Chapitre 5: Milice

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— Hé ! Vous deux ! Qu'est-ce que vous fichez là ? C'est pas votre quartier ! Allez promener vos guenilles ailleurs, ou on vous corrige !

Cette voix charitable, apparue entre deux sifflements d’un Gros arrivé au bout de ses limites, provenait de l’un des gardiens chargés de la protection des lieux. Les habitants du quartier protégé payaient des miliciens privés qui, une fois les murs franchis, incarnaient la seule autorité. La police impériale pénétrait bien parfois dans ces rues, se cantonnant alors à un rôle d'auxiliaire, tout juste bonne à apporter un cachet officiel au maintien de l’ordre.

Chichement rémunérés, ces mercenaires se servaient directement sur la bête et dépouillaient les malheureux tombés sous leurs coups. Par tradition, les plus laids et les plus odieux d’entre eux étaient affectés à l’extérieur du périmètre. En effet, les yeux délicats de ces hautes dames, ainsi que leur odorat, supportaient mal la proximité de ces brutes moyenâgeuses. Les miliciens de faction à l’intérieur s’avéraient plus présentables, presque distingués. Ils n'en restaient pas moins aussi dangereux que leurs collègues et vous estropiaient avec éducation.

Les deux compères qui s’approchaient de nous à pas mesuré étaient les parfaits représentants de la première espèce. Ils arboraient tous deux une trogne large et épaisse, des paluches à vous étaler un bœuf et une matraque ferrée plus redoutée encore que celle portée par les Veuves, surnom donné aux policiers du quartier chaud.

Martin se demandant encore s’il allait parvenir à reprendre son souffle, baignant dans la moiteur d’un uniforme inondé de sueur, je décidai de mener la discussion. J’arborai un sourire rassurant, un pied toutefois resté en arrière, prêt à fuir au moindre signe de danger.

— On veut rien faire de mal. On veut juste rendre visite à notre ami.

Je portai la main droite vers l’intérieur de ma veste et poursuivis, d’une voix assurée :

— Je peux vous montrer un laissez-passer, qui a été signé par le capitaine de la garde.

— Pas touche, gamin ! Tu bouges, je te fracasse le crâne !

La menace restait sérieuse avec ces gaillards. La phrase à peine achevée, les deux matraques s’étaient levées.

— C'est un problème, répondis-je. Si je ne bouge pas, je ne pourrai pas vous montrer mon sauf-conduit, et vous me frapperez. Mais si je m’avance pour vous le montrer, vous me tapez quand même. Qu'est-ce que je dois choisir ?

La réplique était osée, peut-être trop, mais je me devais d’agir dans l’instant, l’issue de notre rencontre s’avérant fort délicate. Le second garde, le plus animal des deux, répondit :

— Dis voir, Landru, c’est qu'y se foutrait d’notre trogne, celui-là ?

— Je crois bien, Pivoine...

— Bien c’que j’pensais… quand tu leur parles avec tes jolis mots et tes belles phrases, ça leur donne de l’espoir. Et y finissent toujours par croire qu’y peuvent nous rouler et nous prendre pour des idiots.

— Tu as raison, ouais.

Le coup fusa, asséné sur mon épaule gauche. J’eus l’impression qu’elle avait explosé. Le choc m’ébranla et mille étoiles scintillèrent devant mes yeux. Ledit Pivoine s’était approché de moi, un large sourire sur son visage démasquait des chicots pourris et des dents manquantes, tel un échiquier en voie de putréfaction. Son arme s’était abattue sur moi et déjà il la relevait, s’apprêtant à frapper à nouveau.

Plus que la peur, plus que la douleur, c’est encore à ce jour l’odeur de cette haleine qui m’ébranle les tripes. Mélange d’ail, de vinaigre et de pourriture, ce fut elle qui manqua me faire choir. Je portai ma main saine sur mon épaule, et fermai les yeux, dans l’attente du choc.

Je ne fus pas fendu en deux.

En lieu et place de sang et de cervelle, je vis la forte poigne de Martin enserrant le bâton ferré. Le Gros avait pu reprendre son souffle et me prêter main forte.

— Laissez Pierre tranquille ! Il n’a rien fait ! Je vais vous écraser le nez ! Et je vous signalerai à vos supérieurs.

Sacré Martin ! Son courage et sa voix zozotante n’obtinrent toutefois pas l’effet escompté. Malgré sa masse imposante, ce discours candide ne produisit d’autre résultat qu’un désagréable ricanement du dénommé Landru, le plus civilisé des deux cerbères.

— Mais que voilà ? Un bon camarade qui vient au secours de sa petite amie. T’as l’air bien gras pour un défenseur des fendues. Mais pas grave, je te tuerai en premier. Et ta dulcinée pourra assister au spectacle avant de suivre juste après.

D’un geste vif, la brute sortit de sa ceinture une épée, plus proche d’un couteau de boucher que d’une véritable arme.

— Pivoine, balance le gros au sol, je vais découper ce jean-foutre tranche après tranche. Je suis sûr qu’on devrait récupérer de bonnes pièces de lard pour l’hiver.

L’adversaire de Martin, toujours à la lutte, tenta, dans un ultime mouvement de rébellion, de reprendre le contrôle de son bâton. Mais la main de mon ami enserrait avec force celui-ci, sans bouger d’un pouce. J’avais même l’impression qu’une simple poussée du gros aurait envoyé ce Pivoine dix mètres plus loin, le fracassant contre le mur.

Cette légendaire paluche, en effet, en avait plié plus d’un par le passé, et brisé plusieurs os.

— Y résiste celui-là, Landru ! perce-z'y la bidoche, qu’on en parle plus !

— À ton service, camarade. Une fois ses tripes étalées à terre, il pliera bien.

La situation, en un instant, était passée de délicate à critique. Comment avions-nous pu en arriver là ? En si peu de temps ? Dix minutes plus tôt, nous dévalions les rues de la ville emplis d’une joie si rare, et nous étions à présent à deux doigts de rejoindre les résidents de Préville.

Prêt à me ruer au secours de mon ami, j’étais déjà en train d’étudier le meilleur moyen de maîtriser la brute armée sans risquer de me faire percer, quand le but de notre venue me revint à l’esprit. Et, alors que la lame tranchante s’approchait de Martin, je sortis de ma veste le laissez-passer et m’interposai sans plus réfléchir entre la pointe d’acier et mon compagnon.

— Voilà notre sauf-conduit. Signé du Capitaine en personne, comme je vous l’avais dit.

Landru, prudent, stoppa son avancée. Je sentais en plein milieu de mon ventre la dureté de la lame. Une goutte de liquide poisseux roula sur ma peau. Je ne pouvais plus reculer. Si je n’appuyais pas rapidement mes propos, je me retrouverais avec trente centimètres de métal dans les entrailles.

— Je ne crois pas que vos officiers acceptent que vous tranchiez des porteurs de ce genre de documents. À moins que vous vouliez goûter à tout prix à la guillotine, ou au front de l’est, vous pourriez peut-être prendre le temps de lire ces lignes.

Ce n’étaient que paroles en l’air, j’en étais persuadé. Ces bourreaux devaient avec facilité pouvoir faire disparaître deux corps dans la Meurthe. Cela faisait partie de leur apprentissage de base, et ceux-là ne semblaient pas avoir manqué beaucoup de cours sur ce thème. Toutefois, la voix aussi posée que possible, le bras tendu devant moi, je fixai mon adversaire, avec une ferme assurance que j’étais bien loin de ressentir au fond de moi.

Je le vis devenir rouge de colère. La lame s’enfonçait à travers ma chemise, augmentant un peu plus l’estafilade sur ma peau. Ses yeux exprimaient la rage. Un simple coup de poignet aurait suffi à me faire me répandre à même le sol.

Ils se pencha pour lire le document puis frémit, de la tête aux pieds. Plus blanc que linge, des gouttes de sueur perlèrent sur son front épais.

— C'est pas possible ! Comment deux étrons tels que vous pouvez... je...

Il se recula, remit son arme d’un geste vif dans sa ceinture. Puis, d’un coup de tête à l’intention de son compère, toujours aux prises avec un Martin à la force décuplée par la colère :

— Pivoine. Laisse-les. Ces demoiselles sont en règle. Et vous, filez, et que je ne vous croise pas dans une ruelle sombre, ou vous pourriez regretter l’affront d'aujourd'hui !

J’observais, pantois et sentant mon corps me lâcher, mon ex-adversaire. Je ressentais la peur filtrer par tous les pores de son être. Il semblait vouloir au plus vite quitter les lieux, comme si le Diable lui-même s’était mis à ses trousses. Sans demander leur reste, les deux brutes s’éloignèrent, s'abstenant de jeter le moindre regard en notre direction. Je les entendais toutefois maugréer entre eux, bombant bien vite le torse pour adopter la démarche naturelle des hommes de leur rang, une fois à bonne distance de nous.

L’ultime coup d’œil que ce Landru nous adressa par-dessus son épaule avant de disparaître au coin de la rue m'inquiéta. C’était un mélange de crainte respectueuse et de désir viscéral de vengeance qui n’augurait rien de bon d’une éventuelle rencontre future.

— Ah ! Cochonneries de chiures de rats ! Vous fuyez ? Revenez, que je vous éparpille ! Vous faites plus les malins, maintenant, hein ? Allez, courage, crevures, demi-tour, qu’on discute un peu ensemble !

Je posai ma main sur le bras de mon ami.

— Laisse. Ils ont eu leur compte. Pas la peine de trop pousser notre avantage. Ils ne nous oublieront pas de sitôt, et on ferait bien de garder le plus de distance possible avec eux.

Poings levés et mâchoire serrée, le Gros voulait en découdre, et je parvins avec peine à le tirer vers moi.

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