Lettre à celui qui ne viendra pas au monde

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Bonjour toi,

Je ne pensais pas écrire sur un tel sujet ici mais finalement, la maternité, c'est aussi ça. Les enfants qui vivent, et ceux qui ne vivent pas.

Les enfants qui ont vécu, et ceux qui ne vivront pas.

Toi, tu feras parti(e) de la deuxième catégorie. C'est tout, c'est comme ça, ce n'est pas un regret ni un apitoiement, c'est un fait. Mieux, un choix.

Je pourrais écrire de longues lignes sur les raisons qui font que tu resteras une belle idée plutôt qu'un vrai bébé, mais je crois que tu les connais déjà.

Je n'en veux plus, des enfants, mon ange. Je me veux moi, juste moi, avec ceux que j'ai déjà et qui me comblent. En plus, si ça peut te rassurer, je ne suis pas une mère génialissime, tu n'as qu'à lire ce que j'ai écrit jusque là, donc entre nous, tu ne rates pas grand-chose. Si, peut-être ta marraine, parce qu'elle est vraiment drôle, cette asperge. Heureusement qu'elle est là, d'ailleurs, parce que je me serais sentie bien seule malgré tout l'amour que l'on me porte. Oui, mine de rien, j'ai de la chance, mon ange. Personne ne me juge, tout le monde me soutient, et ils sont nombreux.

Je ne vais pas te dire que je t'aime, parce que ça serait galvaudé. Je ne vais pas te dire que je m'en fous, parce que ce serait mensonger. Je ne vais rien te dire, je crois, si ce n'est que tout est juste.

Virgine m'a certifié qu'autour de chaque femme se tiennent des âmes désireuses de s'incarner et que quand elles sont prêtes, elles tombent enceintes. J'ai eu envie de hurler. Prête, moi ? Merde, t'as pas dû bien lire les signes ... Puis elle m'a expliquée que ce n'était pas forcément prête à être mère, mais prête à retirer les enseignements d'une expérience donnée. Dans mon cas, une IVG, parce qu'il faut appeler un chat un chat.

Qu'est-ce que la vie vient me dire, à travers toi ? J'en ai aucune idée et je crois qu'il ne faut pas chercher, parfois. Je saurais sans doute un jour, ou pas, est-ce que ça va changer quelque chose, tu penses ? Ce que je retiens, ce que je comprends, c'est que ça fait partie du chemin. Tu m'as offert un embranchement, une possibilité, et j'ai choisi la voie de droite. J'aurais pu prendre la gauche. Voilà où est le libre arbitre, je suppose.

Il y a quelques jours, j'ai beaucoup pleuré. Les hormones, mon petit, quel plaie, si tu savais ! Voilà encore la preuve qu'une grossesse doit être désirée. Comment supporter ce constant rappel à l'ordre qu'un autre habite mon corps ? Comment gérer cette sensation de ne plus être maîtresse de moi, de mes sensations, de mes envies ? Comment accepter les nausées, les seins qui tirent, le ventre gonflé, les larmes qui jaillissent à tout va ? Je ne contrôle plus rien, mon ange, et je déteste ça.

Finalement, peut-être que tu es venu m'apprendre encore un peu plus le lâcher prise ? Je n'en serais pas si étonnée, vois-tu. C'est que je suis encore un peu têtue, dans le domaine, même si j'ai fait quelques progrès.

Bref, j'ai appelé une amie cette après-midi là, pour un sujet tout autre, et elle m'a dit des mots très doux. Elle m'a dit que j'avais le droit de pleurer même si c'était la bonne décision. Elle m'a dit que j'avais le droit d'être triste sans dramatiser. Elle m'a dit que je pouvais encaisser ce cataclysme sans me sentir coupable de quoi que ce soit. Je te raconte pas comment ça m'a fait du bien.

Oui, c'est ce que je veux. Interrompre ce processus.

Non, je ne changerai pas d'avis. Je ne désire pas te donner la vie.

Oui, j'ai quand même le droit de trouver ça dur.

Oui, c'est quand même un deuil, et un deuil, ça se traverse comme on peut.

Je me dépatouille avec toutes mes ambivalences, toutes mes contradictions, toutes mes peurs, toutes mes angoisses. C'est ça que tu viens titiller ? Mes paradoxes ? Mince, personne n'a encore compris que j'en étais constituée jusqu'au bout des ongles ?

Tu sais, quand j'y pense, mes deux aînés n'auraient pas apprécié ta venue. Déjà qu'ils partagent tout, y compris leur mère, depuis leur naissance, là, ça aurait été pompon sur la Garonne ! Tu aurais probablement fini étouffé avec un doudou dans ton berceau, autant nous épargner quelques emmerdes et paperasses. En fin de compte, je suis plutôt généreuse, si on va par là.

On va encore habiter un peu ensemble, c'est comme ça. Je me dis que tu vois ce à quoi tu vas échapper, et si ça se trouve, tu es encore plus impatient que moi de foutre le camp d'ici. M'étonnerait pas, tiens, seulement, je n'ai aucune envie de rentrer dans des considérations négatives sur notre monde. Je suis une fille positive, dans le fond, alors j'aime à croire que tout ira pour le mieux.

"Tu restes en congés" a dit Daniel dans une jolie vidéo. C'est génial, les vacances, tu sais. Si je pouvais, j'y serais tout le temps, moi. Alors profite. Quand ça sera le bon moment, tu retourneras bosser sur Terre, avec une autre, avec un autre, mais ne sois pas trop pressé(e). La vie ici, c'est un sacré bordel, riche, beau, surprenant, mais un bordel quand même.

Amuse-toi bien de l'autre côté. On passera te voir à Marineland avec ta marraine. On te fera un coucou rapide, on vous filera quelques poissons pour le fun, et puis on continuera notre tour de vie.

Ah, et si tu pouvais libérer les dauphins, ça serait cool.

Merci. D'être venu faire un tour. D'être venu m'apprendre des trucs. D'être passé en coup de vent, comme ça.

Et de rien. Pour t'avoir évité quelques temps encore d'affronter une existence terrestre.

A la prochaine, mon ange.

Je t'embrasse.

Ps : je n'ai pas parlé de ton père. C'est volontaire. Je veux juste que tu saches que c'est quelqu'un d'extrêmement bien sauf que, là encore, tu le sais déjà. Je suis à peu près certaine qu'il t'embrasse aussi, même s'il l'ignore (pas ta présence, le baiser dans son coeur).

Ps 2 : Dis aux autres là-haut que ça serait sympa de me laisser un peu tranquille en 2022.

Ps 3 : Je vais aller manger des trucs délicieux entre deux vomissements. Quitte à passer quelques semaines dans le coin, autant que tu repartes avec le goût de la pizza, du chocolat, et du mojito.

Ps 4 : Ne t'en fais pas pour moi. Je vais bien. D'ailleurs, si j'étais au fond du trou, je n'écrirais pas ici, parce que je risque de croiser un ou deux anti IVG. Je n'en ai pas peur. Tu sais, ta mère-qui-ne-sera-pas-ta-mère, c'est une force de la nature. Une lumière qui supporte tout, particulièrement les aléas de la vie. J'avais besoin de déposer ces mots, maintenant que c'est fait, je repars plus sereinement. J'ai des corrections à faire, des formations à enregistrer, des rêves à accomplir. Tu vois, tu pourras te la péter auprès des autres. "Moi, je suis revenu(e) illico presto, parce l'autre humaine va éclairer le monde de ses dons au lieu de changer mes couches." C'est classe, ou c'est pas classe ?

Ps 5 : Il y a 15 ans, j'en ai déjà laissé un partir. Si tu le croises, embrasse-le de ma part.

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