Chapitre 6: L'entretien

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— Bien, monsieur Sauvage. Nous n’avons que peu de temps, allons donc à l’essentiel, me glissa le policier, souriant. Asseyez-vous, pour commencer, vous semblez sur le point de défaillir.

J’obtempérai sans même y réfléchir, me laissant tomber sur une des chaises placées autour de la table centrale. Le ton de sa voix, posée et calme, imposait l’obéissance. J’y décelais également une pointe d’ironie, presque de suffisance qui acheva de me déstabiliser.

L’homme parut satisfait, opina doucement du chef et s’installa à son tour, face à moi.

— Voilà qui est mieux, reprit-il. Je vous proposerais bien quelque chose à boire, mais nous ne sommes, hélas, pas au poste de police. Et je ne pense pas que le directeur voie d’un bon œil que je lui demande de nous servir des rafraîchissements.

Le sourire s’élargit, dévoilant deux canines, tel le loup devant sa proie. Il se pencha en avant, les deux mains croisées sur la table.

— Afin d’avancer au plus vite, nous allons tout de suite régler certains détails, voulez-vous bien ?

Je hochai machinalement la tête en guise d’assentiment, pris dans les anneaux de son étreinte.

— Parfait, se délecta-t-il. Vous accepterez donc sans le nier être au courant du meurtre perpétré par votre chère amie, Mademoiselle Hortense Beaupré ?

Je gardai mon calme avec difficulté. J’allais contester quand il leva son index, m’intimant par ce simple geste de me taire.

— Allons, siffla-t-il. Vous avez concédé de nous faire gagner du temps, n’en perdons pas à réfuter l’évidence, je vous en prie. Cette jeune femme, meurtrière de son état, a fui la compagnie de son père et a rejoint Paris.

Il marqua une pause, se pencha légèrement en avant, son sourire encore plus large qu’auparavant, puis conclut :

— Mais ça, vous le savez déjà, n’est-ce pas ?

Il se tut, me fixa de son regard perçant, sondant mon esprit de son imperturbable assurance. Je gardai le silence, essayant de ne pas frémir, les mains posées sur mes cuisses. Je les sentais devenir moites, tentais de les sécher en les frottant doucement sur l’étoffe de mon pantalon.

— Excellent ! s’exclama-t-il, réjoui. Nous sommes donc d’accord ! Vous voyez que nous pouvons avancer avec aisance, si vous collaborez un peu !

— Mais... balbutiai-je.

— Comme nous le disions, vous la savez à Paris, car vous avez rencontré cette Hortense à plusieurs reprises. L’autre soir encore, vous étiez en sa compagnie, au bal de la comtesse de T. Plusieurs témoignages concordent à ce sujet, c’est donc là aussi un fait acquis.


Je tentai de trouver une parade, stopper cette progression inéluctable. J’allais protester, nier, argumenter avec véhémence quand un détail retint mon attention. L’inspecteur, derrière cette ferme assurance, paraissait hésiter. Peut-être me trompais-je, mais cette évocation de témoins éveilla un doute en moi. Ne posséderaient-ils encore aucune preuve ? Peut-être tentait-il de me pousser à des aveux afin d’étayer ses suppositions ? Je retrouvai un faible espoir, me persuadai que le policier se jouait de moi, comme s’amuserait le chat d’une souris captive entre ses pattes.

Je me redressai avec difficulté, affichai l’air le plus acceptable que je pouvais. Je joignis mes mains sur le dessus de la table, image miroir de son attitude, me penchant légèrement en avant.

— Je ne comprends pas, m’étonnai-je tout en tentant de maîtriser le chevrotement de ma voix. De qui parlez-vous exactement ? De mon amie Hortense, que je n’ai pas revue depuis mon départ de Nancy ?

— Bien sûr que je parle de cette demoiselle, rétorqua l’inspecteur.

J’affichai un air surpris, interrogateur. Je ne devais pas perdre ce maigre avantage que je venais de gagner. L’apparente sérénité de mon interlocuteur semblait se fissurer, je devais à tout prix enfoncer le coin.

— Vous dites qu’Hortense aurait... assassiné quelqu’un ? C’est impensable, soyons sérieux. À moins... à moins qu’elle n’ait finalement succombé... oui, ce peut-être tout à fait possible…

— Qu’est-ce qui peut-être possible ?

— Sa grand-tante ? Hortense aurait attenté à la vie de sa grand-tante ? J’écarquillai les yeux, horrifié, avant d’ajouter, complice : ceci dit, pour avoir eu le déplaisir de rencontrer cette pie, je pourrais presque la comprendre…

Je n’en revenais pas de mon audace. L’homme en face de moi se raidit. Sa paupière se crispa tandis que son regard devint plus noir encore. Peut-être étais-je allé trop loin ? Je me reculai, méfiant, le dos bien calé sur ma chaise. L’inspecteur se leva d’un bond, sembla vouloir se jeter sur moi. Il marqua une pause, immobile, se contrôla aussi vite qu’il avait jailli. Et apparut de nouveau ce sinueux sourire glaçant.

— Bien joué, Sauvage. Nous avions pourtant dit que vous ne me feriez pas perdre de temps. C’est dommage, je regretterais de devoir passer à un interrogatoire plus... classique. Avec vous, comme avec votre amie.

Je déglutis avec difficulté, comprenant à la perfection la menace à peine dissimulée.

Resté debout, l’homme s’approcha de moi. Je sentais la colère contenue irradier de tout son être. L’attitude calme et posée affichée au début de notre entretien n’était donc bien que façade, et je découvrais à présent la bestialité cachée derrière cette fausse bienséance.

Le policier sembla satisfait de cette peur qu’il palpait en moi.

— Reprenons, trancha-t-il, de cette voix à la fois douce et grinçante. Que faisiez-vous avec cette demoiselle, au bal de la comtesse ?

— Au bal ? Mais je tentais de la séduire, bien sûr, assurai-je.

L’homme parut décontenancé par cette réponse. J’en profitai pour pousser plus avant. Je ne savais comment finirait cet entretien, mais je restais fermement décidé à ne pas reculer d’un pas, pour protéger de toute la force possible mon amie.

— Voyez-vous, glissai-je, la nièce de Madame de T. n’est pas une proie facile. Je redouble d’efforts pour gagner son cœur, et si je le peux, son lit, depuis déjà des semaines. Bien sûr, sa tante ne voit pas mes avances d’un bon œil, mais je l’aime, cette jeune demoiselle, je n’y peux rien.

Le serpent se crispa. Ses traits se durcirent et son poing s’écrasa avec violence sur le plateau de la table, me faisant sursauter de surprise.

— Silence ! hurla-t-il. Je sais que c’est elle ! Elle a été reconnue, nos informateurs sont catégoriques !

Cette certitude m’ébranla. Je me forçai à affronter son regard, et nous restâmes face-à-face, muets lutteurs, lui debout, rouge de colère et moi, frissonnant, pelotonné sur ma chaise.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez, monsieur, rétorquai-je. Si cette délicieuse nièce était celle que vous croyez, je m’en serais tout de même aperçu, et…

L’inspecteur allait bondir sur moi. Dieu seul sait ce qu’il s’apprêtait à me faire subir. Par chance, ou parce qu’il écoutait discrètement de l’autre côté, la porte s’ouvrit sur un Duroc empourpré de rage.

— Louvel ! gronda-t-il. Votre temps est écoulé. Quittez cette pièce ! Immédiatement !

D’un geste, il donna l’ordre d’entrer à deux des militaires affectés à la sécurité de l’école. Vétérans endurcis, ils avaient suivi le directeur dans toutes ses campagnes pour trouver une fin de carrière confortable entre les murs rassurants de l’établissement. Ils ne servaient plus qu’à des fonctions honorifiques, levées de drapeau ou revues protocolaires. Mais ils n’en demeuraient pas moins impressionnants, leurs carrures encore larges et leurs cicatrices inquiétantes nous imposant un respect certain des règles. Étonnamment, leur prestance guerrière éloignait par ailleurs de l’école colporteurs, mendiants ou tire-laines.

Le policier s’arrêta net dans son élan et réussit le tour de force de retrouver en un instant l’attitude affable et souriante que je savais désormais parfaitement fausse. Il me fixa de son regard perçant, donnant l’impression qu’il ignorait les deux hommes en train de s’approcher de lui.

— Sauvage, nous n’en resterons pas là, me cracha-t-il au visage.

Sans un mot de plus, il quitta la pièce, accompagné de son escorte. À son passage, Duroc le fusilla à son tour des yeux.


— Il va falloir que vous m’expliquiez, m’ordonna le directeur, une fois seul avec moi. Pourquoi ce rat est-il venu jusqu’ici, bravant mon autorité, pour vous interroger ?

Que lui répondre ? J’étais partagé entre ma ferme volonté de ne rien dévoiler et la respectueuse crainte que m’imposait son aura naturelle. Je décidai de m’en tenir à un demi-mensonge, persuadé qu’il connaissait déjà tout de l’interrogatoire que j’avais affronté.

— Je ne comprends pas, monsieur, murmurai-je. Cet inspecteur est venu me parler d’une amie de Nancy qui aurait... commis un crime ? Il insinue qu’elle se trouverait à Paris, et que je l’aurais même rencontrée.

J’adoptai un air contrit, conscient de ne pas exceller en matière de comédie, mais résolu à poursuivre sur ce chemin rempli d’ornières.

— Il a visiblement confondu. Avec la nièce de Madame de T. qu’elle héberge actuellement chez elle, et sur qui... sur qui j’ai des vues...

Duroc écouta mes explications avec attention. J’essayai d’en dire le moins possible, de ne pas divulguer d’information compromettante, ni de laisser échapper un détail confondant. Il marqua un intérêt certain à l’évocation du meurtre, fronça les sourcils au nom de la comtesse. Il me posa des questions, précises et affûtées, auxquelles j’eus le plus grand mal à répondre sans me trahir.

Bien plus fin et subtil que cet idiot de policier, je décelai en lui l’expérience qu’il possédait à mener un interrogatoire. Aucune menace, nulle violence. Il n’eut pas besoin de hausser le ton, de gesticuler. Je dus me mordre l’intérieur des joues pour ne pas succomber à l’envie de tout révéler, me soulager. Je pensai à Hortense, son visage dansant devant mes yeux pour renforcer ma conviction.


Cette épreuve s’avéra bien plus difficile à vivre que l’interrogatoire de Louvel.

Mes explications terminées, le directeur réfléchit une poignée de secondes, comme absorbé par ses pensées, puis se leva. Avait-il cru à mon histoire ? Je m’en persuadai, sans parvenir à lire la moindre information sur ce visage de marbre.

— Je vais m’occuper de ça, ne vous en faites pas, lança-t-il.

Ces quelques mots eurent sur moi un effet magique. Je me sentis soudain rassuré, soutenu. Duroc aurait pu me sanctionner pour m’être trouvé à l’origine de l’incursion de la police dans l’établissement. Il aurait même pu me renvoyer, afin de ne pas ternir l’image de l’école. Mais il m’avait entendu, et par cette simple phrase, m’assurait de sa protection.

— Vous devrez rester discret quelque temps, reprit-il. Hors de question de laisser la police remettre les pieds ici ! Nous sommes sous l’autorité directe du ministre de la Guerre, et donc de l’Empereur, et je vais veiller à ce que cela ne se reproduise plus. Je ne comprends pas encore pourquoi le ministre de la Police Baroche a fourré son nez dans cette affaire, mais je le découvrirai bien assez tôt ! Je vous défends de quitter l’école ou de tenter de voir cette Madame de T. ou sa... nièce. Me suis-je bien fait comprendre ?

J’opinai, silencieux.

Rester discret. Comment rester discret alors que je brûlais de rejoindre le quartier protégé ? Prévenir Hortense, trouver avec la comtesse une solution qui mettrait mon amie à l’abri. Je respirai lentement, tentant de garder mon calme. Je refrénai avec difficulté une insoutenable envie de me précipiter au-dehors et de courir vers l’extérieur à toutes jambes.

Duroc me donna mon congé, non sans m’avoir formellement à nouveau interdit de quitter l’école.

Vaine exigence.

Enfin seul, je marchai d’un pas aussi lent que possible dans les couloirs. Ne pas attirer l’attention sur moi. N’éveiller aucun soupçon. Je ne pouvais sortir comme à l’accoutumée. Le directeur allait donner ses ordres, et je craignais que l’inspecteur ne m’attende, dissimulé quelque part.

Arrivé dans les caves, je les traversai au pas de course, en direction de cette porte que nous avions utilisée une fois déjà, lors du monôme, et qui me mènerait vers les catacombes.

Depuis ces tunnels, l’espérais-je, je pourrai rejoindre mon amie.

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