Chapitre 11: Un retour

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8 mai 1864

— Sauvage ! De la visite. À la porte !

Nous étions dimanche. Un de ces dimanches froids et pluvieux qui vous rappelaient l’hiver en plein milieu du printemps, invitant à rester cloîtrés et vous traîner sans vrai but tout au long de la journée.

Armand, l’ancien chef de l’absorption, venait de me tirer de mes rêveries. Assoupi sur mes cours, j’eus besoin de plusieurs secondes pour me raccrocher à la réalité et le regardai un instant d’un œil vide. Qui pouvait venir me voir ? Depuis mon arrivée à Paris, je n’avais reçu aucune visite. Tout juste avais-je pu retrouver Mme de T. en deux occasions. Mais notre prochain rendez-vous ne devait avoir lieu que dans une semaine.

— Et dépêche-toi ! Elle est jolie, si tu traînes, je te la prends !

— Une fille ? Quelle fille ? Quel est son nom ?

— Si elle me l’avait dit, je serais en train de lui faire du plat, plutôt que de perdre du temps avec toi.

Imbécile.

Je m’habillai à la hâte pour me présenter une poignée de minutes plus tard à la porte. Ma visiteuse se tenait là, sous le porche, abritée de la pluie. Deux camarades la regardaient d’un air concupiscent. Ils obéirent de mauvais gré à mon geste sec leur intimant l’ordre de déguerpir. La femme, à mon approche, se dirigea vers moi à grands pas et abaissa la large capuche qui dissimulait son visage.

Hortense !

Mon amie me sauta dans les bras. Son rire cristallin résonna avec délice dans mes oreilles. Je la rejoignis dans cet élan de joie, et nous restâmes ainsi, liés l’un à l’autre, durant de longues minutes. Hortense. Ma chère et tendre Hortense. Je n’espérais pas la voir avant des mois. Je lui avais écrit plusieurs lettres, nous avions réussi à garder un semblant de relation épistolaire malgré la distance, mais même mes rêves les plus fous ne me permettaient pas d’imaginer pouvoir la serrer ainsi contre moi.

Je reposai ce corps si frêle et m’écartai d’elle pour mieux l’observer, mes mains dans les siennes. Elle paraissait épuisée. Amaigrie. Ses traits étaient tirés et dès que son sourire se fut effacé, je pus noter l’angoisse qui voilait son visage.

— Hortense... comment est-ce possible ? Comment as-tu pu arriver jusqu’ici ? Ton père t’a laissée t’éloigner ?

Le regard de mon amie se troubla. Avais-je commis une bévue en parlant de sa venue ici ? De son père ?

— Je suis partie. J’ai fui… finit-elle par murmurer.

— Fui ? Mais quand ? Pourquoi ?

— Il y a deux semaines, je crois. Je suis montée en toute hâte dans un omnibus qui quittait la ville. Je ne savais même pas où il allait... Je ne pouvais pas rester... je…

Son regard s’embua de larmes. Une tristesse profonde masqua ses traits d’habitude si rieurs.

Elle avait eu des ennuis. Graves. Et j’avais été absent.

— Que s’est-il passé ? parvins-je à peine à articuler, la gorge sèche.

Elle prit une longue inspiration, s’assura d’un coup d’œil inquiet que nous demeurions seuls.

— Il y avait cet homme, lâcha-t-elle dans un sanglot retenu. Un jeune officier que mon père s’était mis en tête de me marier. J’avais réussi à l’éviter, mais cette vieille bique de tante a tellement insisté auprès de mon père ! Elle a tout organisé, m’a jetée dans un piège. Je devais la retrouver pour notre sortie hebdomadaire, mais c’est cet homme qui m’attendait dans le petit salon. Nous étions seuls dans l’appartement. Il s’est montré irrespectueux, très entreprenant même. Bien trop. Je l’ai giflé. Il s’est mis dans une colère noire, a voulu me frapper. Il allait... J’ai attrapé un de ces affreux vases que mon père entasse et je le lui ai fracassé sur le crâne. Il s’est effondré. Il saignait. Mon Dieu qu’il saignait !

Envahi par l’émotion, j’étreignis mon amie, séchai les larmes sur ses joues et lui passai doucement une main dans les cheveux. Je gardais le silence : elle avait besoin de parler, se libérer. Ensuite viendrait le temps des paroles réconfortantes.

— Pierre, reprit-elle, d’une voix brisée. Il ne bougeait plus. Il était mort… je crois. Je suis restée de longues minutes immobile, pétrifiée. J’ai paniqué. Je me suis précipitée dans ma chambre, j’ai entassé quelques affaires, et je suis partie. J’ai fui. Couru autant que je le pouvais. J’avais froid, j’avais peur. Je ne savais pas où aller. Il ne me restait plus que toi. La seule personne qui pouvait m’aider, qui…

Elle se tut, étranglée par l’émotion.

— Je suis là. Je suis là, Hortense, soufflai-je doucement.

Je sentis ce corps fragile se relâcher. Par ces mots, ces simples gestes, la tension accumulée l’avait quittée. Au moins pour un instant.

— Merci, parvint-elle à articuler. Je suis si... fatiguée.

L’angoisse m’étreignait, par-delà mon assurance de façade. Le meurtre d’un officier, même involontaire, même en légitime défense, était sévèrement puni. Le plus souvent par la peine de mort. Je n’avais aucune idée de ce que je devais faire. J’étudiai les maigres solutions qui s’offraient à moi, les écartant aussitôt les unes après les autres. Impossible de se dénoncer, ni de demander le soutien de la Barrique. Comment cacher Hortense ? Ici ? Impensable ! Quelque part, à Paris ? Mais je ne connaissais personne, et...

Mme de T. !

Elle seule pouvait nous apporter son assistance. Elle était riche, puissante. Mais accepterait-elle de nous aider ? Le risque n’était-il pas trop grand, même pour elle ? Je me persuadai que cet instinct protecteur que je ressentais en elle pourrait faire pencher la balance. Nous ne pouvions de toute façon pas rester ici, Hortense attirait déjà trop l’attention.

Je lui pris la main, lui adressai un regard chaleureux.

— Je sais où t’amener. Tu y seras en sécurité. Je te le promets.

En attendant, ajoutai-je mentalement. En attendant quoi ? Qu’un miracle fasse que ce mort revienne à la vie ? Que personne ne remonte la piste de mon amie ? Ou qu’elle finisse par disparaître, de chagrin et de désespoir ?

— Où est-ce ? murmura-t-elle. Ne me laisse pas seule. Ne m’abandonne pas, je t’en supplie.

— Tu ne seras pas seule, fais-moi confiance.

Je hélai un fiacre. Nous gardâmes le silence tout au long du chemin qui nous menait chez Mme de T.

Je m’annonçai au majordome à l’entrée des appartements. Il fit appeler Hans, le valet de la comtesse. Rigide, sec, celui-ci n’avait en rien changé depuis notre première rencontre.

— Monsieur ? grinça-t-il entre ses dents.

— Je viens voir Madame. C’est de la plus grande importance.

— Êtes-vous attendu ?

Il le savait bien, ce vaurien !

— Non, bien sûr que non ! Vous croyez que j’oserais me présenter ainsi vêtu devant Madame ? lançai-je tout en désignant mes habits, froissés et humides.

— Je le crois, oui, s’amusa mon bourreau.

Hans jouait avec moi, dans l’espoir de me mettre en colère. Je ne lui donnerais pas ce plaisir ! Il fallait avant tout que je voie ma protectrice.

— La comtesse ne m’attend pas. Je ne suis pas vêtu comme il le faut. Mais elle m’a toujours dit que sa porte m’était grande ouverte, en toute occasion. Alors, laissez-moi entrer. Tout de suite !

Il me toisa à nouveau des pieds à la tête, observa enfin mon amie à mes côtés. Je savais bien que ni ma répartie ni mon intonation ne l’avaient fait plier. Mais peut-être pensait-il avoir assez joué au chat avec cette petite souris, ou bien s’était-il inquiété de la présence de la jeune femme à mes côtés ? D’un geste sec, il nous ordonna d’entrer dans le vestibule.

— Qui dois-je annoncer ? persifla-t-il une dernière fois.

Il se payait ouvertement ma tête ! Je lui adressai le plus franc des sourires. Monsieur voulait jouer ? Alors, jouons !

— Annoncez donc… moi. Et mon amie, cela devrait suffire.

Le valet se renfrogna, hésita un instant à m’envoyer une réponse cinglante avant de se raviser. Dédaigneux, il nous tourna le dos pour s’éloigner à grands pas.

Mme de T. fit irruption à peine cinq minutes plus tard. Elle courait presque, sa robe volant en tous sens.

— Pierre ! Mon ami ! Quelle joie ! Quel plaisir ! Hans m’a parlé d’un jeune importun à ma porte. Le connaissant, j’ai tout de suite compris que c’était vous.

Elle prit mes deux mains dans les siennes. Ses joues étaient rougies par l’effort et son décolleté parsemé de fines perles de sueur.

— Et voilà votre amie ? Quel délice !

Elle dirigea toute son attention sur Hortense, restée jusque-là discrète et silencieuse. Elle l’observait, la rassurait de son visage enjoué, la félicitait pour sa beauté, sa grâce, sa délicatesse. Face à cette explosion d’amour et de bonté, Hortense laissa peu à peu s’envoler sa tristesse et sa peur. Elle esquissa même un de ces angéliques sourires qui m’avaient tant manqué.

Mme de T. se tourna ensuite vers moi, faussement courroucée.

— Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit que votre charmante amie viendrait nous visiter ? J’aurais organisé un souper, une réception, que sais-je ? Vous êtes parfois si imprévisible. Ha, mais, j’en raffole !

Notre hôtesse nous guida vers le salon. Nous prîmes place dans de confortables fauteuils, non loin d’une chaleureuse cheminée. Je profitai d’une brève pause dans ce torrent de paroles et de gestes d’affection pour expliquer les raisons de notre venue.

Je ne cachai aucun détail, car je voulais que la comtesse, si elle décidait d’accueillir Hortense, l’accepte en toute conscience. Madame de T. s’agitait, tapotant nerveusement les replis de sa robe à mesure que mon récit progressait. Je lisais dans ses yeux une expression de stupéfaction, bien vite remplacée par une colère sourde.

Je me tus finalement, tremblant de sa réaction. Après un court silence, elle se leva dans une grande envolée de satin.

— C’est une honte ! Un scandale ! s’empourpra-t-elle. Comment un père peut-il laisser ainsi une si charmante jeune femme en compagnie d’un homme ? De nos jours ! C’est inacceptable ! Criminel ! Intolérable ! Il devrait être châtié, pour avoir permis de vous retrouver en pareille situation.

La comtesse s’éloigna d’un pas vif, revenant aussitôt vers nos fauteuils. Ses traits se détendirent soudain, elle respira profondément, laissant apparaître un doux sourire sur ce visage courroucé un instant plus tôt.

— Vous n’êtes que la victime de cette odieuse machination. Et nous devons vous protéger avant toute chose. Ma chère Hortense, permettez-moi de vous appeler ainsi, et je vous prie de m’appeler Eugénie, vous serez ma nièce. Une nièce éloignée que j’accueille chez moi pour parfaire son éducation parisienne. Vous logerez dans une des chambres réservées aux invités. Vous pourrez vous reposer. Je vous promets que vous serez à l’abri et en sécurité.

— Mais... tenta de plaider Hortense.

— Ne protestez pas, je vous prie. C’est chose faite, à présent.

La comtesse se tourna vers moi, son visage habité par une ferme assurance.

— Mais Hans ? ajoutai-je. Il sait que Hortense est une amie. Qu’elle est venue avec moi.

— Hans sera muet, je vous le promets. Il garde bien d’autres secrets…

Notre protectrice agita la main, arrangea sa robe et reprit :

— Mais assez parlé ! Cette charmante demoiselle est épuisée. Elle a besoin d’un repas, d’un bain chaud et d’une pleine nuit de sommeil. Plus tard, viendra le temps des discussions.

Mme de T. entraîna Hortense à sa suite, sans que celle-ci ni moi-même puissions répondre et s’éloigna en sa compagnie d’un pas vif en direction de ses appartements privés.

— Vous pouvez disposer, Pierre, me lança-t-elle avant qu’elles ne disparaissent toutes deux. Je me charge de tout. Revenez souper demain soir, je vous ferai chercher.

La porte se referma derrière elles. J’étais seul dans le salon. Je n’avais pu que capter un ultime regard de mon amie. Il s’y lisait de la crainte, mais plus encore ce soulagement que peut montrer un enfant lorsqu’il se trouve dans les bras rassurants d’une mère.

Par-delà la porte, j’entendais la voix de la comtesse qui diminuait à mesure qu’elles s’éloignaient. Elle avait repris son rôle de parfaite noble gentiment écervelée, posant mille questions à sa protégée, sans même lui laisser le temps d’y répondre, faisant feu de tout bois pour détourner sa protégée de ses craintes.

Le silence revenu, je restai encore un instant immobile. Mes pensées s’emmêlaient. J’étais inquiet pour Hortense, mais rassuré de la savoir à l’abri. J’avais hâte de la retrouver demain soir. Que nous puissions parler, renouer nos liens. Plus que tout, j’étais interloqué par ce que je venais de voir chez Mme de T. Je l’avais déjà devinée bien moins superficielle qu’on pouvait le penser, lors de ma conversation au sujet du professeur Descart. Son attitude avait alors piqué mon attention. Mais je découvrais à présent qu’il se cachait en elle bien plus. Un sérieux que je suspectais déjà sans en être convaincu. Une gravité même. Et une impressionnante et déroutante capacité de décision et d’organisation. Elle n’avait pas hésité un instant, étendant son aile protectrice sur Hortense, sans la juger ni la sermonner.

La tête embrumée, je sortis et retrouvai le froid humide de ce dimanche de mai.

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