Chapitre 1: la bête 

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Notre hôte ne nous adressait pas la parole. Il se contentait de marmonner d’inintelligibles sons les rares fois où nous le voyions, la plupart du temps lorsqu’il nous apportait notre pitance.

Nous restâmes deux jours entiers dissimulés dans la maison. Dans une pièce lugubre aménagée dans les combles, nous pûmes prendre un trop court repos et panser au mieux nos plaies. Ainsi que la mère de Louis nous l’avait annoncé, nos effets personnels nous furent apportés dès le matin de notre arrivée. Je ne cherchais même plus à savoir par quel tour de force cela avait été possible.

— Nous allons rester encore combien de temps ici ? me demanda le Gros.

Mon ami était assis sur l’une de nos deux paillasses. Il paraissait avoir repris meilleure allure, mais je le connaissais bien et devinais à d’infimes détails qu’il était sur le point de plier. Son visage, d’habitude jovial et ouvert, se crispait, creusé de sillons de fatigue. Il se tenait voûté et donnait l’impression d’avoir rétréci de plusieurs centimètres. Même son ventre avait perdu de sa superbe, chose qui ne m’aurait jamais paru possible auparavant.

— Je ne sais pas, lui répondis-je. J’aimerais pouvoir jeter un œil dehors, mais je t’avoue que j’ai surtout peur à l’idée qu’on nous repère.

— Et si c’était un piège ? Si le Grêlé et sa bande avaient fait tout ça pour nous donner de faux espoirs et pour nous tomber dessus ?

— C’est la mère de Louis qui est venue nous porter secours, je te rappelle…

— Oui, tu as raison, m’accorda Martin. Mais nous pourrions avoir été repérés, ajouta-t-il dans un élan de paranoïa.

— Je ne les vois pas prendre autant de précautions pour se venger, le rassurai-je. Si nous étions tombés dans un guet-apens, nous serions déjà en train de pourrir au fond de la Meurthe, tu peux en être sûr.

Cette évocation produisit l’effet contraire de ce que j’aurais souhaité sur mon ami. Il pâlit plus encore et sa peau prit un aspect cireux.

— La Meurthe…

— C’est manière de dire, nigaud ! Nous parlons, nous sommes toujours vivants, donc il n’y a pas de Grêlé là-dessous, sois tranquille !

Je gardai le silence pour laisser mes paroles imprégner l’esprit du Gros : son allure m’inquiétait et je voulais le sortir de cet état. Je ne me sentais pas plus rassuré que lui, mais j’essayais de conserver une certaine contenance. Je rassemblai mes forces et le peu de volonté qui me restaient pour me lever de la chaise où je m’étais assis. La tête me tourna un instant, comme à chaque fois depuis deux jours, et je me dirigeai vers lui.

La porte de notre refuge s’ouvrit à la volée.

— C’est l’heure ! nous dit notre hôte, premières paroles compréhensibles de sa part. Votre train part dans une heure. Rassemblez vos affaires, rejoignez-moi en bas !

Le quai de la gare était bondé. À la foule habituelle des voyageurs qui se rendaient dans tous les coins de l’empire, s’ajoutait un nombre important de régiments en partance vers l’est.

On disait que les tartares s’agitaient. La Russie n’était plus que l’ombre de sa gloire passée depuis les conquêtes de Napoléon Ier et la débâcle des troupes du Tsar sur la Bérézina et devant Moscou. Sa partie occidentale se trouvait depuis sous protectorat français. Le reste du continent, au-delà de la chaîne montagneuse de l’Oural, était livré à l’anarchie, sous la coupe de chefs de guerre autoproclamés et de dictateurs de pacotille.

Depuis cinq ans, des hordes barbares unissaient peu à peu ces territoires. Elles menaçaient même les frontières par de fréquentes incursions dans les terres sous domination impériale. Le danger grandissait, et des troupes étaient envoyées en nombre sans cesse plus important. Les régiments allaient ensuite se perdre dans l’immensité des steppes russes où ils deviendraient les cibles des cavaliers cosaques qui écumaient la région. On racontait que l’état-major avait mis sur pied un plan ambitieux pour envoyer des flottes de dirigeables fondre sur les envahisseurs. Hélas ! les conditions météorologiques et la hauteur des chaînes de montagnes avaient empêché ce projet d’aboutir.

Aussi, comme dans toutes les guerres depuis la nuit des temps, on expédiait de jeunes recrues défendre la nation au péril de leur vie bien trop fragile.

Nous nous frayâmes un difficile chemin au milieu des troupes, gonflées d’assurance et de fierté de servir l'Empire. La propagande qualifiait ces peuples ennemis de nomades inférieurs et tous ne rêvaient que d’en découdre avec eux une bonne fois pour toutes. Ils ne pouvaient cependant pas croiser leurs camarades de retour du front : on avait estimé en haut lieu qu’il n’était pas judicieux de faire se rencontrer ces deux flux qui montaient et descendaient. Le second aurait pu risquer d’effrayer le premier en racontant les histoires des combats qui se livraient à l’est. Les barrettes savaient bien qu’en matière militaire, l’ignorance du soldat qui se rend au front reste la meilleure façon de le convaincre de charger sans arrière-pensée.

Dans cette cohue, nous ne pouvions voir si nous étions suivis. Je tentai de rapides coups d’œil en arrière, sans aucun succès, attirant même l’attention d’un policier de faction par mon attitude méfiante. Pétrifié, je cessai de m’agiter et fixai le dos de notre hôte taciturne, deux pas devant moi. Résigné, j’acceptai de me fier à ma bonne étoile, ou à ce qui en faisait office.

— C’est la première fois de toute ma vie que je vais prendre le train, osa le Gros.

— Je sais, tu te répètes. Mais pour être honnête, je n’ai jamais vraiment beaucoup voyagé. Ma plus grande escapade a été de rejoindre ma sœur à Toul.

— On m’a dit que certains devenaient fous, à cause de la vitesse.

— Possible. Mais beaucoup n’attendent pas de monter dans un train pour l’être, répondis-je.

— Je suis sérieux ! Plein de personnes affirment avoir vu des hommes perdre l’esprit au passage d’un tunnel, ou des femmes devenir possédées à force de regarder défiler le paysage. Et qui se sont entièrement dévêtues en gesticulant dans tous les sens, ajouta-t-il, l’œil égrillard.

— Arrête ! Plutôt que de te laisser aller à des délires paillards, souviens-toi de nos cours de science. Ce sont des crises d’hystérie, peut-être parfois d’épilepsie, c’est tout ! Un peu de bromure et ta délurée se retransformera en jeune femme bien embêtée de trouver ses affaires à terre !

Je partis d’un rire un peu forcé, plus pour me rassurer moi-même en me changeant les idées que pour me moquer de mon ami. Je ne pouvais m’empêcher de jeter de brefs regards à droite ou à gauche. Je craignais peut-être de repérer dans la foule un visage hostile qui m’attendrait, couteau entre les dents, ou bien voir arriver une bande de malfrats munis de gourdins et de haches, prêts à m’estourbir et à me dépecer. Bien sûr, tout cela en toute impunité, dans un hall de gare rempli de militaires en arme. Je haussai des épaules, comme pour exorciser mes craintes.

Au-delà de la double porte menant aux quais apparut la bête.

Démesurée. Massive. Imposante. Vingt mètres de long, au moins, au premier coup d’œil. Bloc de fer et d’acier, ses roues, gigantesques, culminaient au-dessus de ma tête. Sa cheminée crachait une fumée épaisse, noirâtre. Des jets de vapeur brûlante fusaient en tous sens, et la chaleur de sa chaudière, immense, irradiait tellement qu’on aurait pu se croire à sa proximité transporté en plein désert.

Une sensation de puissance se dégageait de chaque parcelle de cette machine. Je l’entendais souffler, inspirer comme si une âme démoniaque y avait insufflé la vie. Je la sentais prête à bondir pour avaler les centaines de kilomètres dont elle ne ferait qu’une bouchée.

Une armée de mécaniciens s’affairait autour d’elle. Ces esclaves de l’acier avaient voué leur âme au culte de la vapeur. Ils la retenaient pour l’heure, parvenaient encore à dompter sa fureur. Les hommes avaient pu créer ce monstre, réussiraient-ils toujours à maîtriser cette puissance brute ?

Le train paraissait s’étendre à l’infini. Je pouvais apercevoir au moins trente wagons les uns derrière les autres. Les première classe d’abord, puis les secondes, les troisièmes, et enfin les bagages, au loin, à plus de deux cents mètres de notre position.

Les voyageurs s’y engouffraient sans discontinuer, mais le quai ne semblait pas vouloir se vider, tant le convoi pouvait absorber de passagers.

On me poussa sèchement.

— C’est ta voiture, grogna Taciturne, notre guide.

Il devait y avoir erreur : je me trouvais face à un wagon de première classe, au luxe ostentatoire. Je m’étais préparé à voyager dans les conditions difficiles de la troisième classe, au milieu de la misère et des cris, pas dans le confort douillet de compartiments feutrés.

— Ma voiture ? l’interrogeai-je.

— C’est c’qui paraît, lâcha-t-il.

— Mais je ne peux pas me payer ça, je…

— T’as pas compris, gamin ? C’est cadeau de la maison. Donc à moins que tu préfères que je te trouve une place dans le wagon à bagages, tu te tais, tu montes là-dedans et tu me laisses m’occuper de ton petit copain.

Il se tourna vers Martin. Comme je m’y étais attendu, mon ami avait gardé le silence depuis que nous étions arrivés dans la gare, ses yeux devenus ronds à force d’observer.

— À moins que lui aussi ne me les casse ? ajouta notre guide.

— Heu... non... non, reprit le Gros après de longues secondes de silence. Je vous suis... je... bon voyage, Pierre, nous nous retrouverons à Paris.

Je souris à mon ami puis conclus d’un signe de tête chaleureux :

— C’est ça ! À Paris !

Sans un mot de plus, l’homme s’était éloigné, accompagnant Martin à deux voitures de là.

Je gardai le billet qu’il avait fourré dans ma main, bien en évidence : je m’attendais à ce qu’un contrôleur m’arrête, ou qu’un agent de quai m’expulse sans ménagement. J’en croisai deux, suspicieux, et agitai nerveusement mon sésame sous leurs yeux. Leur regard glissa sur le morceau de papier, ils semblèrent me jauger un bref instant, avant de reporter leur attention vers deux galapiats en quête d’un mauvais coup.

Ce qu’il était bon de se sentir riche.

Ou d’en donner l’illusion.

J'avançai dans le couloir lambrissé de bois de mon wagon. Je me glissai derrière une bourgeoise au faux-cul proéminent, me faufilai entre deux hommes d’affaires vantant leurs derniers investissements outre-Atlantique, pour arriver devant mon compartiment. Hésitant et impressionné, je toquai, effleurant à peine la surface polie de la porte, par crainte de déranger ses occupants. Les deux hommes me regardaient, ironiques. Je rougis. Je pris une profonde inspiration et tirai sur la poignée de cuivre.

Vide. Je me sentis bêtement soulagé.

J’observai le décor offert à mes yeux. Tout respirait la richesse et la puissance de ceux qui pouvaient voyager dans ces voitures. Une moquette couvrait le sol, si épaisse que des orteils s’y seraient noyés. Deux banquettes de velours rouge, rembourrées et moelleuses au point de s’y enfoncer au moins jusqu’à la taille, se faisaient face. De lourdes tentures permettaient d’obturer les fenêtres et de s’isoler du froid extérieur, un souffle d’air chaud se faufilait à travers mes chevilles. Le chauffage central ! m’étonnai-je. Une tapisserie aux motifs floraux ornait les murs et deux tableaux illustrant de glorieuses victoires de l’empire achevaient l’ensemble.

Impressionné par cet écrin, je ne m’assis que d’une fesse à ma place. Je cherchai sans succès une contenance, testai diverses positions. Je ne parvins qu’à m’agiter inutilement sans trouver la moindre attitude confortable.

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