Chapitre 7: Les Titres

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21 Avril 1864


Le repas du soir s’achevait dans le réfectoire. Le vacarme produit par deux cents jeunes gens occupés à manger couvrait tout, dans un brouhaha incompréhensible.

Assis à côté de Charles, je gardais la tête plongée dans mon assiette. J’étais épuisé, par le rythme des cours et par la vie de l’école. Mes nuits, bien trop courtes, s’enchaînaient avec des journées beaucoup trop longues. Pris dans le tumulte de ces premiers mois, je n’avais pu revoir Mme de T. J’avais toutefois pris soin de lui envoyer des lettres aussi souvent que je le pouvais : je ne voulais pas risquer de voir Hans m’attendre devant la porte de ma chambrée, son infâme sourire sur le visage, prêt à me faire passer un sale quart d’heure pour avoir manqué de respect à sa maîtresse !

Le souvenir de notre après-midi restait toutefois bien présent à mon esprit. Je songeais à ses conseils chaque fois que je revoyais le professeur Descart et prenais soin de graver dans ma mémoire chacune de ses remarques, la plus anodine de ses paroles, pour prendre le temps de les analyser une fois de nouveau seul.


Un cri, proche d’un hurlement, fit s’arrêter toutes les conversations.

Ce son, nous le reconnaissions. Il annonçait le début d’une nouvelle séance d’intégration et rythmait nos journées depuis deux mois. Nous pouvions parfois rester tranquilles plusieurs jours de suite, puis il pouvait résonner à nouveau chaque soir toute une semaine durant.

Les cérémonies étaient variées. On avait traversé des couloirs, au milieu d’une double rangée d’anciens qui nous huaient et nous insultaient. Nous avions été victimes de bousculades violentes et inattendues dans des escaliers ou à la sortie d’une salle de classe, au risque parfois de nous rompre le cou. Une fois, nos effets avaient été cachés avec soin, et nous avions tous dû nous présenter en cours en habits civils pendant une journée entière. Ce qui nous avait valu une somme de punitions de la part de nos professeurs jamais égalée. Nous avions fini par retrouver nos affaires, accrochées aux toits des maisons avoisinantes, battus par la pluie et tachés de la crasse de Paris.

La semaine passée, des anciens avaient fait irruption à la fin d’un cours de mathématiques. Ils nous avaient posé des questions scientifiques sans queue ni tête auxquelles il était impossible de répondre. Nous devions tour à tour monter sur l’estrade, et chaque erreur nous voyait peinturlurés de rouge. La totalité de la classe avait fini écarlate, sous les cris de joie de nos tourmenteurs.

La veille encore, nos chambres s’étaient retrouvées infectées d’une odeur nauséabonde, celle d’excréments dont nous ne voulions pas imaginer la provenance. Nos habits, imprégnés par cette puanteur, nous embaumaient de fragrances pestilentielles. Les anciens s’amusaient depuis le matin à se pincer ostensiblement le nez lorsqu’ils nous croisaient, imitant le cri de porcs déchaînés.

Nous étions obligés de nous y plier. Mon altercation, au cours du monôme, ainsi que les brimades infligées aux récalcitrants, m’avaient convaincu de mauvaise grâce qu’il ne fallait pas s’opposer, et accepter tout cela comme une forme de tradition.


— Les titres ! Les titres ! Les titres !

Les anciens s’étaient mis à hurler, tandis que les responsables de l’absorption montaient sur une large table, leur chef au képi de général au milieu du groupe.

J’avais appris qu’il s’appelait Armand. Il se montrait le plus enragé de tous et ne manquait pas une occasion de nous tourmenter. Il ne quittait pas son couvre-chef, signe de sa charge, et veillait au bon respect des opérations avec une vigilance zélée.

— Mes petits conscrits roujes. Aujourd’hui est un grand jour ! De bren que vous êtes, vous allez devenir des hommes ! Des vrais ! Et il était temps, car vous puez pire qu’un lépreux incontinent !

Hurlements dans la salle.

— Mais avant tout, les titres, mes chers amis !

Nouveaux cris de joie des anciens.

— Premier d’entre vous, reprit le dénommé Armand, mais pas le meilleur, Pierre Sauvage !

Mon nom avait claqué, agrémenté d’un sourire carnassier du chef. On me poussa, me hua, m’applaudit tant et si bien que je me retrouvai au pied de l’estrade improvisée.

Malgré un air que je voulais bravache, je n’en menais pas large. La paume de mes mains transpirait et mes jambes flageolaient sous moi.

— Sauvage, poursuivit mon tourmenteur. Ton nom n’est pas à la hauteur de ton tempérament et de tes qualités. Il est bien au-dessus. Tu as su t’abaisser et te conduire en mouton moutonnant devant tes anciens. Tu as préféré ramper, le nez à terre, plutôt que de te tenir droit, alors que tu étais seul contre tous. Tu as montré combien tu pissais dans ton pantalon quand tu n’as pas osé affronter à mains nues trois adversaires armés. Dont j’étais. Et enfin, tu as pris soin de ne jamais t’élever au-dessus de ta condition de petit morpion durant ces semaines d’absorption.

Armand me toisa de bas en haut. Je sentais les regards de toute l’assistance plantés dans mon dos, dans un silence respectueux.

— Voilà pourquoi nous avons décidé de t’apporter le titre de mortecouille, pour que tous sachent combien tu les as molles et pendantes. Tu traîneras ce titre avec toi. Sois-en fier et montre-t’en digne. Va, Sauvage, et continue ainsi, surtout.

Je fus renvoyé dans les rangs et regagnai ma place sous les rires de mes camarades, mon nouveau surnom répété par tous. Je m’interrogeais sur cette appellation, n’en comprenant pas le sens réel. Elle m’amusait toutefois, bien que j’eusse préféré une épitaphe plus virile.

On me tapa sur l’épaule. C’était un des anciens qui m’interpellait alors que je passais à sa hauteur.

— Il a aimé ton attitude pendant le monôme, me lâcha-t-il. Mais t’as bien fait de pas te battre, mortecouille !

Mon interlocuteur s’éloigna sans que je puisse lui répondre ou en savoir plus, mais je commençais à comprendre le sens de cette cérémonie : elle se voulait surtout un moyen de nous distinguer avec une forme d’humour... particulière.


Les appels se succédaient, plusieurs de mes camarades s’étaient fait décerner d’autres distinctions : celle du minor, du bébé, pour avoir pleuré lors d’une des épreuves, de la binette pour célébrer la plus mémorable des chutes du monôme, etc. Plusieurs titres restèrent obscurs pour moi, et j’en étais à chercher leur sens quand j’entendis le chef appeler un ultime nom.

— Louis de Gouvion-Saint-Cyr. Viens ici, mon petit, nous avons à te parler.

Un murmure traversa d’abord la salle, puis se transforma vite en chahut, tandis qu’un mouvement de foule entraînait Louis vers le devant de la scène. Il se débattait, voulait résister, mais la pression se montra plus forte que lui.

Je me trouvais à cet instant à l’opposé de la pièce. J’essayai de me frayer un chemin dans sa direction, sans succès. J’aurais pu jouer des coudes, asséner quelques coups de poing. Mais je manquais de conviction. Malgré l’aide qu’il m’avait apportée à Nancy, nous tirant Martin et moi d’une passe plus que dangereuse, il n’avait fait que m’éviter depuis le premier jour à l’école. Je n’avais pu le remercier. Je lui avais écrit plusieurs lettres, en désespoir de cause, sans aucune réponse de sa part. Alors j’avais senti une forme de rancœur m’envahir. Et cette rancœur s’exprimait pleinement en cet instant.

Deux anciens le tenaient à présent, chacun par un bras.

— Louis, reprit le chef. Tu es, comme tu le sais déjà, le major de ta promotion. Mais je ne voulais pas en rester à une distinction aussi simple pour toi. Tu es le plus affable d’entre nous, toujours jovial, souriant, prêt à te mettre au niveau des autres. Sociable, bon camarade, tu n’hésites pas à tout instant à porter assistance à tes voisins de chambrée. En somme, tu es la sympathie faite homme !

Alors que tous riaient de bon cœur à ce portrait si éloigné de la réalité, j’eus honte de la situation. Honte de mon attitude. J’essayai à nouveau de le rejoindre, avec plus de force, cette fois-ci. Mais on connaissait les liens que j’avais eus avec Louis, et une demi-douzaine d’anciens formèrent une sorte de rempart qui m’empêcha de progresser.

— Bouge-pas, mortecouille ! me lança l’un d’eux. T’as pas à l’aider, c’est un truc qui se règle en tête à tête, ça !

De là où je me tenais, à la lutte avec ce groupe, je voyais mon ancien ami pâlir. Il restait droit, immobile. Sa mâchoire était si serrée, son regard si dur qu’on aurait pu croire qu’il allait bondir sur son interlocuteur et le tuer sur place.

Le chef reprit, d’une voix plus forte, afin de s’assurer que tous pouvaient l’entendre.

— Aussi, aimable Louis, nous te décernons le titre exceptionnel, et bien peu souvent utilisé, de grand étron. Car sorti d’un cul, tu pues plus que la mort, et même si beaucoup souhaiteraient t’écraser du pied, personne ne veut le faire, pour ne pas s’en recouvrir la semelle ! Va, étron, et poursuis ainsi, tu iras loin !

Ces propos me heurtèrent par leur dureté. Jusque là, la cérémonie avait été bon enfant, emplie de dérision. Mais on pouvait sentir par ces mots la haine toute particulière que Louis parvenait à distiller autour de lui avec tant de facilité. Je compris alors combien il était détesté de tous, et ne pus m’empêcher de ressentir un bien tardif sentiment de compassion à son égard.


L’assistance s’écarta. On libéra Louis. Un cercle se forma autour de lui, et nul n’en franchissait ses limites. Le silence était pesant et les regards de mon ami et du chef des anciens s’affrontaient. Le premier se révélait froid et dur, tandis que le second s’emplissait d’ironie et de moquerie.

Je crus que, de rage, Louis allait cracher aux pieds de son adversaire. Peut-être même le provoquer en duel. Je retins mon souffle dans la crainte de ce qui allait arriver, tout en essayant sans succès de me rapprocher.

Mais ce fut mon ami qui céda le premier. Il se retourna, prit la direction de la sortie. Droit comme un i, il fendit la foule qui, prudente, s’écartait sur son chemin, non sans rire sous cape et lancer de discrets quolibets.

Je voulus le suivre. Je croisai son regard. Glacial. Mortel.

Pétrifié, je restai immobile, le laissant quitter seul la pièce.


Et tandis que la cérémonie s’achevait, que le code de l’école était lu, qu’on nous donnait les épées que nous allions à partir de ce jour porter à notre flanc, et nous, conscrits, devenir les égaux des anciens, je me sentis empli de remord et de peine.

Écœuré de ce pouvoir du nombre qui pouvait s’unir sans courage aucun contre un seul.

Et surtout honteux de ma lâcheté et de ma faiblesse.

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