Chapitre 2: Mme de T.

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Je ne restai pas seul plus de cinq minutes. La porte du compartiment s’ouvrit pour laisser place à une femme d’âge mûr, tout du moins à mes yeux, mais qui avait su garder les attraits d’une grande beauté. Vêtue avec soin, elle arborait tous les signes d’une richesse démesurée.

— Merveilleux ! Merveilleux ! Nous ne serons pas seuls, Hans. Je redoutais de mourir d'ennui avec vous et votre conversation, mais nous avons la chance d’avoir la compagnie d’un charmant jeune homme !

La femme envahit l’espace réduit par son parfum et l’ampleur de ses voiles et étoffes. Elle jeta avec nonchalance son lourd manteau de fourrure. Il devait coûter au moins la solde mensuelle d’un bataillon d’infanterie, mais elle n’y prit pas plus garde qu’à un mouchoir en tissu.

Elle s’assit en face de moi et reprit, d’une voix haut perchée d’où perçaient quelques intonations germaniques :

— J’espère que votre compagnie me conviendra ! Monsieur ?

— Sauvage, Pierre Sauvage, chère... parvins-je tout juste à placer avant qu’elle ne reprenne d’un ton encore plus enjoué.

— Sauvage ? Ha ! Mais quel nom merveilleux ! Plein de fougue, qui appelle au danger et à l’aventure. J’aime. Que dis-je, j’adore !

Elle se tourna vers un grand gaillard qui venait de nous rejoindre. Haut de près de deux mètres, il avait dû se plier pour passer la porte, ce qui m’arracha un sourire amusé. L’homme était large d’épaules, paraissant tout entier fait de muscle. Une balafre traversait son visage, de la pointe de son œil gauche au carré de sa mâchoire. Il portait avec facilité, malgré leur taille encombrante, deux sacs à chaque bras et donnait l’impression de pouvoir en soulever encore deux fois autant.

— Hans ! Mon cher ! Posez tout cela, et venez vous présenter à notre nouvel ami, monsieur Pierre Sauvage !

L’homme s’exécuta et, dans une raideur qui trahissait en lui l’ancien militaire, me salua sèchement tout en faisant claquer l’un contre l’autre les talons de ses bottes. Sa livrée, d’ailleurs, évoquait l’uniforme par sa coupe stricte et sa couleur sombre. Les boutons dorés alignés en double rangée sur sa veste et le calot porté sur le crâne renforçaient encore cette impression. Tout cela fleurait bon les champs de bataille et la poudre.

— Hans ! Cessez donc de vous montrer aussi protocolaire ! Vous n’avez pas devant vous un bataillon de lanciers uhlan ! Ce que vous êtes... soldat !

Ces mots furent prononcés avec un tel mépris qu’ils prirent la forme d’une insulte, dans la bouche de cette femme. Le dénommé Hans blêmit, ce qui fit ressortir sa cicatrice, et serra les mâchoires.

— Mais cela suffit ! Si vous souhaitez rester ainsi pendant tout le voyage, grand bien vous fasse ! Monsieur Sauvage, au moins, me tiendra compagnie !

— Si madame le dit, grinça l’ancien militaire.

L’accent d’outre-Rhin de ma voisine se teintait d’un charme certain, tandis que celui du dénommé Hans semblait gravé dans le granit de Prusse.

L’inconnue étala autour d’elle les volants de sa robe, ne me quittant pas des yeux, un sourire énigmatique sur le visage.

— Dites-moi, monsieur Sauvage, qu’allez-vous faire dans notre capitale ? C’est votre premier voyage dans la cité de l´Empereur ? Y avez-vous une famille, peut-être ? Mais non, ne répondez pas, laissez-moi deviner.

Elle posa une main sous son menton, mima avec élégance l’attitude d’un penseur. Elle se mordit la lèvre inférieure, signe d’une intense réflexion, feinte ou réelle. Je gardai le silence, mi-amusé, mi-étonné par cette attitude.

— Votre uniforme vous trahit, bien sûr, poursuivit-elle. Vous êtes cadet ! De Nancy, en toute logique. Ce qui doit signifier que vous venez... du lycée impérial, bien évidemment. Ai-je juste ?

— En tous points, Madame.

Elle afficha une mine réjouie, tapa à nouveau des mains en signe de satisfaction.

Je profitai de ce court instant de répit pour l’observer plus avant. Elle devait approcher la quarantaine, mais fournissait des efforts démesurés pour en paraître dix de moins, minaudait à volonté et prenait soin de s’égayer à la moindre occasion comme le ferait une jeune fille.

Ses traits avaient gardé une jolie fraîcheur, et elle avait su éviter avec succès l’empâtement qui aurait pu la menacer. Vêtue avec goût, elle parvenait à mettre en avant ses appâts, sans toutefois trop en dévoiler, un signe de sagesse trahissant à lui seul son âge. Blonde, coiffée en grandes boucles ondoyantes ainsi que la mode l’exigeait, son regard émeraude devait encore faire chavirer bien des cœurs.

J’aurais pu en être, mais cette volubilité et ces artifices me la rendaient en toute franchise plus sympathique et source de curiosité qu’attirante.

— Et donc, vous voyagez vers Paris pour poursuivre vos études, reprit-elle. Vos traits tirés et votre face fatiguée vous trahissent. Vous avez réussi le concours, l’avez fêté avec application, et vous vous apprêtez à intégrer votre nouvelle école.

Les souvenirs de cette nuit d’épreuve passée me firent frémir, mais je pris soin de garder ma contenance et de continuer à afficher le sourire poli que j’arborais depuis le début de notre rencontre.

— Je dirais, minauda-t-elle…

Elle marqua une pause pour m’observer avec plus d’attention encore, comme si quelque signe dissimulé pouvait l’aider dans sa recherche. Elle fit mine d’hésiter, s’apprêta à se lancer à plusieurs reprises, avant de reprendre.

— Voilà qui est difficile, mais je ne vais pas renoncer aussi facilement. Je vous vois... je vous vois... embrasser la carrière... militaire ! C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Scientifique, Madame.

— Ha ! J’en étais persuadée ! Scientifique, bien évidemment ! J’allais le dire, c’était tellement évident ! Mais savez-vous que je me pique pour ma part de m’y connaître un peu en sciences ? Je raffole d’astronomie. Connaissez-vous l’astronomie ?

— Pas vraiment, répondis-je. J’ai bien eu un ou deux cours, mais…

Le souvenir d’Hortense et de nos nuits passées à observer lune et étoiles me revint à l’esprit. Je ressentis une bouffée de nostalgie en me remémorant ces instants de bonheur et adressai une pensée attristée à mon amie. Que faisait-elle en ce moment ? La mère de Louis ne connaissant pas notre amitié, pourquoi l’aurait-elle prévenue de mes mésaventures ? Elle devait s’angoisser, s’inquiéter de mon silence, de ma disparition. Peut-être même m’en vouloir de ne pas lui avoir donné de nouvelles depuis plusieurs jours. Je me sentis honteux de l’avoir laissée ainsi sans la rassurer, mais le moindre signe de vie de notre part aurait pu nous trahir et voir débarquer dans notre refuge nancéien la bande du Grêlé. Je n’avais pu lui dire adieu, mais m’étais promis de lui écrire dès mon arrivée à Paris.

— Ha, mais, il faut y remédier ! Je vous l’enseignerai ! Je pourrai vous montrer mes cartes, mes instruments, le télescope que j’ai fait monter sur le toit de mes appartements.

— Hé bien, disons que…

— Mais vous ne pouvez refuser, trancha-t-elle. Acceptez, je vous prie !

Elle s’agitait de plus en plus, à présent investie avec fougue de cette nouvelle charge qu’elle venait de s’attribuer. Je regardai sans grands espoirs le silencieux Hans, à la recherche d’un soutien. Ou au moins d’un peu de compassion.

Hélas ! Le Germain paraissait dormir, paupières mi-closes, la respiration calme et profonde. Le rictus amusé qu’il arborait trahissait toutefois cette façade. L’homme ne ratait pas une miette de notre dialogue et prenait grand plaisir à me voir souffrir sous ces assauts féminins.

— Alors, monsieur Sauvage, acceptez, vous dis-je !

— Je... balbutiai-je.

— Cessons-là ! C’est donc convenu, trancha-t-elle. Je serai votre professeur, vous serez mon élève. Ce que c’est excitant ! ajouta-t-elle en battant frénétiquement des mains. Dès que vous le pourrez, Hans viendra vous chercher. N’est-ce pas, Hans ? Et vous me rejoindrez pour que je puisse... Ha, mais, je suis tellement troublée que je manque à tous mes devoirs !

Elle se leva d’un bond, occupant dans l’instant la quasi-totalité du compartiment, puis se fendit d’une révérence parfaite, malgré les cahots du train et l’exiguïté des lieux. Elle se rassit avec tout autant de grâce, me tendit le dos de l’une de ses mains gantées.

— Madame Eugenie de T., comtesse de Neusbach et de Gottringen.

— Ma Dame, c’est un honneur, répondis-je. Pierre Sauv…

Elle me coupa d’un geste vif, comme on le ferait à un enfant peu attentif.

— Mais je le sais déjà ! Vous me l’avez dit tout à l’heure ! Vous ignorez donc qu’il est de la plus grande impolitesse de se présenter deux fois à la même personne ! Il faut refaire toute votre éducation, c’en est pitié ! Si vous voulez briller en société, il va falloir là aussi que je vous instruise !

— Mais je ne veux pas…

— Cessez !

Elle agita avec agacement sa main devant moi, pour attirer mon attention. Je compris, avec bien du retard, ce que ce geste signifiait et me levai afin de tenter un baise-main pour la toute première fois de mon existence.

— Mmmh... acceptable, trancha-t-elle.

— Acceptable ?

— Oui. Vous ne m’avez pas avalé la main comme d’autres, ce qui déjà est une bonne chose. Mais votre baiser était bien trop appuyé. Plus d’une s’en serait offusquée, et aurait conduit certains maris jaloux à vous provoquer sur-le-champ !

— Sur-le-champ ?

— Mais bien sûr ! L’empire interdit toute forme de duel, car cela fauche bien trop de jeunes âmes qui auraient pu s’en aller périr sur les champs de bataille.

Elle marqua une pause, appréciant son trait d’esprit. Ce genre de propos était une audace, car, tenu devant la mauvaise personne, pouvait conduire son auteur en forteresse sans aucun jugement.

— C’est savoureux, reprit-elle dans un gloussement d’autosatisfaction. Les duels, donc, bien que strictement interdits, sont plus pratiqués de nos jours qu’à l’époque de l’ancien régime. À tel point, dit-on, que les douves asséchées du château de Vincennes sont certains matins si fréquentées que l’on doit parfois y patienter deux heures pleines avant de s’y faire occire !

— Inacceptable, répondis-je, sur le ton de la plaisanterie.

— Ho ! Mais c’est merveilleux ! Inacceptable ! s’écria-t-elle dans un grand éclat de rire qui dut résonner jusqu’au bout de la voiture. Inacceptable ! Permettez-moi que je répète votre répartie, à l’occasion. Quel mot d’esprit !

— Il est tout à vous.

— Tout à moi ! C’est délicieux. Tout à moi. J’en sourirai encore demain, j’en suis certaine.

La porte du compartiment s’ouvrit en grand. Le contrôleur nous observa tous trois de l’air suspicieux de ces professions dont la charge consiste à repérer du premier regard les resquilleurs. Et ce regard, bien sûr, se posa sur moi. Dans cette société où chacun affichait avec attention son rang social, il n’était pas possible qu’un simple lycéen tel que moi puisse s’offrir un voyage en première classe.

— Jeune homme, votre billet... s’il vous plaît, me lança-t-il avec morgue.

Le fonctionnaire avait calculé avec soin l’infime pause entre les deux parties de sa demande. Elle marquait là, à ses yeux, la différence, d’autorité et de classe, qui nous séparait.

J’allais obtempérer quand la voix de madame de T. s’éleva. Sèche, tranchante, elle annonçait une suite intéressante.

— Monsieur, s’il vous plaît, crissa-t-elle.

— Monsieur ? répondit l’intéressé.

— Parfaitement ! Lorsqu’on s’adresse à l’héritier de l’une des plus grosses fortunes impériales, il est de bon ton de lui donner au moins du Monsieur. Votre Altesse ou votre Grandeur serait encore mieux, mais votre petitesse ne vous permet pas de comprendre de telles nuances ! Finalement ce n’est pas plus mal ainsi, que chacun reste à sa place. Nous sommes déjà tant importunés par tous ces descendants de sans-culottes !

L’homme blêmit de rage. Il ne parvint pas à articuler le moindre mot pendant plusieurs secondes et eut grand-peine à reprendre une once d’assurance après cet uppercut social. C’est à moitié plié en deux, et d’une voix bien plus déférente, qu’il poursuivit.

— Mon... Votre... Mess... pourrais-je… enfin... votre billet ?

— Mais vous n’avez donc rien compris ! rugit la femme. Ha ! Je suis si lasse ! Hans, réglez ce problème, voulez-vous ?

Sans un mot, le valet s’était levé et entraîna le tremblotant contrôleur dans le couloir, avant de refermer la porte derrière lui. La voix rugueuse du géant résonnait à travers la fine paroi de notre compartiment, alors qu’il passait un savon en règle au petit fonctionnaire.

— Je déteste ces moins que rien qui ne rêvent que de montrer leur pouvoir, lâcha-t-elle, encore courroucée.

Puis elle sourit et éclata d’un rire chaleureux.

Je m’étais amusé à l’évocation de mon nouveau statut provisoire de prince richissime. Je souris en retour, admirant la répartie et l’aplomb de cette femme, prête à tout pour arriver à ses fins.

— Je crois qu’il ne recommencera pas de si tôt son petit manège... mais où en étions-nous ? Ha oui, le baise-main. Nous devrons revoir cela de toute urgence, c’est un prérequis. Hans, vous revoilà, lança-t-elle au géant revenu de sa mission. J’espère que cet importun ne nous dérangera plus, n’est-ce pas ?

— C’est cela, Madame.

— Parfait, c’est parfait, se réjouit-elle. Vous donnerez notre adresse à monsieur Sauvage. Il nous enverra un billet dès qu’il le pourra et vous irez le chercher.

L’homme me jeta un regard glacial. Habitué à obéir aux quatre volontés de sa maîtresse, il ne semblait cependant pas enclin à servir de nourrice à un étudiant sans le sou.

— Hans ?

— Oui, madame, grinça-t-il. Il en sera fait ainsi que vous le souhaitez.

Je pris soin de garder le silence et évitai de croiser le regard du valet, mordant l’intérieur de mes joues pour ne pas sourire à la vue de la mine déconfite du Germain.

Le reste du voyage se déroula sous un feu roulant de questions auxquelles j’avais à peine le temps de répondre. Je fus, bien contre ma volonté, obligé de dévoiler beaucoup plus que ce que j’aurais voulu, mais mon interlocutrice était une enquêtrice subtile digne des meilleurs limiers. Malgré ses airs d’ingénue frivole, elle savait à la perfection mener une conversation, et tout juste entrouvrir une porte de son jardin quand vous lui aviez déjà ouvert en grand votre propriété entière, et toutes ses dépendances.

Elle devait se révéler un adversaire redoutable dans le jeu des salons et bien peu devaient être en mesure de lui résister. Je plaignais celui qui se serait confié sans méfiance et deviendrait par la suite l’ennemi de cette femme. Elle possédait certainement la capacité de détruire les plus puissants en deux phrases assassines que se répéterait le tout Paris. Et dans ces milieux-là, une telle déconvenue signait aussitôt un arrêt de mort sociale.

Tout juste pus-je glaner de maigres informations à son sujet. Originaire de l’est de la France, elle revenait d’une visite à Nancy où elle avait rencontré sa lointaine famille. Elle était mariée à un riche industriel qui travaillait pour l’empire et possédait des usines en Allemagne, dont elle tenait titre de noblesse et fortune. Elle m’avoua passer le plus clair de son temps avec ses amis dans des dîners mondains et des fêtes démesurées. Son mari étant absent la plupart du temps, Hans assurait le rôle de chaperon.

Le gardien des bonnes mœurs laissait d’ailleurs s’échapper un grognement de mécontentement dès que sa maîtresse s’aventurait sur des terres trop personnelles. Elle se taisait alors, stupéfiante et brusque inversion des rôles. Sa mission remplie, le valet reprenait son attitude impassible, paupières closes et bras croisés sur la poitrine, mais l’oreille aux aguets et tout prêt à intervenir à nouveau si besoin.

Je devinais toutefois que la comtesse ne me disait pas tout. Elle jouait à la perfection ce rôle d’aristocrate légère, mais paraissait bien plus fine qu’elle voulait bien le dire, sans que je parvienne encore à percer cette habile et solide carapace.

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