Chapitre 7: Adélaïde

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La ville s’étendait dans une cuvette naturelle dont le quartier protégé occupait l’un des flancs, offrant à ses habitants une vue sur la cité tout entière.

À mesure que nous progressions, l’agitation des riches avenues cédait la place au calme discret et cossu de petites ruelles sinueuses flanquées de demeures toujours plus luxueuses. Je gardais un silence religieux : trop occupé à m’imprégner de chaque nouvelle vision, j’imaginais la vie des favorisés vivant là. Peut-être pourrais-je un jour avoir une telle propriété ? Bercé par le cahot des pavés, je m’enfonçais dans ma rêverie. Je voyais une douce épouse, nos enfants jouaient dans un large parc tandis que je remontais la vaste allée centrale sur un magnifique cheval. À moins que je ne fusse paisiblement assis à l’arrière d’une agréable et confortable calèche, ou pilotant un bolide à moteur, revenant d’une dure journée de travail pour la grandeur de l'Empire ?

Notre attelage s’engagea entre d’imposantes grilles en fer forgé. Le spectacle offert à mes yeux me cloua sur place. La demeure, le parc, l’allée. Tout ressemblait à ce que je venais d'imaginer. Je tournai la tête vers Louis, regard fixé devant lui, un pli barrait son front. Était-il encore courroucé par notre échange sur son père ? À moins qu’il ne craigne que pareille richesse ne nous gêne ou nous offusque ?

Martin restait bouche bée, ses yeux écarquillés allaient et venaient en tous sens, dans le vain espoir de voir plus que ce qui était permis par la nature. Je discernai même un filet de bave qui essayait, pour l’heure encore sans succès, de passer la barrière de ses lèvres épaisses.

— Attention, mon Gros, si tu ouvres un peu plus la bouche, tu vas te bloquer la mâchoire.

— Arrête ! lâcha Louis. Laisse tes traits d’esprit et tes chamailleries avec Martin de côté. Je ne veux pas imposer tes railleries à ma mère, j’aimerais qu’elle ait une bonne impression de vous deux. Vous n’avez pas eu beaucoup de cours de bonne tenue, et ma mère est habituée à un certain niveau de convenances. Alors, tenez-vous bien et ne me donnez pas l’impression de vous avoir trouvé dans une taverne. Ne me faites pas honte !

Refroidi, je notai le regard sérieux et austère de mon ami, le rassurai d’un hochement de tête muet et me promis de clore mon bec sans plus délier ma langue.

La calèche s’arrêta devant le perron de la majestueuse demeure. Une femme d’apparence fort jeune aux traits fins et délicats, à la silhouette mince, nous y attendait. Elle portait une robe de velours vert rehaussé de broderies dorées, une étole de la même couleur couvrait ses épaules afin d’affronter le froid mordant de cette journée de décembre. Quelques mèches d’un noir de jais dépassaient d’un admirable chignon. Le regard bleu étincelant qui se fixa sur nous m’hypnotisa. Un délicieux sourire illumina le visage de l’inconnue, dévoilant une rangée de dents d’une blancheur parfaite.

Mon cœur s’arrêta de battre un instant, j’en suis encore persuadé à ce jour. Ainsi, notre ami avait une sœur. Ce malotru, cet intrigant, avait réussi à nous cacher, à me cacher, un tel secret ! C’était un trésor si bien gardé que j’en avais ignoré l’existence durant ces cinq années de complicité sans faille. Je m’apprêtais, malgré la mise en garde, à sortir une remarque bien sentie, mais ce fut Louis qui, pour une fois, me prit de court. Il se leva d’un bond, ouvrit la portière de la calèche et se dirigea vers la jeune femme d’un pas vif.

— Mère, vous n’auriez pas dû nous attendre dehors par ce froid.

Mère... Mère ? Comment était-ce possible ? Par quel miracle ? Je portai tour à tour mon regard de « Mère » à Louis, et serais resté ainsi des heures durant si je n’avais senti un coup sur ma cuisse.

— Pierre... T’as entendu comme moi, hein ? Il a bien dit « mère » ?

— Oui, je... c’est... enfin, je ne..., ne puis-je que balbutier.

— Voilà ! C’est exactement ce que je dirais aussi.

— Tes amis vont-ils rester assis toute la journée ou bien nous feront-ils l’honneur de leur présence ? lança la jeune femme, amusée.

La voix, douce et mélodieuse, et le discret rire cristallin qui ponctua cette phrase achevèrent de me transpercer de part en part. Seul le regard irrité de notre camarade, qui nous attendait maintenant sur le perron, me fit me lever, tel l’un de ces automates de foire itinérante. Je sentis mon pouls s’accélérer tandis que mes mains devenaient moites, alors que je m’approchais de... mère ? Je percevais la présence de Martin, un pas derrière moi, aussi perturbé que moi. À ceci près qu’il devait arborer son habituelle face rubiconde.

— Pierre, Martin, je vous présente ma mère, Adélaïde de Gouvion-Saint-Cyr.

— Ma Dame, c’est un honneur de faire votre connaissance, réussis-je à répondre. Nous tenons à vous remercier pour l’insigne bonté que vous avez de nous accueillir.

Je ne sais comment je pus prononcer une phrase entière, bien que plate, pleine d’emphase et si convenue. Ni comment je parvins à effectuer cette révérence, acceptable, compte tenu de la situation, tant ma bouche était sèche et mes muscles raides. Habitué à donner le change face aux filles, réussissant même à faire croire à mes camarades combien j’étais plus à l’aise qu’eux sur ce sujet, je me retrouvais dans la position d’un jeune garçon voyant pour la première fois sa cousine prendre son bain. Stupide. Béat. Paniqué.

Si elle était bien la mère de Louis, je ne parvenais à m’expliquer comment une femme de son rang pouvait s’abaisser à nous accueillir ainsi sur son perron ? Même les petits bourgeois faisaient en sorte qu’un domestique exécute cette tâche. Quitte à embaucher quelqu’un pour une seule soirée, donnant l’illusion d’une plus grande richesse et d’une position sociale plus élevée. Serait-elle si simple qu’elle n’éprouvât aucune gêne à nous accueillir, comme un vulgaire majordome ?

— Jeunes gens, tout le plaisir est pour moi. Louis m’a tellement parlé de vous dans ses lettres que j’avais déjà l’impression de vous connaître avant de vous rencontrer. Mais ne restons pas dehors. Midi approche et j’ai fait préparer une collation.

Elle effectua un gracieux demi-tour et se dirigea, dans un nuage de parfum, délicat mélange de roses et de jasmin, vers l’intérieur de la maison.

Comme envoûté par ces fragrances, je gravis d’une démarche mécanique le perron et manquai de peu de faire choir Martin.

Quel âge pouvait-elle avoir ? Trente ans, peut-être ? Ou à peine plus. En ce cas, comment pouvait-elle être la mère de Louis ? À moins que le père de notre ami ne se soit remarié ? Louis ne nous avait jamais parlé de sa famille par le passé, j’en étais donc réduit à toutes sortes d’hypothèses, plus farfelues et improbables les unes que les autres.

J’eus la plus grande difficulté, durant notre progression dans ce qui me parut un interminable défilé de vestibules et de pièces richement meublées, à ne pas porter mon regard sur la délicate nuque de notre hôtesse. Pareil piège m’aurait conduit à laisser mes yeux glisser le long de son dos et me retrouver en territoire dangereux que je ne voulais pas me risquer à explorer. Je ne cessais de me rappeler qu’elle était la « mère » de mon ami et non pas la première des servantes venues.

Ainsi empli d’une honte coupable, je m’efforçais de m’intéresser aux lustres, peintures, et autres richissimes fioritures.

J’entrai enfin dans la salle à manger, soulagé de voir s’abréger mon supplice.

Une quantité de nourriture s’étalait sur la longue table, abondante et bien éloignée de l’immonde pitance servie depuis notre enfance. Viandes, crues ou en sauce, poissons entiers dont j’ignorais le nom, empilements de légumes variés et colorés, fruits plus incroyables les uns que les autres, fromages, pâtisseries, liqueurs et vins, je ne savais où porter le regard. Deux valets patientaient le long d’un mur, attendant que nous prenions place pour nous servir.

Assis sur une chaise confortable, je réfrénai la tentation de me précipiter sur ces inestimables trésors gastronomiques et réussis, avec le plus grand des efforts, à manger avec autant de délicatesse que possible. Martin, installé à ma droite, ne prenait pas autant de précautions et enfournait tout ce qui passait à proximité de ses doigts, à une cadence s’accélérant à mesure qu’il découvrait de nouvelles saveurs. Il parvenait toutefois à rester propre : la nourriture, pour le Gros, était chose sacrée, si précieuse qu’il ne fallait en gâcher aucune miette.

Louis, silencieux mais vigilant, nous observait, fronçant parfois les sourcils, ou serrant les mâchoires quand l’un de nous commettait, à ses yeux, un effroyable impair. Sa mère avait elle aussi pris place près de nous, mais ne goûtait qu’à peine les mets et se contentait de nous observer, un fin et admirable sourire sur ses lèvres. Je ne pouvais me retenir de la dévorer des yeux, mais replongeais le nez dans mon assiette sitôt que je croisais son regard.

Nous perdîmes finalement la bataille de la nourriture, le ventre gonflé par tant de victuailles et le gosier ne pouvant absorber plus de vin.

Nous prîmes place dans un petit salon attenant. On nous servit thé et café, accompagnés de succulentes douceurs, et nous fûmes soumis à un feu continu de questions. La jeune femme voulait tout savoir à notre sujet : quels étaient nos cours, comment nous occupions nos journées au lycée, d’où nous venions, comment se comportait Louis avec ses camarades et ses enseignants, et mille autres interrogations encore. Je ne pouvais répondre que par quelques courtes phrases, tant je craignais de balbutier ou de prononcer d’inconcevables maladresses, tout mon être concentré à ne pas laisser mon regard descendre le long de ce décolleté plongeant. Martin se chargeait fort heureusement du plus gros de la conversation, tandis que Louis ne pipait mot.

J’aurais dû sentir son irritation monter, ses traits se durcir, mais mon esprit restait embrumé, capturé par ces yeux azur où je me serais damné.

Une heure entière passa sous ce délicieux interrogatoire, la lutte devenait pour moi insoutenable. Louis reposa sa tasse d’un geste sec, se leva avec nervosité et jeta, d’une voix froide et cassante :

— Mère, c’est assez. Vous avez suffisamment questionné mes amis, nous allons maintenant prendre congé.

Il quitta le salon à grands pas, nous intimant l’ordre de le suivre d’un geste sec de la main. Nous ne pûmes qu’à peine saluer notre hôtesse, demeurée impassible, sans doute habituée à pareille attitude de la part de son fils, et nous précipitâmes derrière lui. Nous reprîmes en sens inverse le chemin de l’aller et eûmes grand-peine à le rattraper, ne le rejoignant qu’une fois à l’extérieur.

Louis ne se préoccupait pas de notre présence, s’engagea sans un signe ni un mot le long d’une allée gravillonnée qui se perdait un peu plus loin dans les méandres d’un grand parc boisé.

Parvenu hors de la vue de la maison, arbres nus et arbustes nous la dissimulant, il s’arrêta net. Resté immobile un instant, il se retourna d’un bloc dans notre direction.

— Comment as-tu osé ! gronda-t-il.

Les mots claquèrent dans le silence. Les yeux de Louis étincelaient et les jointures de ses doigts étaient devenues blanches.

— Sans notre amitié, nous serions déjà sur le champ, pistolet à la main !

— Pardon ? Tu es fou ? pus-je à peine lui répondre, tant la surprise de cet assaut était grande.

— Qu’est-ce qui se passe, Louis ? intervintle Gros.

Le pauvre Martin fut à deux doigts de recevoir le poing de notre ami en plein visage. Je le vis esquisser le geste, avant qu’il ne parvienne de justesse à se contenir et reporte toute son attention sur moi.

— Il y a, sombre imbécile, qu’une fois de plus Pierre nous a infligé son petit numéro.

— Je ne te comprends pas, qu’est-ce que j’ai...

— Ma mère ! Ma propre mère ! Tu t’es comporté avec elle comme avec la dernière des catins ! De quel droit ! Comment as-tu osé poser ainsi tes yeux sur elle ! La dévorer comme tu l’as fait ?

Il soufflait et crachait ses mots comme autant de coups qu’il ne contrôlait plus.

— Je n’aurais jamais dû vous faire venir. Je me doutais pourtant de quelque chose comme ça. Je t’accueille dans ma maison, et voilà ton attitude... Comme un malotru, comme le plus pitoyable puceau que tu es ! Je ne devrais même pas te parler... tu... tu...

Il balbutiait de colère, plus aucun mot ne parvenait à franchir ses lèvres.

Ébranlé par le choc de l’assaut, un profond sentiment de honte me submergea. Je saisis enfin les raisons de son irritation croissante. Et je n’avais rien vu. J’étais resté comme un idiot à m’empêcher de baver devant la jeune femme qui était notre hôtesse, mais plus encore sa mère.

— Louis, je... je suis désolé. Pardonne-moi, je t’en supplie. Je ne voulais pas te manquer de respect... ni lui manquer de respect, murmurai-je, la voix chevrotante.

— Si mon père avait été là, s’il avait assisté à ce spectacle, tu servirais déjà de nourriture aux porcs !

— S’il te plaît, excuse-moi... je ne voulais pas... je ne pensais pas un instant me montrer irrespectueux. Je me suis comporté comme un moins que rien.

J’avais adopté la plus sincère des attitudes de pardon, les deux mains en avant, paumes vers le haut, la tête baissée par la gêne qui m’assaillait. Je m’apprêtais à demander à prendre congé de mon ami quand Martin prit la parole.

— Louis, je t’en prie... je comprends ta colère, mais il serait dommage que notre amitié en souffre.

Louis resta silencieux un instant. Il inspira profondément et lâcha d’un ton sec et cassant, les mâchoires serrées :

— Ma mère est morte, sombre imbécile. Quand j’avais cinq ans. D’un flux de poitrine qui l’a emportée en quelques jours. Adélaïde, de quinze ans mon aînée, était la fille d’amis de la famille. Elle s’est occupée de moi. Comme une sœur. Comme une mère. Elle a aidé mon père dans cette terrible épreuve. Ils se sont rapprochés. Elle lui est devenue indispensable, tout comme à moi. Et il l’a épousée deux ans plus tard.

Il se tut à nouveau. Je voyais ses yeux embués, une impression de tristesse profonde se dégageait de tout son être. J’esquissai un mouvement vers lui, qu’il stoppa d’un geste ferme de la main. Il refoula des larmes contenues et poursuivit d’une voix rendue sourde par l’émotion :

— J’aimais ma mère. Et j’aime également Adélaïde comme telle. Elle est tout pour moi. Elle a empêché mon père de sombrer dans la folie. Elle a pris sur ses épaules tout le poids de la gestion de notre propriété. Elle m’a élevé, elle m’a éduqué. Je lui dois tout le respect du monde. Vous lui deviez tout le respect du monde !

Son regard se perdit dans la cime des arbres. Nous n’entendions plus que le souffle du vent dans les branches dénudées. Lorsque Louis nous fixa à nouveau, ses pupilles avaient pris une teinte plus sombre et plus dure encore. J’y reconnus les traits de ce père aperçu en portrait dans la salle à manger.

— Allez-vous-en. Sortez d’ici, tout de suite, annonça-t-il d’une voix sourde.

— Louis, je... essayai-je d’argumenter.

Le coup de poing fusa. Il percuta mon visage dans un craquement d’os. Je ressentis la vive douleur m’envahir et reculai d’un pas. Je sentis les premières gouttes de sang couler de mon nez et clignai des paupières afin d’en chasser les mille points lumineux qui s’y étaient allumés.

— Ferme-la, Pierre ! Ferme-la ! Va-t’en et que je ne te revoie plus ! Jamais !

Le ton était d’une froideur glaçante. Ses yeux étincelaient de rage et le bras levé dans la direction des grilles d’entrée ne nous laissait aucune autre issue. Pétrifié par la surprise du coup reçu et par la colère de mon ami, je restai immobile pendant de longues secondes.

Puis, sans un mot de plus, je fis demi-tour, suivi de Martin.

Arrivés dans la rue, je me tournai vers le Gros. Son visage était tendu, son regard dur.

— Martin...

— Ta gueule, Pierre. Ou je t’écrase, moi aussi ! éructa-t-il. Tu as tout brisé ! Notre amitié avec Louis, cette journée, tout ! Fous-moi la paix, maintenant, et amuse-toi tout seul, imbécile !

Il partit, seul, en direction du bas du quartier protégé, les deux poings enfoncés dans les poches.

Les bras ballants, je restai planté debout sur le trottoir. Comment avais-je pu ainsi tout gâcher ? Comment avions-nous pu en arriver là ? En si peu de temps.

De lourdes larmes se mirent à couler le long de mes joues.

Elles se mélangeaient au sang qui maculait mon visage.

Bon anniversaire, crétin !

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