Chapitre 2: Une cavalière

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Je me frayai un chemin au milieu de la foule, manquant à deux reprises de répandre le contenu de mon verre dans de somptueux décolletés. J’esquivai même de justesse un choc frontal avec un vieux barbon, bien trop occupé à séduire une charmante jeune femme pour prendre garde à la venue d’un freluquet comme moi.

Je trouvai enfin ma colombine, sagement assise sur une banquette, à l’écart. Dissimulée derrière le masque de la servante tour à tour humble et hardie de la commedia dell’arte,elle fuyait avec soin toutes les conversations. Je repérai, alors que je m’approchais d’elle, trois jeunes hommes qui, sans en avoir l’air, lui tournaient autour, jetant des regards vers leur proie, tout en se surveillant les uns les autres. Ce ballet évoquait la parade de coqs dans une basse-cour. Ils étaient tous trois vêtus avec soin et me donnaient l’impression de sortir des rangs de l’aristocratie : leur port altier, leur allure un brin supérieure, et leurs manières, recherchées et étudiées, trahissaient sans conteste leur origine.

Je reportai mon attention sur la silhouette de mon amie. Dieu qu’elle était loin de la jeune demoiselle que j’avais connue à Nancy ! Sa beauté juvénile se trouvait rehaussée d’une toilette somptueuse qui mettait à la perfection en valeur son physique, sans jamais en montrer plus que ce que la bienséance et le bon goût exigeaient. Sa chevelure blonde descendait en cascade ondoyante sur ses frêles épaules, et son teint resplendissait d’une pure clarté.

Je restai un instant dissimulé à sa vue afin de mieux l’admirer, fixer en ma mémoire cette vision magnifique. J’observai aussi du coin de l’œil les trois nobliaux qui se rapprochaient d’elle avec plus ou moins de discrétion. Je ne pouvais pas laisser ces séducteurs imberbes la courtiser. Non par jalousie, me mentis-je, mais parce que pareille relation pourrait déboucher sur des questions, entraînant des réponses, aux inévitables zones d’ombre. Une ou deux maladresses, et c’est tout son secret qui aurait menacé de se retrouver révélé, avec les désastreuses conséquences qui en découleraient. La comtesse nous avait confié que la police recherchait toujours mon amie.

L’image d’Hortense traînée dans une prison, ou pire encore, au pied d’un échafaud, me fit chanceler. Sans plus attendre, je brisai le petit cercle de ses admirateurs et m’approchai d’elle, un large sourire sur le visage.


— Hortense, tu es superbe ! lançai-je dans une exclamation à peine trop forcée.

Je savourai la vision de la mine déconfite du trio, soldats vaincus avant même d’avoir mené le combat, fauchés par l’irruption d’un inconnu dès le début du premier acte.

Mon amie leva la tête vers moi, quitta la rêverie dans laquelle elle s’était réfugiée. Elle me fixa, pendant un instant, encore perdue dans ses pensées. Un voile de tristesse que je n’avais pas vu depuis là où je me tenais recouvrait son visage, qu’elle chassa dès qu’elle me reconnut.

— Pierre ! s’écria-t-elle, tandis qu’elle se levait avec grâce. Où étais-tu passé ? J’ai cru que tu n’allais pas venir !

— Toi aussi ? Décidément. Vous auriez été deux à me tuer, alors.

— Sans aucun doute, répondit-elle en riant.

Elle regarda le canapé où elle se tenait un instant plus tôt.

— Tu te souviens quand nous nous sommes retrouvés pour la première fois ? J’étais assise sur un banc…

— Dans le cloître du jardin de ton père, la coupai-je. Ça, comment j’aurais pu l’oublier ? J’ai bien cru y passer, cette fois-là.

— Quelle froussard tu fais ! me taquina-t-elle.

— Et quelle reine de la mise en scène tu es ! répondis-je du tac au tac.

— C’était tellement facile de t’effrayer. Si je m’étais amusée à taper dans mes mains à ce moment-là, tu serais parti en hurlant, j’en suis sûre.

— Même pas, ajoutai-je sur un ton faussement vexé.

Je me sentais heureux de la voir de nouveau enjouée. Elle sombrait de plus en plus souvent dans la tristesse, malgré les mois qui passaient et l’éloignaient de sa terrible expérience. Tantôt joviale et pleine de vie, ainsi que je l’avais toujours connue, elle pouvait soudain se renfermer et laisser son regard errer au loin, l’esprit en peine.

— Toute cette richesse étalée, reprit-elle plus sérieusement. C’est à la fois si captivant, et si... déroutant.

— À qui le dis-tu…

— Tu sais, ces faux-semblants et ces artifices me pèsent, Pierre. Je n’en peux parfois tellement plus que j’aimerais me cacher dans ma chambre pour ne plus en ressortir. Quand j’étais à Nancy, je détestais ce monde-là. Celui que mon père tentait de percer sans succès. Je me moquais de ces nobliaux, de tous les courtisans, membres de cette bonne société. Et je me retrouve en plein milieu de cet univers...

Elle se troubla puis poursuivit, d’une voix sourde :

— Et d’autres fois, j’aspire à vivre, à rire, à découvrir la vie ! Goûter mille expériences. Partager mille nouveautés. Comme si... comme si rien ne s’était passé. Comme si…

Ses yeux rougirent, s’embuèrent de larmes menaçantes. Je lui pris la main, rassurant.

— Je suis là, tu le sais.

— Oui, bien sûr, et je te dois beaucoup. Mais si tu n’étais pas arrivé tout à l’heure, je serais partie me réfugier à l’étage. Je n’ai plus de force, je suis parfois si fatiguée…

— Madame de T. ne te l’aurait pas pardonné, essayai-je de glisser, sur le ton de la plaisanterie.

— Je le sais, soupira-t-elle. Elle voudrait que je puisse pour une fois profiter d’une de ses soirées. Ainsi masquée, je ne risque rien d’après elle. Elle me dit que je suis à l’abri désormais, qu’il est temps que je vive comme le ferait une jeune femme. Elle me compare à un diamant brut qu’elle taillerait avec délice. Comme si je lui appartenais...

J’attirai doucement Hortense à moi, mes deux mains dans les siennes. Je sentis, sans vraiment le noter, le vide qui s’était créé autour de nous. Les trois prétendants avaient baissé pavillon et s’étaient, à leur grand désespoir, rabattus sur d’autres cibles plus accessibles. J’aurai pu m’en amuser, mais le regard attristé de mon amie m’empêchait d’éprouver tout sentiment de la sorte.

— Elle est comme ça, tentai-je de la rassurer. Entière. Excessive, parfois. Son amour déborde et elle veut tout faire pour toi, au point qu’elle peut en arriver…

— À m’étouffer, me coupa-t-elle.

Je soupirai. Je la sentais proche de la rupture, tiraillée entre la peur de l’avenir, l’angoisse du présent, la volonté de remercier la comtesse, et le désir profond que je lui savais de s’enfuir, de pouvoir enfin parcourir le monde. Libre, comme je l’avais toujours connue.

— Je lui dois tout, Pierre. Elle m’a recueillie, m’a protégée, réconfortée. Ma vie entière ne suffirait pas pour lui exprimer toute ma gratitude. Mais je ne peux plus rester ainsi, me cacher, me dissimuler, trembler dès qu’un regard un peu trop appuyé se pose sur moi. Si je croise un policier dans la rue, je suis saisie de peur au point de ne plus pouvoir bouger ni respirer.

Elle s’effondra sur le canapé, les mains devant son visage. Je la rejoignis en douceur, présence silencieuse et amicale.

— Je fais des cauchemars toutes les nuits, souffla-t-elle. Je rêve que je fracasse le crâne d’un inconnu, que des doigts griffus m’agrippent pour me tirer sous terre. Je crois que je deviens folle… Je fonds parfois en larmes, sans raison, pour une minute plus tard m’enthousiasmer de tout, rire aux éclats. Je veux m’en aller, Pierre. Quitter cette ville, quitter cette vie. Partir, loin de tout ça.

— Nous le ferons, je te l’ai promis. Un jour, nous partirons, nous survolerons le monde du haut d’un dirigeable, traverserons les océans, surplombant les plus hautes montagnes.

— Un jour… renifla-t-elle.

Je la pris dans mes bras, sans me soucier des regards qu’on pourrait nous porter, sourd aux sons de la fête battant son plein autour de nous. Je la serrai contre moi. Je sentis sur ma joue ses larmes couler. Nous restâmes ainsi, immobiles et silencieux au milieu de toute cette agitation, durant de longues minutes. Elle s’apaisa peu à peu. Elle réprima un ultime sanglot, redressa la tête pour fixer son regard dans le mien.

J’avais cru que ce bal masqué aurait pu devenir l’occasion pour mon amie de se libérer du carcan qui l’oppressait. Oublier pour quelques heures, comme lors de notre promenade dans les rues de Paris, sa condition de recluse. Mais je craignais que ses angoisses ne soient bien trop ancrées dans son esprit et dans son cœur.

À moins que… quelques pas de danse, pensais-je, à mon tour empli d’effroi à cette idée.


— Que vous faites là, tous les deux ? s’écria Madame de T. faisant irruption devant nous. Je vous cherche depuis une éternité, au moins !

Elle se campa face à notre duo, les poings sur les hanches. Son visage enjoué se métamorphosa en un instant lorsqu’elle vit les traits d’Hortense.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Pierre, auriez-vous osé faire pleurer cette délicieuse jeune demoiselle ?

— Non, je... non... balbutiai-je, mes moyens définitivement perdus.

— Ce n’est rien... ne vous en faites pas, assura Hortense, s’essuyant avec délicatesse les larmes de son visage. Pierre est un chevalier servant admirable. Je suis... je suis juste un peu fatiguée, je crois.

La comtesse avait parfaitement saisi la situation. Elle aussi devait affronter les doutes et les accès de tristesse de mon amie. Elle prit donc les choses en main, sans nous ménager d’échappatoire.

— Mais je sais bien qu’il est admirable, ma chère ! Allons ! Cessez vos bavardages, vous êtes jeunes, vous êtes magnifiques, allez donc nous montrer vos prouesses en danse, lança-t-elle.

Je me pétrifiai. Pas ça. J’avais espéré éviter ce supplice. Mais personne ne pouvait résister à la volonté de Madame de T. Et puis, si c’était pour Hortense...

Elle nous prit tous deux par la main, nous guida vers le grand salon où les couples de danseurs virevoltaient avec grâce. D’une légère poussée, elle nous fit pénétrer dans le cercle infernal.

Hortense, à nouveau maîtresse de ses émotions au point que j’aurais pu la croire bénéficier de cours particuliers de notre protectrice, m’adressa un sourire si plein de vie et de bonheur retrouvé que je ne pus que lui présenter ma main.

Liés par ce contact, nous ne formions plus qu’un.

Je posai un pied sur le parquet spécialement installé pour l’occasion.

Puis un deuxième.

J’étais perdu.

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