Chapitre 4: L'école

9 minutes de lecture

Paris, capitale de l’empire. 17 février 1864.

J’avais intégré l’école depuis un mois, et je restais encore ébahi par sa taille. Elle s’étendait sur tout le quartier, véritable ville formée à mesure que les bâtiments s’étaient ajoutés les uns aux autres. Il m’arrivait parfois de m’y perdre, à ma plus grande honte, condamné à errer dans les couloirs sans oser m’abaisser à demander mon chemin.

Nous logions dans des chambrées de huit élèves. Le confort était spartiate, mais agréable, bien loin des dortoirs infects que j’avais fréquentés par le passé. La discipline, plus militaire encore qu’au lycée, nous dissuadait de toute envie de rébellion. Les punitions, bien plus exemplaires, et heureusement plus rares, remplaçaient les perpétuelles brimades subies auparavant.

La plus connue d’entre toutes s’appelait le pigeonnier : qui avait vécu une nuit entière au sommet de la tour de l’horloge n’avait plus goût à tenter de nouvelles incartades. L’édifice culminait à trente mètres de hauteur, battu sans cesse par les vents. Un étroit escalier circulaire aux marches branlantes et pourries desservait une plateforme d’à peine deux mètres de diamètre, protégée par une verrière brisée en maints endroits, qui laissait en hiver passer le froid, la pluie et la grêle. En été, elle se transformait en fournaise insupportable qui vous asséchait sur place. Les craquements permanents donnaient de surcroît l’impression que tout allait s’effondrer au prochain coup de boutoir du vent. Punition efficace, et sans fioritures.

Louis avait également intégré l'école mais m’évitait toujours. Je n’avais reçu que peu de nouvelles de Martin, depuis son école militaire, hormis les courriers que nous échangions.

J’appris à connaître mes camarades de chambrée, nouant de nouvelles amitiés qui me permirent de lutter contre la solitude. Je n’avais pas encore écrit à Mme de Treville, tout en me jurant chaque jour de m’y atteler le soir même, mais avais pris soin dès mon arrivée d'écrire à Hortense, lui détaillant tout ce que j’avais pu découvrir de la capitale. Je lui envoyais deux à trois fois par semaine des lettres lui contant ma nouvelle vie d’écolier. Ses réponses, où elle me rapportait la tristesse et la solitude qu’elle ressentait, me peinaient, aussi me promis-je de retourner à Nancy dès que j’en aurais l’occasion, tout en cultivant le fol espoir qu’elle puisse un jour à son tour rejoindre Paris.

Les cours s’enchaînaient à un rythme effréné, et la charge de travail s’accumulait plus vite que je n’arrivais à l’évacuer. Le niveau général était élevé, et mes premiers résultats ne s’avérèrent pas glorieux. Je me retrouvai rapidement noyé dans le ventre mou du milieu de ma promotion, ni trop bon, ni trop mauvais, juste moyennement acceptable.

En plus des disciplines habituelles, mathématiques, physique ou chimie, d’autres, plus obscures, nous étaient enseignées. Je ne connaissais rien à la balistique, au génie des matériaux ou à la dynamique des fluides, et je peinais à m’en approprier les principes de base. Seuls les cours d’histoire militaire me permettaient de souffler durant ces journées harassantes : j’appréciais, par fidélité paternelle, de m’imprégner des faits glorieux qui avaient créé l’empire. Mais plus encore que cette appétence quasi naturelle, j’affectais tout particulièrement le professeur chargé de cette matière.

Maxime Descart était, comme tous ses collègues, ancien officier de l’armée. Nul ne pouvait prétendre à un poste de ce type sans avoir effectué ses cinq années de service militaire. Âgé d’environ quarante ans, il ne portait en apparence que peu de stigmates de son passé, à l’inverse de certains des autres professeurs.

Les plus meurtris d’entre eux étaient affectés loin dans les dédales de l’école, sans presque aucun contact avec les étudiants. Tout comme les trains de blessés évitaient à Nancy de croiser ceux des recrues, il n’était pas conseillé de montrer à des jeunes gens en âge de servir l’empire les mutilations dont les combats étaient responsables. Il était préférable de leur conter les charges de la cavalerie, sabre au clair, ou la résistance héroïque des carrés d’infanterie. Et d’éviter de les abreuver d’images d’amputations ou de visages déformés par un coup de mitraille.

L’expansion impériale avait plus que tout besoin d’esprits enthousiastes à l’idée de la couvrir de gloire. Et tant pis pour les centaines de milliers de victimes. Elles avaient participé à l’héroïque conquête et verraient même peut-être un jour leur nom gravé pour la postérité sur le monument aux morts de leur village, trou perdu au milieu de nulle part que ne visiteraient que les lapins de garenne. Ainsi, à défaut de pouvoir jouer avec leurs défunts pères, les enfants pourraient s’égailler au pied de ces blocs de granit ou de marbre, pendant que leurs mères pleureraient la mémoire d’un nom inscrit sur une stèle.

— Monsieur Sauvage, par ici, s’il vous plaît, me lança le professeur Descart.

Le cours s’était achevé, nous nous apprêtions à quitter la salle de classe. Midi venait de sonner, nos ventres criaient famine et nous avions tous hâte de le remplir. Signe que nous faisions à présent partie d’une élite que l’empire choyait, la nourriture se révélait bien meilleure que dans mon ancien lycée.

Je m’arrêtai, dépité de me trouver distancé par mes camarades. Je me tournai vers mon interlocuteur, affichai un sourire respectueux à peine forcé.

— J’ai noté que vous aviez marqué un intérêt certain pour la bataille de Brest, poursuivit le professeur.

— C’est que cet affrontement entre notre flotte et celle de l’amiral Nelson a scellé le destin de l’empire britannique, monsieur. Nos vaisseaux se sont rendus maîtres de la Manche, permettant à nos troupes de la traverser et de débarquer à Douvres.

— C’est tout à fait juste, apprécia-t-il. Mais la conquête d’Albion ne se fit pas sans heurts…

J’opinai du chef, ravi de me lancer dans cet échange, oubliant la faim qui un instant plus tôt me tenaillait. Le professeur aimait à me questionner sur mes connaissances historiques, et j’affectionnais ces conversations informelles.

— Bien que l’armée anglaise fût à genoux, repris-je, la résistance du peuple a été farouche.

— C’est exact. Et il a fallu aller déloger ce peuple irascible et refusant de se soumettre dans chaque cave, chaque grenier, chaque grotte. Nos alliés irlandais et écossais eux-mêmes ont peiné à les mater.

Le professeur faisait référence à l’accord secret passé avec des groupes indépendantistes de ces deux régions. Des troupes impériales avaient pu y débarquer, prenant l’Angleterre en tenaille, pendant que les insurgés occupaient les soldats anglais par des coups de main et des émeutes aux quatre coins de ces contrées.

Cet épisode avait créé une fracture irréparable dans l’île de Bretagne, les indépendantistes se livrant, par revanche tenace, à des exactions sans limites contre tout ce qui était suspecté d’être sassenach.

— Mais nous avons fini par l’emporter, ponctuai-je, mal à l’aise en me rappelant ces événements.

— Oui, mais pour quel résultat…

— Pardon, Monsieur ?

Il se troubla un instant, posa un regard inquiet sur moi et chassa ses pensées d’un revers de la main.

— Rien... ce n’est rien. J’ai la fâcheuse habitude de réfléchir à voix haute. Mais passons. Pouvons-nous marcher ?

J’acquiesçai en silence. Tandis que j’avançais à ses côtés, j’observais brièvement le professeur. D’une élégance sans faille, ses vêtements étaient choisis et taillés avec soin. La redingote et le haut-de-forme étaient son uniforme, et le foulard qu’il arborait autour du cou, sa marque de fabrique. De haute stature, il portait bien et adoptait un langage soutenu en toute occasion. Son esprit brillait, vif et acéré. Seule ombre au tableau, un voile de tristesse qui envahissait son visage ascétique. Il aurait pu être beau, si cette morosité n’avait pas dénaturé ses traits au point de les rendre fades et sans éclat.

— Votre père a servi dans la garde, reprit le professeur. Que pensez-vous des récentes conquêtes de l’empire ?

La question aurait pu choquer. Parler politique était une chose fort périlleuse, et beaucoup de langues trop bien pendues avaient fini en geôle ou déportées au bagne, à Cayenne. Nous avions toutefois l’habitude de ce genre de conversations au cours de nos marches régulières. Malgré nos différences, j’appréciais la compagnie du professeur. Il m’apportait une vision nouvelle sur tout ce que j’avais ingurgité durant mes années d’études. Mes opinions sur le sujet, pour tranchées qu’elles fussent, semblaient l’intéresser et, grâce à lui, j’apprenais par petites touches à penser par moi-même.

Bien sûr, je restais encore, à cette époque, modelé à la perfection par le système d’enseignement et par la propagande, et bien peu de mes propos auraient pu me faire risquer grand-chose. Je gardais toutefois une méfiance naturelle, prenant soin à ce qu'aucun de mes propos ne m'attire de sanctions. Nous étions habitués à la surveillance des autorités : la paix sociale s’achetait avant tout grâce à la peur. La police politique, héritière du grand Fouché et du trouble Vidocq, l’avait bien compris. Elle restait omniprésente, et ses informateurs étaient répartis dans toutes les couches de la société.

— Vous voulez parler du Mexique, Monsieur ? répondis-je.

Il opina du chef.

— Je crois, repris-je, que l’Empire avait besoin de ces terres fertiles, ainsi que de ses ports et de ses mines.

— Bien sûr, ponctua-t-il. L’empire doit s’étendre sans cesse, s’il ne veut pas risquer de s’effondrer sur lui-même…

— S’effondrer ? m’étonnai-je.

— Disons que l’économie de guerre nécessite toujours plus de ressources et d’hommes...

— Mais ces guerres nous ont permis d’apporter l’ordre et la sécurité dans des régions soumises à la violence et à l’anarchie !

— Et l’ordre est la nation, la nation est l’empire, et ainsi de suite, ironisa-t-il. Vous connaissez bien vos cours de morale impériale, je vous en félicite. Et que peuvent comprendre ces peuples, après tout ? Ne doivent-ils pas accepter qu’il est préférable de mourir sous les coups de l’ordre plutôt qu’à cause d’une vulgaire anarchie ?

— Mais, c’est que…

— Quoi qu’il en soit, l’Empire a raison, n’est-ce pas ? Il doit avoir toujours raison.

— Je... je ne sais pas, murmurai-je.

— Et puis, comment unifier des peuplades si différentes sans quelques règles et une juste répression ? Savez-vous d’ailleurs que certains corps d’armée comptent plus d’étrangers que de Français ?

— Ce n’est pas pour cela que la légion a été créée ?

— Entre autres choses, oui. Et c’est une belle image que de voir tant de nationalités prêtes à donner leur vie pour notre gloire.

— Et celle de l’Empire, Monsieur.

— Évidemment ! Et s’il leur faut passer par l’armée pour trouver des emplois de qualité ou des fonctions d’état, c’est bien peu cher payer, vous ne croyez pas ?

— Je… balbutiai-je.

— C’est une preuve de leur part, les survivants tout du moins, de leur attachement à l’empire, ajouta le professeur.

— Ils participent ainsi à l’effort de guerre, je pense, Monsieur.

Il approuva, une moue de dépit au coin des lèvres.

— Effort dont nous avons besoin pour conquérir, après eux, leurs voisins, c’est très juste. Et pour les veuves, elles pourront se consoler grâce à la pension qui leur sera versée par l’État miséricordieux.

— C’est une preuve de la magnanimité de l’empire, non ? tentai-je d’argumenter, ébranlé par ce discours.

— Mais c’est tout à fait ça, Sauvage ! Et puis, si cette pension ne permet pas de couvrir la perte d’un être cher ni de faire vivre sa famille, ce n’est pas la faute de l’État, après tout.

À marcher et parler ainsi, nous arrivâmes à hauteur du réfectoire. Le professeur ralentit le pas, puis s’arrêta devant les portes d’entrée.

— Je vous remercie pour cette conversation, conclut-il. L’heure est avancée, je ne voudrais pas vous faire manquer votre repas. Rejoignez vos camarades.

— Merci à vous, Monsieur. C'est toujours un plaisir que d’échanger avec vous, répondis-je, dissimulant mon trouble.

— Pour moi également, Sauvage.

Il m’adressa un énigmatique regard puis s’éloigna sans ajouter un mot.

Je restai seul avec mes interrogations et mes doutes. Je me repassai en mémoire les propos de Descart, essayai de voir au travers d’un voile brumeux troublant mes pensées. Je savais que je ressasserai tout le reste de la journée les propos du professeur. Peut-être demain accepterait-il de revenir sur l’une ou l’autre des parties de son exposé ?

Cette affirmation que l’empire pouvait s’effondrer, plus que tout, me perturbait, et je voulais en comprendre le sens.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 10 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0