ne se savent que si on les colporte, Monsieur. Je déglutis péniblement. Est-ce vous qui… ?

Duroc s’immobilisa. Ses yeux s’assombrirent, je sentis une irritation menaçante grandir en lui. Il éclata soudain d’un rire sonore, plus effrayant encore.

— Tu apprends vite, mon garçon. J’en étais persuadé. Je l’avais deviné. Oui, c’est bien moi, effectivement.

— Mais pourquoi ? m’offusquai-je. J’avais confiance en vous, je ne voulais pas…

— C’était le seul moyen : te protéger en affaiblissant ce monstre. Désavoué, il n’était plus en mesure de te menacer. Et surtout, ton histoire portée sur la place publique, plus rien ne pouvait t’arriver sans qu’il en soit aussitôt accusé. Crois-tu que les deux gardiens... comment les appelles-tu, déjà ? Hurlu et Berlu, c’est cela ? Penses-tu que ces deux hommes auraient suffi à te défendre en cas de guet-apens ? Que je t’aurais laissé jouer au jeu du chat et de la souris avec eux ? Ils n’étaient là que pour s’assurer que tout se passait bien, mais je savais déjà que Baroche n’allait plus rien pouvoir tenter contre toi.

Moi qui croyais braver le danger dans mes escapades, je n’aurai finalement pas pris plus de risques qu’un enfant dans un bac à sable. Au temps pour l’aventure et la témérité dont je m’étais paré.

— Vous disiez que cela pourrait faire tomber le ministre et son parti ? Qu’est-ce qui avait le plus d’importance à vos yeux, Monsieur ? grinçai-je.

Le militaire arbora un sourire énigmatique avant de me répondre, sur un ton enjoué :

— Mais les deux, mon garçon, les deux. Il n’est pas meilleur plan de bataille que lorsque l’on peut sauver un ami et écraser un ennemi. En voilà le parfait exemple !

Je ne sus quoi rétorquer. Troublé, perdu, je me répétai les propos du directeur. M’avait-il utilisé ou protégé ? M’avait-il trahi ou servi ? N’étais-je qu’un moyen de parvenir à ses fins, ou bien un élève qu’il voulait sincèrement aider et assister ? Probablement un mélange de tous ces éléments.

Jamais je n’avais pensé, et encore moins souhaité, avoir un rôle à jouer dans cette politique trouble que tous menaient.

Mais si cela pouvait faire chuter Baroche…


Je restai silencieux de longues minutes, pauvre jeune homme ballotté par des intrigues trop importantes pour son esquif, quand notre attelage et son escorte franchirent de hautes grilles pour s’engager sur une large allée éclairée de flambeaux. Au loin, je discernai une vaste demeure, presque un château, dont toutes les fenêtres irradiaient d’une lumière vive et d’où sortait de la musique en cascade.

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