Chapitre 12: Découverte

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15 mai 1864

J’avais confié Hortense à notre protectrice depuis une semaine et j’avais réussi à les visiter à deux reprises. Je redécouvrais mon amie, malgré la terrible situation. Nous discutions pendant des heures, rattrapant ce temps que nous croyions perdu. Je restais avec elle aussi longtemps que possible, chaque minute passée en sa compagnie m’étant plus chère que tout. À peine quittée, j’espérais avec impatience notre rencontre suivante.

Madame de T. entourait la jeune femme de toute l’attention maternelle dont elle semblait déborder. Elle ne lui laissait pas un instant de répit, la questionnait sans cesse sur sa vie à Nancy, ses aspirations, ses craintes. Elle l’interrogeait sur la relation que nous partagions elle et moi. Comment nous nous étions rencontrés, comment nous avions réussi à garder le secret des liens qui nous unissaient. Elle avait ri à l’histoire de ma première entrevue avec Hortense dans les jardins de la Barrique, à la description du dernier Noël vécu là-bas. Elle se renfrognait et grondait lorsque celle-ci évoquait son père ou sa grand-tante, s’enthousiasmait dès qu’elle lui parlait de ses lectures, de sa soif de découvertes et de savoir. Elles passaient des journées entières à échanger sur l’astronomie ou sur les sciences aéronautiques, trouvant dans les airs et les astres ce point commun qui les passionnait.

La comtesse était capable de toutes les prouesses pour occuper l’esprit de mon amie et l’empêcher à tout prix de penser à ce qui s’était passé à Nancy.


Alors que je m’apprêtais à retrouver Hortense avec toujours autant de plaisir, ayant franchi la barrière habituelle du garde-chiourme germanique, Madame de T. m’interpella depuis son boudoir.

— Pierre, s’il vous plaît. Pouvez-vous venir ?

Son ton laissait transparaître une inquiétante préoccupation. Elle parlait à voix basse, chose bien surprenante la concernant. Je pénétrai d’un pas prudent dans cette pièce, domaine réservé que peu pouvaient fréquenter. Mon hôtesse se tenait assise dans un large fauteuil de velours, des documents étalés sur le guéridon devant elle. Elle me fit signe d’approcher, je pris place sur un tabouret, face à elle.

— Je voulais vous voir seul à seul. Hortense se repose, aussi pourrons-nous parler en toute quiétude.

La comtesse soupira, affichant une moue d’excuse sur son visage inhabituellement tendu.

— Je suis désolée de ce ton de conspiratrice, mais comme vous le savez, j’ai fait en sorte de me renseigner sur... l’affaire nous concernant.

Elle répugnait à évoquer le meurtre de l’officier autrement que par le terme de l’affaire, comme si ce mot pouvait donner corps à ce qui s’était passé.

— Avez-vous... avez-vous appris quelque chose ? la questionnai-je, mes yeux refusant de quitter les feuilles de papier dont elle venait de s’emparer, comme si elles pouvaient renfermer un secret d’État.

— Oui, souffla-t-elle. J’ai contacté plusieurs de mes amis, à Nancy. Ils ont pu mener une enquête avec la plus grande précaution. Il ne fallait surtout pas éveiller les soupçons, et encore moins risquer que l’on puisse remonter jusqu’ici.

— Est-ce que ?

Je me tus, incapable de prononcer un mot de plus.

La comtesse me regarda longuement, ses yeux s’embuant peu à peu tandis que les traits de son visage se crispaient.

Je compris alors l’implacable vérité. J’avais jusqu’à présent espéré en secret qu’il ne s’était agi que d’une dispute. Que l’officier, certes blessé, n’avait pas succombé, et qu’Hortense pourrait s’en sortir. Je m’étais raccroché à cette idée. J’en étais tant persuadé qu’il ne pouvait plus à mes yeux en être autrement. Je savais au fond de moi que cette défense intérieure n’était basée que sur un espoir ténu, presque une supplique. Mais je refusais au plus profond de mon âme d’imaginer ma tendre amie transformée en assassin.

Je me levai, incapable de rester assis plus longtemps, traversai la petite pièce à grandes enjambées, me postant face à la double porte-fenêtre. J’observai le quartier protégé, à mes pieds, les passants déambulant sur les trottoirs, les véhicules se croisant sur la chaussée. J’aurais voulu hurler, leur crier de s’arrêter, tous. Ou de s’en aller hors de ma vue, disparaître de mon esprit embrumé par la tristesse. Comment pouvaient-ils ignorer les peines que je ressentais, continuer à vivre comme si rien ne s’était passé ? Dérisoire accès de rage devant un monde qui ne cesserait d’avancer, imperturbable.

Je me retournai après de longues minutes de cette morne contemplation.

Madame de T. retenait à grand-peine des larmes qui menaçaient de gâcher définitivement son savant maquillage.

— Que s’est-il passé ? demandai-je enfin, d’une voix grave.

Elle me raconta tout ce qu’elle avait appris. Le corps, retrouvé inanimé par le père d’Hortense. La panique qui avait envahi les appartements du directeur à la découverte de la rixe, de la disparition de la jeune femme. On avait fait appeler un médecin, qui avait ordonné que l’officier soit transféré en toute hâte à l’hôpital Saint-Charles, situé non loin de là, rue Saint-Jean. Les sources de la comtesse se montraient formelles. À cet instant précis, la victime était encore vivante. Elle aurait même, selon des témoins, pu s’exprimer convenablement. L’histoire devint plus complexe par la suite. Certains racontaient que l’homme serait décédé peu de temps après son arrivée à l’hôpital. D’autres qu’il aurait séjourné dans une des salles communes plusieurs jours durant, avant de succomber.

— Comment est-ce possible qu’un blessé meure dès son admission dans cet hôpital, puis une nouvelle fois des jours plus tard ? m’exclamai-je.

Un poids écrasait ma poitrine. J’avais cru à un fugace espoir lorsque Madame de T. m’avait annoncé que l’homme avait survécu, bien vite détruit par le funeste dénouement.

— Je ne sais pas, répondit la comtesse, dépitée. Il y a une zone d’ombre que je ne parviens pas à éclaircir. Mes sources ont fait tout ce qu’elles ont pu pour en apprendre plus, mais elles se heurtaient chaque fois à un mur, impalpable et infranchissable. Elles ont tout essayé, je peux en jurer. La séduction, l’intimidation, et même la corruption. Elles finirent par devoir se montrer plus discrètes, ayant attiré sur elles des regards suspicieux. Il semble qu’une forme de secret ait été imposé. De façon surprenante, la mort de l’officier ne s’est presque pas ébruitée dans la ville. Et encore moins la fuite d’Hortense...

Je m’inquiétais, à présent, que l’on ait pu remontrer jusqu’à la comtesse. Et donc jusqu’à Hortense. Pourquoi cette aura de mystère autour de cet homme ?

— Il semble que cet homme ait bénéficié de puissants appuis, reprit la comtesse. Les témoins avaient peur dès lors que mes contacts tentaient d’en savoir plus.

— Peur ? D’un mort ?

— De sa famille, plus probablement, trancha-t-elle.

Elle marqua une pause, songeuse.

— Il y a autre chose... Cette personne avait une réputation... exécrable. Des rumeurs de violence, d’agressions sur des prostituées, ou des femmes, de toutes conditions sociales, simples paysannes comme filles de bourgeois. Il aurait même kidnappé l’aînée d’un riche commerçant de Nancy dont il s’était entiché, la séquestrant plusieurs jours. Il lui aurait fait subir des actes... abominables, et la pauvrette, à l’honneur bafoué, serait depuis enfermée dans un couvent. Mais il n’a jamais été inquiété, jamais condamné. Les témoins disparaissaient, ou se taisaient.

Madame de T. avait pâli. Sa voix n’était plus qu’un murmure : nous imaginions tous deux Hortense dans les griffes d’un tel tortionnaire.

— C’est inconcevable ! grondai-je. Comment une brute pareille pouvait agir ainsi ? En toute impunité ?

— Ses protections, sans doute, glissa la comtesse. Vous ne savez ce que peuvent produire de bons appuis dans notre société.

Je me tus, incapable de répondre. Je m’offusquais de la stupidité de la Barrique qui, pour un peu de gloriole, aurait livré sa fille. Je tempêtais contre ces passe-droits qui gangrénaient l’empire, créant des situations abominables. Et sans cesse s’affichait dans mon esprit l’image de cet imbécile de père. Connaissait-il lui aussi la réputation de l’officier dont il voulait faire son gendre ? Espérait-il vraiment en tirer avantage malgré le danger auquel il exposait son enfant ? C’était impossible ! Lui qui la protégeait comme un joyau précieux. Lui qui ne la laissait fréquenter personne.

— Comment a-t-il pu la laisser entre ses mains ? repris-je, hors de moi. Il mériterait d’être puni pour avoir mis sa propre fille en danger !

— Je ne sais pas, murmura Madame de T. L’attrait du pouvoir, de la richesse. C’est un homme cupide, visiblement prêt à tout pour réussir.

— À tout jusqu’à en sacrifier son unique enfant ! m’exclamai-je. Si je retourne à Nancy un jour, je jure de lui faire payer.

— Pierre… supplia mon amie. Cela ne changera rien, vous le savez, sauf à vous attirer de nouveaux ennuis. Pour l’heure, le plus important est de protéger cette chère Hortense. Elle a besoin de nous. Elle a besoin de vous.

Madame de T. m’observait en silence. Elle avait raison, bien sûr. Brûler la cervelle de ce misérable n’améliorerait pas la situation d’Hortense. Je me calmai avec peine, me rassis face à elle, joignant mes mains en cloche devant mon visage, afin de réfléchir un instant.

— Il va falloir lui annoncer, murmurai-je finalement.

— Voulez-vous que…

— Non. C’est à moi de le faire.

Je n’en avais aucune envie, tant je redoutais ce moment. Je savais qu’Hortense s’était tout comme moi en secret raccrochée, sans vraiment y croire, à l’espoir que sa victime n’avait pas succombé à sa blessure. La nouvelle allait être terrible. Moi seul pouvais me charger de cette tâche.

Je soupirai profondément, dans l’espoir d’y puiser un peu de force. Je me levai, me dirigeai à pas lents vers l’étage supérieur, où se trouvait la chambre de mon amie. Sans même prendre conscience de la situation incongrue aux yeux d’un observateur extérieur, je frappai à sa porte.

Par lâcheté, je priai pour qu’elle ne réponde pas. Quand j’entendis sa voix de l’autre côté.

Pour la seconde fois en quelques semaines, je m’apprêtais à pénétrer dans la chambre d’une personne chère, porteur de nouvelles difficiles.


Comme je m’y étais attendu, l’annonce fut éprouvante et douloureuse pour Hortense. Elle fondit en larmes, s’effondra sur son lit. Je restai longtemps à son chevet, ne quittant exceptionnellement l’appartement que tard dans la nuit.

Hortense refusa de sortir de sa chambre pendant trois jours entiers. Elle ne se nourrissait plus, interdisait toute visite. Nous craignîmes pour sa vie. Puis, peu à peu, ce souffle si puissant qui l’habitait apporta un regain de force dans son corps et son esprit. Elle mit fin à sa réclusion, accepta de rejoindre Madame de T. aux repas. Elle sortit même un jour se promener dans le jardin privé de notre protectrice. Elle était si pâle, rendue presque transparente par la peine.

J’allais à présent en cachette chaque soir chez la comtesse, ne rentrant à l’école qu’après minuit. Je passais mes journées hagard, hébété de fatigue et d’angoisse. Mais je désirais plus que tout être présent. Et nous n’étions pas trop de deux pour réconforter la malheureuse.


Un samedi matin, enfin, Hortense donna l’impression d’avoir quitté son habit de tristesse. Je vis ce jour-là, avec un plaisir profond, un sourire, fin et ténu, mais bien présent, illuminer son beau visage.

Elle s’approcha de moi, qui venais tout juste d’arriver dans le hall d’entrée, pris mes mains dans les siennes, me serra contre elle. Elle ne me dit qu’un mot, à peine murmuré, qui me réchauffa le cœur :

— Merci.

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