Chapitre 8: Virée

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28 avril 1864

Charles me l’avait promis.

Il s’était vanté, dès notre première rencontre, de connaître la capitale comme le fond de sa poche. Il m’avait décrit tous ses attraits, tous les lieux qu’il fallait découvrir et visiter. Des plus fameux et réputés aux plus sordides et mal famés. Je l’avais pris au mot et il s’était engagé, dès que nous en aurions l’occasion, à me servir de guide.

Maintenant que l’absorption était terminée, la pression s’était relâchée au sein de l’école. Nos tortionnaires d’hier s’étaient transformés en camarades affables et proches de nous. Je connaissais désormais l’importance des traditions qui régentaient notre institution, mais j’avais le plus grand mal, comme nombre des autres élèves de première année, à côtoyer et rire avec ceux-là même qui une semaine plus tôt nous insultaient et nous bousculaient. Cette étrange impression me poussait encore plus à m’évader au plus vite, tant je ressentais le besoin de goûter un air nouveau et aspirais à découvrir des lieux inconnus.

En ce samedi après-midi nous avions relâche, aussi en avions-nous profité pour quitter les murs de l’école et nous aventurer dans les rues de la cité. Charles menait notre duo, je me contentais de le suivre, le nez en l’air à la découverte de mille nouveautés. Il me décrivait tel bâtiment, telle avenue. Je m’émerveillais de la hauteur des édifices, de leur richesse. La foule arpentait les larges trottoirs en groupes serrés, et le ballet des véhicules occupait les quatre voies des chaussées. Tant de faste, de puissance, ne pouvaient être que le minimum pour la capitale d’un empire qui s’étendait sur des milliers de kilomètres.

Nous avions emprunté un tramway électrifié qui nous avait conduits tout droit sur l’île de la Cité. Sur le parvis de Notre-Dame de Paris, je restai sans voix devant tant de grâce et de puissance. La cathédrale était le bâtiment le plus haut de la ville, et son architecture n’avait encore jamais pu être égalée. Ses flèches se dressaient vers le ciel. Elles semblaient toucher les immenses aérostats, qui le traversaient à une vitesse qui me paraissait folle.

— C’est... c’est merveilleux, ne pus-je que prononcer au bout de deux bonnes heures de visites.

— Ouais, tempéra mon ami. Mais maintenant que tu as joué le parfait touriste, il est temps de découvrir le cœur de Paris, mon vieux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tout ce que tu as vu, Notre-Dame, la préfecture impériale, la mairie, le Louvre, même, ce ne sont que des gravures pour la propagande. Ce que moi je vais te faire admirer n’est connu que des Parisiens, les vrais.

Je l’observai, imperturbable. Il m’intriguait forcément avec toutes ces allusions. Je brûlais de découvrir ces quartiers en apparence si mystérieux.

— Alors, allons-y, tranchai-je.

— Brave petit, ricana-t-il. Après ça, je te promets que tu ne verras plus la vie de la même manière, mon gars.

Il partit d’un grand éclat de rire et sauta sans hésitation sur la plateforme d’un trolley qui venait de nous frôler. Surpris, je n’avais pas bougé, et déjà il s’éloignait.

— Cours, Pierre ! lança-t-il, jovial. Ou tu te contenteras de m’entendre te raconter tout ce que j’aurai fait cet après-midi !

Piqué au vif, je m’élançai. Par chance, le véhicule entamait un virage qui l’obligea à ralentir. Je pus ainsi atteindre à mon tour la place où se tenait mon ami, essoufflé par cette course brutale.

Le voyage dura une demi-heure. Les passagers montaient et descendaient d’arrêt en arrêt. Je les observais avec attention. Je m’imprégnais de leur façon de se comporter, de se vêtir, de parler, même. Tout me captivait. J’avais le sentiment de me retrouver dans une ville étrangère, tant elle était éloignée de tout ce que je connaissais jusqu’à présent.

— C’est ici, lança Charles, alors que nous abordions un quartier populaire.

Les maisons étaient bien plus délabrées qu’au centre-ville. Les rues, plus étroites, et les passants, plus inquiétants.

Il me guida dans un méandre de petites ruelles. Je le suivais à la trace, persuadé de ne pas m’y retrouver si je le perdais. L’animation était grande. Des marchands ambulants criaient afin de vendre leurs produits, achetés par des matrones pour la plupart deux fois plus larges que moi. On s’interpellait dans les étages, de fenêtre à fenêtre, dans un joyeux charivari de langues étrangères. Le sol était boueux. Il avait jadis dû être pavé, mais la couche de détritus qui le recouvrait depuis des années l’avait transformé en un tas d’immondices poisseuses et glissantes. J’apercevais des échoppes aux vitrines gagnées par la crasse qui vendaient tout ce que l’être humain pouvait imaginer. Des bars, des tripots, des hôtels miteux se répartissaient les pas de porte libres.

Bientôt, Charles s’arrêta. Il se tourna vers moi, un large sourire sur les lèvres. Il pointait du doigt un bâtiment qui me fit me redresser de surprise. L’endroit dénotait dans le paysage. Sa façade imitait les devantures romantiques des villes italiennes, à grand renfort de colonnades et de balcons ouvragés. De couleur ocre, elle regorgeait de moulures d’un écarlate vif. Des lumières brillaient à chaque fenêtre, où de jeunes femmes à peine vêtues et à l’allure provocante s'y penchaient, laissant se dévoiler aux passants tous leurs appâts.

— Bienvenue à la maison !

À la maison ?

Mon ami ne fut pas étonné de ma surprise. Il sourit plus largement encore, avant de reprendre.

— Je t’avais dit que mes parents étaient dans le commerce. Hé ben, le voilà, leur commerce.

— Un bordel ?

— Et le plus réputé de Paris, s’il te plaît ! N’importe qui ne vient pas s’encanailler ici. Que du gratin, du beau monde, tu peux me croire. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai pu entrer à l’école.

— Alors ça, si je m’étais attendu ! m’exclamai-je. Tes parents tiennent un bordel.

— Ouais ben ça va, remets-t’en, rétorqua-t-il, passablement irrité.

— Non, non, excuse-moi, ce n’est... c’est juste que c’est la première fois que je…

Il éclata de rire.

— Ça, je le savais, que c’était la première fois, t’inquiète pas !

Du premier étage, une jolie blonde d’à peine notre âge nous observait. Son visage s’illumina lorsqu’elle reconnut mon ami.

— Hé ! Mais c’est Charles ! Qu’est-ce que tu fais là, mon mignon ? Tes parents t’attendent ?

— Je fais visiter, répondit-il.

— En voilà, une bonne idée, s’amusa-t-elle.

Elle me fixa du regard, ce qui me fit aussitôt monter le rouge aux joues.

— Alors, à tout de suite, reprit la jeune femme. Et amène-moi ton ami.

Charles me poussa du coude, afin de me faire entrer dans l’établissement.

— Ce que tu peux être nigaud ! me lança-t-il.

À l’intérieur, le spectacle valait bien tout ce que j’avais vu jusqu’à présent. La grande pièce où nous nous tenions s’élevait à deux étages de hauteur. Un imposant escalier central menait à une coursive où patientaient plusieurs jeunes filles. Des tentures de velours rouge recouvraient les murs et les fenêtres du rez-de-chaussée, et plusieurs canapés de la même couleur étaient disposés avec attention. D’autres femmes s’y délassaient, lascives, et tout aussi peu vêtues. Une musique douce emplissait mes oreilles, écarlates. Des clients allaient de l’une à l’autre, tous habillés avec soin, frac et haut-de-forme.

La blonde de tout à l’heure descendait les marches. Elle était encore plus époustouflante, vue d’ici. D’une plastique parfaite, elle connaissait à la perfection tous les codes de la séduction. Vêtue d’une robe de chambre de mousseline qui ne cachait rien de son anatomie, elle se dirigea droit vers notre duo. Elle nous embrassa sur les joues sans gêne aucune, laissant sur ma peau l’odeur de son parfum entêtant.

— Tes parents ne sont pas là, Charles, glissa-t-elle d’une œillade aguicheuse.

— C’est pas grave, on n’est pas vraiment venus pour les rencontrer.

La jeune femme sourit à pleines dents tandis qu’elle reportait son attention sur moi.

— Je vois, minauda-t-elle.

Elle me tendit une main délicate, telle une dame de la haute société qui s’apprêterait à se faire présenter.

— Je m’appelle Lucie, murmura-t-elle. Et toi, joli jeune homme ?

— Pierre... Pierre Sauvage, ne pus-je qu’articuler avec difficulté.

— Ravie de faire ta connaissance, Pierre Pierre Sauvage, rit-elle.

Charles l’accompagna, et je me sentis alors tellement stupide et désemparé que j’aurais pu prendre mes jambes à mon cou.

— Lucie, arrête de le taquiner ! coupa Charles. Tu vois pas que tu l’impressionnes ?

— Moi ? feignit-elle se s’étonner. Mais pourquoi donc ?

Elle agrémenta sa phrase d’un large mouvement des bras, qui écarta les deux pans de sa tenue. J’allais mourir sur place. J’en étais persuadé.

— Lucie ! reprit Charles. Accompagne Pierre là-haut, plutôt que de jouer tes tours. Il est pas loin de perdre connaissance, ça ferait mauvais genre.

La tentatrice répondit d’un sourire entendu, m’attrapa la main et m’entraîna en direction de l’étage. Pétrifié, je jetai un regard vers mon ami tandis que je gravissais les premières marches. Il ne nous quittait pas des yeux, visiblement ravi du tour qu’il était en train de me jouer.

Parvenu dans sa chambre, je restai les bras ballants comme se comporterait un benêt en pareille situation. La jeune femme s’était dirigée vers un bar et avait servi deux verres d’un alcool ambré qu’elle me rapporta, non sans chalouper à foison des hanches.

— Allez, Pierre Pierre, bois ça, t’en as besoin !

J’avalai le breuvage d’un trait et me retins de justesse de tousser sous l’effet de la brûlure, sans pouvoir quitter des yeux cette femme qui m’avait envoûté.

Elle rit à nouveau, m’entraîna par la main vers le large lit qui occupait une bonne partie de la pièce. D’une poussée, elle m’y allongea et me retira, experte, mes vêtements. Je ne résistai pas. Qui l’aurait osé ? Je me retrouvai, nu comme un ver, vulnérable, comme jamais je l’avais été.

Elle s’arrêta, m’observa avec attention, mimant une moue d’appréciation à l’étude de mon anatomie. J’aurais voulu m’enfoncer dans les draps, disparaître à ses yeux tant je me sentais mal à l’aise. Il se trouvait bien loin, le jeune adolescent fringant qui s’inventait mille aventures pour faire rougir le Gros. C’était moi l’idiot, sur ce coup, l’imbécile maladroit et craintif. Mais dans le même temps, je percevais une chaleur intense qui envahissait mon corps et mon esprit. Une excitation comme jamais j’en avais ressenti auparavant.

Lucie arrêta son étude. Elle m’adressa un sourire qui acheva de me conquérir avant de laisser tomber d’un geste assuré son déshabillé, me dévoilant la magnificence de son corps parfait. À faire se damner le diable lui-même.

— Pierre Pierre, tu vas découvrir ce qu'est la vraie vie.

Tel un félin, elle s’allongea sur moi, moulant ses courbes contre les miennes.

Je ne relaterai pas ce qui se passa ce soir-là.

Lucie était une jeune femme experte, qui parvint à me déniaiser sans peine, mais avec tant de douceur et d’attention, que j’ai gardé gravées dans ma mémoire ces quelques heures passées avec elle.

Je la revis plusieurs fois par la suite. À présent que j’avais goûté à ses charmes et à son expertise, je ne voulais qu’elle, bien que la compagnie de Charles m’eût permis de côtoyer toutes les filles de l’établissement que j’aurais souhaitées.

Je me suis pendant des années souvenu avec émotion de la délicatesse de ses baisers et de la perfection de ses formes.

J’aurais pu tomber amoureux de Lucie, d’autres auraient sombré sans combattre, mais je ne parvenais pas à passer au-delà d’un sentiment de profonde tendresse et d’attachement à son encontre, comme si quelque chose au fond de moi m’en empêchait avec force.

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