Chapitre 14: Le souterrain

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Notre quatuor faisait peine à voir. Ce n’était pas encore la déroute, mais nous étions tout proche de la rupture.

Ficelle se tenait le flanc gauche, taché de sang par une méchante estafilade. Son visage était tuméfié, il lui manquait au moins deux dents. La Paluche ne valait guère mieux. Les doigts de sa main droite, brisés, formaient des angles étranges les uns avec les autres. Il se passerait un certain temps avant que notre compagnon puisse à nouveau mériter son surnom.

J’étais pour ma part couvert de bleus et de bosses. Un filet de sang coulait devant mes yeux, mon genou me donnait l’impression d’avoir doublé de volume. Mes phalanges étaient à vif, mes mains endolories par les coups portés. Seul Martin était resté en apparence intact, comme si la mêlée n’avait eu aucun impact sur lui. Il continuait à sourire et même à rire chaque fois qu’il frappait, et paraissait surnager au milieu de la cohue.

Nous cédions petit à petit à la pression et nous retrouvâmes bientôt tous quatre côte à côte, accolés à un mur.

Les brigands encore debout nous enserraient. La curée n’allait pas tarder.

Le Grêlé me fixait de ses yeux acier tandis qu’il mimait de son index le geste de me trancher la gorge.

— On va s’amuser un peu, nous lança-t-il. Si vous aviez pas résisté, on aurait pu être gentils, mais maintenant, on va être obligés de vraiment vous faire mal.

Il souriait, ses dents taillées en pointe semblaient prêtes à nous dévorer.

— Je me demande si on aura assez du reste de la nuit pour s’occuper de vous, poursuivit-il.

— On pourrait peut-être les ramener aux quais, suggéra son lieutenant.

— Pas bête, ça ! On pourra repasser de temps en temps se servir, par petits bouts.

Je frissonnai, de colère et de peur. Je sentais Martin à ma droite et mes deux autres compères, à ma gauche. Nous nous rapprochâmes encore, dans l’espoir d’augmenter nos chances.

— Que la foudre s’abatte une bonne fois, qu’on en finisse ! me murmura le Gros.

Il avait raison, que le supplice s’arrête. Je bombai le torse, serrant les poings.

— Bon, Miteux ou Lépreux, lançai-je, provocant. Maintenant que tu t’es reposé en causant avec tes copines, on peut s’y remettre ?

Je perçus le hoquet d’effroi de Ficelle et la surprise, puis la rage, dans les yeux du Grêlé. Martin s’esclaffa, irritant plus encore nos adversaires.

— Miteux ou Lépreux, ça, c’est bien trouvé, Pierre.

— Ça suffit ! gronda le brigand. Mes braves, mangeons-les !

La porte d’entrée de la taverne sauta de ses gonds : un escadron de la police militaire pénétra dans la salle transformée en champ de bataille. Les Veuves distribuèrent de violents coups de bâtons, sans prendre garde à qui les recevait. Ils se frayèrent un chemin à travers l’assemblée et laissèrent derrière eux un sillon de corps gémissants et saignants. Comme par magie, la voie se dégagea alors devant eux.

Nos assaillants se trouvaient pris en tenaille. Mus par un réflexe ancré en profondeur dans leurs esprits de tire-laine, ils se retournèrent en bloc contre la maréchaussée et nous laissèrent ainsi de quoi reprendre pied.

Du coin de l’œil, j’aperçus Hector. Il paraissait tout aussi mal en point que nous. Il s’était battu tout ce temps avec l’agresseur de sa fille, peut-être le plus dangereux de la bande. Il m’adressa un signe de la main pour m’inviter à le rejoindre derrière le comptoir. Je m’élançai sans réfléchir, suivi par mes trois camarades.

— Par ici ! me dit-il.

Il ouvrit une trappe dissimulée dans le sol, me poussa en direction de l’escalier raide qui descendait dans l’obscurité.

— Où est-ce que ça mène ? questionnai-je, inquiet d’échapper à un danger pour foncer tête baissée dans un second.

— File, que je te dis ! Si tu restes, tu te feras étriper par les vainqueurs !

— Mais les Veuves, ils sont là pour quoi ? Pour qui ?

— Roustam les a appelés. Il leur a fait croire que deux bandes ennemies s’affrontaient chez moi. Ils me devaient un service. Et tu les connais : taper d’abord, et taper ensuite.

J’opinai en silence, puis descendis les marches avec prudence. À peine notre quatuor en fuite parvenu en bas que la trappe se referma au-dessus de nos têtes.

La pénombre nous entoura, seule une lampe à huile crasseuse projetait une faible lumière autour de nous. À l’étage, je pouvais encore entendre le bruit étouffé de la bagarre qui perdait en force. Une avalanche de poussière nous tombait sur le crâne à chaque coup porté sur le plancher. La cave puait le renfermé, des fûts de bière s’entassaient le long d’un mur. Dans un des coins, une pile de chaises et de bancs défoncés s’élevait jusqu’au plafond.

La silhouette de Suzon se découpa dans l'obscurité d'un couloir, face à nous. La jeune fille tenait un flambeau crachotant. Je me précipitai vers elle, pris sa main libre dans les miennes.

— Suzon ! Comment allez-vous ? Est-ce que cette brute…

— Ce n’est rien ! lâcha-t-elle dans un souffle.

Sa voix semblait encore frêle, mais se voulait assurée. Sa respiration restait saccadée, et ses mains s’agitaient par instants de soubresauts nerveux.

Je la détaillai d’un coup d’œil. Elle avait en hâte arrangé son corsage déchiré pour se couvrir. Ses cheveux étaient emmêlés, il en manquait même quelques touffes, et l’une de ses lèvres, fendue, laissait échapper un filet de sang. Sa pommette gauche était tuméfiée, et des marques de morsures parsemaient son frêle cou.

— Je suis navré... J’aurais dû me porter à votre secours plus tôt, bien plus tôt. Cette immonde brute n’aurait pas pu vous agresser !

— Pierre, vous m’avez sauvée. Sans votre intervention, j’aurais…

Sa voix se brisa dans un sanglot. Le silence s’installa entre nous.

Mes trois compagnons étaient restés au pied de l’escalier et reprenaient peu à peu leur souffle. Ils surveillaient la trappe, de peur qu’elle ne s’ouvre à la volée sur une escouade de nouveaux adversaires.

La jeune fille nous observa tour à tour.

— Mais vous êtes venus à mon secours, poursuivit-elle. Je vous remercie tous les quatre. Je me souviendrai à jamais de votre courage.

Elle nous adressa un regard qui nous réchauffa le cœur. Puis elle indiqua le chemin d’où elle venait.

— Vous ne pouvez pas rester ici. La police va vous chercher. Vous devez fuir. Peut-être rejoindre votre lycée, et espérer que personne ne viendra là-bas. Ce tunnel mène à un établissement fermé depuis des années. Il donne de l’autre côté de ce pâté de maisons, sur la grand-rue. De là, vous pourrez vous échapper.

Je restai silencieux, conscient du péril où nous nous trouvions et de l’urgence de la situation. Suzon me tendit sa torche et profita de ce mouvement pour me baiser doucement les lèvres.

— J’ai bien peur que notre rendez-vous ne soit compromis, vaillant guerrier, ajouta-t-elle dans un sourire.

— Je compte bien m’en acquitter, d’une façon ou d’une autre. Peut-être pas ce soir, mais un jour, je vous le promets.

— Je l’espère moi aussi, souffla-t-elle, espiègle. Partez, maintenant. Adieu, Pierre.

— Adieu, Suzon.

Je restai immobile. Martin me poussa doucement, prenant garde à ne pas raviver une douleur.

— Pierre, si tu pouvais arrêter de conter fleurette… on pourrait essayer de s’en aller avant qu’ils ne débarquent, tu ne crois pas ?

Je m’armai de toute la force possible, tant j’avais du mal de quitter la jeune femme en cet instant. Je m’engageai dans le sombre tunnel, suivi par mes trois compagnons d’infortune.

Nous avancions droit devant nous. Nous croisâmes plusieurs passages creusés à même la terre, traversâmes des caves murées, oubliées par leurs propriétaires.

— Mais où est-ce qu’on est ? s’interrogea mon ami.

— Aucune idée, répondis-je, haussant les épaules. Je ne savais même pas qu’il pouvait y avoir autant de passages, sous nos pieds.

— C’est pire qu’un gruyère, oui ! reprit-il. Je me demande comment les maisons peuvent encore tenir debout, là-haut.

— De toute façon, la ville s’est construite sur un marécage, donc pour ce qui est de la stabilité, on repassera.

L’atmosphère, humide, se chargeait de miasmes. Je sentais des rats frôler mes chevilles et mes pieds glissaient par instant sur des surfaces poisseuses dont je ne voulais pas connaître l’origine.

— Et c'est sans compter avec l'odeur du coin ! grimaça Martin. Il désigna du pouce un embranchement obscur. Tu crois que ça pourrait nous ramener au lycée ?

— Possible, mais on a tout autant de risque d’émerger au milieu du palais Ducal ou de la prison Charles III.

— Ouais, donc autant pas tenter, c’est ça ?

— Tu me sembles avoir une bonne idée, mon Gros, souris-je avec difficulté.

Le tunnel obliqua et nous nous retrouvâmes cinquante mètres plus loin face à une vieille porte vermoulue. Fermée par un lourd cadenas, elle nous barrait l’accès.

— Martin. Tu peux l’enfoncer ? demandai-je à mon ami en désignant l’obstacle.

— Si la moitié du bâtiment ne s’effondre pas sur notre crâne, je pense que oui, me répondit-il.

La pauvre, usée par les années, ne résista pas à l’élan du Gros. Seuls quelques gravats et des poignées de terre nous tombèrent dessus.

Nous pénétrâmes avec prudence dans une nouvelle cave. Du mortier renforçait les pierres branlantes. Le sol, pavé, semblait sain. Et couvert de déjections de rats. Des tonneaux vides s’entassaient dans un coin, répandant une odeur écœurante d’alcool et de moisi. Des cadavres de bouteilles s’amoncelaient sur des étagères qui garnissaient la presque totalité des murs de la pièce.

En face de nous, un escalier aux pierres usées menait au niveau supérieur.

— Martin ?

Sans un mot de plus, mon ami comprit ma demande. Il monta les marches, s’arc-bouta sur la trappe et la fit céder dans un craquement.

Le rez-de-chaussée était un ancien tripot. Une salle où tout semblait avoir été figé dans le temps. Un comptoir longeait tout un mur et des tables rondes étaient réparties à intervalle régulier dans tout l’espace restant. Des jeux de cartes achevaient de pourrir sous une épaisse couche de poussière et des dés que plus personne ne lancerait attendaient de tourner à nouveau.

La décoration, pour une obscure raison, avait été choisie dans un style sud-américain bien peu habituel dans nos contrées. Je déchiffrai des noms de boissons exotiques sur une ardoise brisée, un perroquet empaillé me fixant de son unique œil terne, de l’autre côté du bar. Était-ce de la musique, que je venais d’entendre ? Des chansons ? Des rires ? Martin m’adressa un regard inquiet. Les percevait-il, lui aussi ?

Ma main glissa malgré moi vers une paire de maracas, posée sur le zinc. Oserai-je réveiller les fantômes de ces lieux ?

— On pourrait pas se tirer de là ? lança la Paluche. Ça me fiche la trouille, cet endroit. Il s’est passé des choses pas normales, ici, j’en mettrais ma main au feu.

— Foie jaune ! lui décocha Martin.

— Et mets pas n’importe quelle main dans ce feu, me moquai-je. Si c’est la droite, avec ta sale manie de t’astiquer tous les soirs...

— Ça puerait le foutre dans tout le quartier ! me coupa le Gros.

Mais la remarque de notre comparse avait touché juste. Je ressentais un sentiment désagréable, un malaise serpentant entre mes chevilles, cherchant à remonter le long de mes jambes. Nous échangeâmes, Martin et moi un regard silencieux. Tout, plutôt que d’avouer notre peur !

— Bon, c’est pas le tout, mais j’aimerais bien me coucher pas trop tard, feinta mon ami, s’approchant de la porte qui donnait sur la sortie. Une nouvelle poussée, et celle-ci céda à son tour, ajoutant une victoire de plus à son palmarès. Il osa un coup d’œil au-dehors. La voie semblait libre.

En apparence.

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