Sand Creek

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SAND CREEK

Sand Creek est à trois jours de Smoky Hill. Le lendemain nous nous mettons en marche. Je ne sais pas pourquoi je suis si triste. Un pressentiment mauvais m’envahit. Pourquoi devons-nous quitter un pays giboyeux et tranquille pour aller vivre là où la nécessité ne nous pousse pas ? Nous avons quitté la Platte du Sud pour éviter les attaques des uniformes bleus pour venir à Ash Creek. Puis nous sommes partis à Smoky Hill à la suite de la proclamation de Grand Chef Evans autorisant les blancs à tuer tous les indiens qu’ils trouveront en dehors des réserves. Maintenant, nous faisons route vers Sand Creek. Devons-nous sans cesse changer de camps selon le bon plaisir de l’homme blanc ? Est-ce que nous dictons aux blancs où ils doivent aller ? Ils n’accepteront pas n’est-ce pas ? Et pourtant, nous, indiens, devons accepter. Ils nous imposent tous ces déplacements parce qu’ils sont plus nombreux et que leurs droits passent avant les nôtres. Pourtant, nous étions dans ce pays bien avant eux. Nous ne prétendons pas en être les uniques propriétaires. Ce pays appartient à quiconque l’aime et le respecte. Il est suffisamment vaste et généreux pour que blancs et indiens y vivent en bonne harmonie. Mais la réalité n’est pas ainsi. Je suis anxieux pour l’avenir. Mon père m’a donné ce pays en héritage. Que vais-je donner à l’enfant qui grandit dans le ventre de Fleur de Neige?

Sand Creek me surprend. Les couleurs naissantes de l’automne nous font un chaleureux accueil. Le feuillage est habillé de soleil en certains endroits. Ce territoire est doucement vallonné. Une rivière presque asséchée borde la partie sud d’une large bande de terre où nous installons notre camp. Nous montons nos wigwams autour de celui de Chaudron Noir. Un peu en retrait et à l’est de notre village se dresse celui de Main Gauche et de Petit Rapace. Je découvre avec plaisir que mes voisins sont Antilope Blanche et Calot Militaire. Nous sommes environ six cents.

Le lendemain soir, je me promène avec Fleur de Neige pour faire connaissance des bois. Nous nous sommes couverts convenablement car la fraîcheur tombe vite en cette saison. Tout est calme et paisible. Nous n’entendons que le crissement des herbes sèches sous nos pas. Là-bas, derrière les cimes des arbres, le ciel est rouge avec un mélange de rose et de violet. A l’est, quelques étoiles apparaissent déjà. La pénombre du sous-bois nous entoure et nous isole du reste de nos frères. Nous nous asseyons sur un rocher et écoutons le silence qui descend sur la terre. Nous nous sentons bien. Je reprends courage. Je serre Fleur de Neige contre moi. Nous restons ainsi quelque temps. Nous goûtons la sérénité, en communion avec la terre, notre Mère. Mais déjà la nuit nous enveloppe de son froid manteau. Nous retournons nous coucher.

La vie est douce et paisible. Fleur de Neige reste dans le wigwam, au chaud. Je veux qu’elle se préserve, à cause de l’enfant. Elle prépare la peau du cerf : elle sera un doux tapis qui isolera nos pieds du sol. Parfois elle part ramasser du bois pour nous chauffer. Je continue à faire des provisions pour l’hiver, mais le gibier est rare. Nous n’aurons pas de quoi tenir jusqu’à la Lune qui Voit Fleurir les Bois. Petit Rapace et Main Gauche font savoir à Wynkoop Cheveux Frisés que la réserve manque de bison et de gibier. Aussi il leur fait distribuer des vivres. Il tient ses promesses envers nous. Je le respecte pour cela. Les Arapahos reçoivent un accueil aimable au fort. Ils décident donc de venir s’installer tout près de Fort Lyon. Mais ce n’est pas ainsi que je désire vivre. Je veux trouver moi-même ma nourriture comme mes ancêtres avant moi. Je ne veux pas dépendre de l’homme blanc. Malgré nos difficultés, je suis heureux. Je me sens en sécurité. Notre peuple est content de son sort. Chaudron Noir est respecté car il a toujours fait son possible pour nous assurer la paix avec l’homme blanc. Nous commençons à y croire sérieusement. Mais il nous recommande toujours de nous tenir éloignés des blancs et des uniformes bleus. Aussi, aucun cheyenne ne vient près de Fort Lyon.

Pendant la Lune du Cerf En Rut, nous apprenons qu’un petit chef militaire malveillant aux yeux rouges a remplacé notre ami Wynkoop Cheveux Frisés. Il a d’abord refusé de continuer à distribuer des vivres aux Arapahos. Puis il leur a ordonné de lui remettre toutes leurs armes. Peu après, il a aussi ordonné à ses hommes de tirer sur les indiens venus au fort échanger des peaux contre des rations de vivres comme ils avaient pris l’habitude de faire après ne bonne chasse. Il a beaucoup ri en voyant nos frères s’enfuir. Il a récupéré toutes les peaux que nos frères ont abandonnées dans leur fuite. Pour cette raison, Chaudron Noir et quelques cheyennes vont au fort pour demander une entrevue avec Yeux Rouges. Il se montre aimable avec nous. Il dit qu’il n’a plus de vivres et qu’il attend la permission de l’armée pour nous en distribuer. Chaudron Noir lui demande l’autorisation d’aller chasser le bison à Smoky Hill en attendant la réponse des autorités militaires. Yeux Rouges est d’accord à condition que nous restons dans notre réserve. Dans ce cas, il nous promet la protection de l’armée. Les cheyennes présents à l’entrevue peuvent en témoigner. Nous étions prêts à partir au sud de la rivière Arkansas où le bison prospère. Mais les paroles de Yeux Rouges nous ont rassurés. C’est pourquoi nous décidons de passer l’hiver à Sand Creek.

Après notre départ, Yeux Rouges a renvoyé brutalement Main Gauche, Petit Rapace et leurs guerriers.

-Retournez à Sand Creek, leur a-t-il dit. Allez chasser les bisons pour vous nourrir.

Ils lèvent aussitôt le camp. Main Gauche nous rejoint à Sand Creek avec son peuple. Mais Petit Rapace, plus méfiant, conduit son clan au sud de la rivière Arkansas. Il n’a aucune confiance en Petit Chef Militaire aux yeux rouges.

Je pense qu’il a tort parce que deux jours plus tard, un chariot conduit par un uniforme bleu, David Louderback, pénètre dans le camp. Le marchand John Smith l’accompagne. Il veut acheter des peaux. Nous savons qu’ils sont pacifiques car Marchand Smith a épousé une indienne qui lui a donné un fils, Jack. Leur présence prouve que nous avons fait définitivement la paix avec les blancs. Nous savons que nous pouvons compter sur la sincérité de Yeux Rouges et sur sa promesse de nous protéger si nous restons à Sand Creek. La plupart des guerriers se préparent à partir chasser à Smoky Hill. L’un d’eux a accepté, à la demande de Chaudron Noir, de laisser son wigwam à la disposition de Louderback Jambes Arquées. Marchand Smith logera chez son fils. Les nuits sont froides à présent et notre chef ne veut pas laisser Louderback Jambes Arquées dormir dans son chariot.

N’est-ce pas merveilleux ? Nous avons fait la paix avec l’homme blanc. Nous sommes sous la protection des uniformes bleus. L’autorisation de chasser à Smoky Hill nous assure des vivres abondants pour l’hiver. Que pouvons-nous demander de plus pour que la vie soit douce et paisible ? Mon cœur est soulagé d’une grande angoisse. L’avenir me semble comme le soleil quand il est au plus haut dans le ciel d’été. Je suis assuré à présent de partager les bienfaits de notre Mère la Terre avec Fleur de Neige. Mon avenir, c’est aussi le petit enfant qu’elle porte et ce pays que je lui laisserai en héritage. Fleur de Neige le pense aussi car elle vient se blottir contre moi à cause du froid intense. Le soleil imprègne la brume persistante d’une chaude lueur. J’éprouve le besoin de marcher, de sentir la blanche givre craquer sous mes pas, de humer la froidure de l’air que fige le gel, sous de gros flocons qui tissent un blanc manteau. Je voudrai crier à tout ce qui m’entoure que je suis heureux et comblé de tout ce qu’un homme peut attendre du Grand Créateur.

Les chasseurs doivent être arrivés à Smoky Hill à présent. Nos frères restés là-bas les attendent. Ils partiront chasser ensemble le bison demain. Fleur de Neige m’a cousu des gants dans une peau de loup pour que je n’aie pas froid aux mains en ramassant du bois pour alimenter la réserve du village. Nous avons un problème d’eau car la rivière au sud du camp est avare comme le chien affamé.

Nous échangeons des peaux contre des vivres apportés par Marchand Smith et Jambes Arquées. Nous avons donc de quoi manger. Nous tiendrons jusqu’au retour des chasseurs. Nous avons chaud dans nos wigwams. Nous y coulons une vie nonchalante et douce.

Le camp est calme. Seul le cri du petit enfant qui pleure traverse l’air glacial. On n’entend plus les bruits des jeunes guerriers. Ils sont tous partis à la chasse. Il ne reste qu’une trentaine de guerriers, autant de vieillards et un peu plus d’une centaine de femmes et d’enfants. Chaudron Noir est très respecté car il a obtenu l’autorisation de chasser à Smoky Hill. Nous ne parlons plus de guerre et de troubles. Les mauvaises nouvelles appartiennent au passé. Nous parlions de chasse, des enfants qui vont naître, de mariage, de fêtes et de réjouissances. A part le fait d’être dans une réserve, notre existence redevient normale. Je pense à toutes ces choses, assis près du feu. Fleur de Neige se lève pour ranger bols et écuelles. Je rince mes doigts et les essuie. Quand elle se retourne, son profil m’indique que son ventre a beaucoup enflé. L’enfant naîtra au printemps, peut-être pendant la Lune Où l’Herbe Verte Pousse. J’imagine déjà la cérémonie au cours de laquelle je le présenterai au soleil et une sensation délicieuse m’envahit. Je suis comme le poisson que le pêcheur rejette à l’eau. Je me sens si bien ! Je me sens tel que je veux être. Mon rêve se réalise enfin. Je le vis intensément.

Soudain Fleur de Neige s’immobilise et touche son ventre. Je m’inquiète parce que j’ai l’impression qu’elle a mal. Je pense aussi à la vie qui se développe en elle. Elle me regarde en souriant.

-Le petit enfant ! Le petit enfant remue en moi !

Je me lève d’un bond.

-Viens ! Sens le bouger !

Je porte la main à son ventre. Je sens des petits coups secs. Nous restons ainsi un moment mais plus rien ne se produit. Je la conduis vers la couche. Nous disparaissons sous les peaux. Je la câline tendrement, avec des gestes mesurés et doux. La chaleur nous imprègne peu à peu. Elle prend ma main et la pose sur son ventre. L’enfant a encore bougé. Je passe la main sous sa tunique. Sa peau tendue vibre de la vie qui grandit en elle. Je lui fais mille douceurs et les sensations que nous éprouvons viennent de l’espoir qu’elle renferme dans son corps.

Des voix de femmes qui crient me réveillent soudainement. Des bruits confus me parviennent de toutes les directions. Je me lève et je sors. Des femmes et des enfants et des guerriers courent en tous sens. D’autres sortent de leur wigwam, à peine vêtus. Tout n’est que désordre et bruits. Les petits enfants pleurent de tous côtés. Il est question d’un troupeau de bisons dévalant en direction du camp ou encore d’une horde d’uniformes bleus arrivant en grand nombre. Je me précipite aussitôt chez moi. J’explique à Fleur de Neige ce qui se passe et l’exhorte à rester à l’abri. Je me dirige vers le wigwam de Chaudron Noir. Je suis bousculé par des femmes et des enfants qui fuient, frappés de terreur à la vue des uniformes bleus qui cernent le camp. J’aperçois aussi vaguement des blancs. Ils sont tous armés. Je jette un regard vers le wigwam de Chaudron Noir. Il est en train de fixer le pieu avec le drapeau américain flottant dans la lumière grise de l’aube hivernale. Il crie à son peuple de se réunir sous le drapeau et de ne pas avoir peur car les uniformes bleus ne leur feraient pas de mal.

Je cours vers le wigwam de Marchand Smith. Je me cogne à Jambes Arquées. Je lui explique brièvement la situation. Il se propose d’aller au-devant des soldats pour leur parler. Mais déjà, les uniformes bleus mettent pied à terre et tirent. Marchand Smith nous rejoint. Il s’avance vers les uniformes bleus. Je les laisse et retourne vers mon wigwam. Fleur de Neige n’y est plus. Je suis dans tous mes états. Les soldats commencent à tirer des deux côtés du camp. Je redresse la tête pour chercher Fleur de Neige. Le corral est détruit et les poneys tués ou dispersés. Les uniformes bleus tirent sans arrêt. La fumée commence à envahir le camp. Je ne vois plus rien à part des mouvements confus et désordonnés. J’aperçois Marchand Smith et Jambes Arquées faire signe aux uniformes bleus d’arrêter.

- Tirez sur ce damné fils de chienne ! crie un uniforme bleu. Il ne vaut pas plus cher qu’un indien.

Ils dirigent leur feu sur Marchand Smith et Jambes Arquées qui s’enfuient et se réfugient dans leur wigwam.

A travers la fumée devenue épaisse, je devine un grand attroupement de femmes et d’enfants autour du drapeau américain. Je me dirige vers eux dans l’espoir de trouver Fleur de Neige. Des membres de la tribu d’Antilope Blanche viennent grossir le groupe. Chaudron Noir fixe aussi un drapeau blanc à côté du drapeau américain. Antilope Blanche guide son cheval vers les uniformes bleus. Il est persuadé, comme nous tous, qu’ils ne tireront pas sur nous. Le colonel Greenwood n’a-t-il pas dit à Chaudron Noir qu’aussi longtemps que le drapeau américain flotterait au-dessus de notre tête, aucun uniforme bleu ne tirerait sur nous ? Antilope Blanche aperçoit Grand Chef Chivington. Il galope à sa rencontre en criant : « Arrêtez ! Arrêtez ! » en langage des blancs. Il immobilise son cheval et croise les bras pour montrer qu’il n’est pas armé et qu’il veut la paix. Des dizaines de détonations éclatent et Antilope Blanche tombe sur le sol. Ses guerriers parviennent à le traîner jusqu’à un abri. Il a toujours été bon avec moi. Je rampe jusqu’à lui. Son corps saigne abondamment. Il me fixe avec le regard de celui qui sait qu’il va partir au pays de Chibiabos. Je l’entends entonner faiblement le chant de la mort :

« Rien n’est éternel

Sinon la terre et les montagnes ».

Il meurt dans mes bras.

Je lève la tête. Main Gauche et ses guerriers se dirigent vers le drapeau. Il s’avance de quelques pas vers les uniformes bleus. Il croise les bras et leur dit qu’il ne veut pas combattre les hommes blancs parce qu’ils sont ses amis. Il est abattu à son tour.

Juste après le début de la fusillade, les guerriers sont partis chercher leurs arcs et leurs flèches et les quelques fusils que nous possédons. Ils entourent les femmes et les enfants pour les protéger. Je fais comme eux. C’est avec soulagement que je retrouve Fleur de Neige sous le drapeau.

Soudain, des deux côtés du camp, les blancs qui ne portent pas d’uniformes nous chargent violemment à cheval, leur long couteau en avant pendant que les uniformes bleus commencent à tirer au hasard dans le groupe massé sous le drapeau. Aussitôt, c’est la panique. Nous courrons dans tous les sens. Beaucoup de femmes et d’enfants sont blessés par les balles. Ceux qui tombent sont achevés par les longs Couteaux qui galopent en tous sens. Je cherche désespérément Fleur de Neige. J’aperçois sous un banc cinq femmes. Lorsque les soldats s’approchent de leur refuge, elles sortent et montrent par des gestes qu’elles ne sont que de faibles femmes. Elles sont abattues sans pitié. Une autre, blessée à la jambe, tient serré son petit garçon. Un Long Couteau lui arrache l’enfant et le découpe devant elle, insensible à leurs cris de douleur. Puis il transperce la femme sans même l’achever. Une autre encore, surprise par un soldat lève le bras pour se protéger. Il lui brise le bras puis l’autre bras et la laisse ainsi sans l’achever non plus.

Partout je vois l’horreur et la laideur. Les soldats découpent en morceaux tous les indiens qu’ils rencontrent. Tous les corps que je vois agonir ou déjà morts sont amputés et scalpés. Un soldat plaque une femme au sol et lui enfonce son long couteau dans les parties intimes. Un autre découpe le sexe des guerriers et je les entends en rire bruyamment et les exhiber fièrement en poussant des cris de victoire. Les uniformes bleus tirent sans arrêt. La fumée âcre nous prend à la gorge et nous protège aussi. Certains blancs sont morts ou blessés, davantage par les balles perdues ou les tirs imprécis que par nos flèches. Beaucoup sont ivres, ce qui les rend si cruels. Et Grand Chef Chivington assiste au massacre sans rien dire.

Je cherche Fleur de Neige. Le bâton qui soutenait les drapeaux a été brisé. Chaudron Noir a disparu aussi. Certains frères se sont réfugiés dans un trou avec des femmes et des enfants. Ils envoient une petite fille avec un drapeau blanc dans l’espoir qu’ils ne tireraient sur elle. Un Long Couteau lui tranche la tête. Les guerriers sortent à l’approche des blancs pour défendre les femmes et les enfants. Ils sont abattus alors qu’ils ne sont pas armés. Les uniformes bleus extirpent les femmes du trou où elles s’étaient réfugiées et s’amusent avec elles en les piquant avec la pointe de leurs longs couteaux. Puis ils les scalpent et découpent leurs parties intimes. Elles crient à en perdre la voix. Comment peuvent-ils entendre cette douleur sans prendre pitié ? Enfin ils les découpent en morceaux. Je vois aussi un grand nombre de bébés tués dans les bras de leur mère.

Les uniformes bleus incendient notre village. Les flammes montent haut dans le ciel. Ils s’amusent à jeter vivant des enfants dans le brasier. Les hurlements de ceux qui brûlent couvrent les rires et les cris des hommes blancs. De partout s’élèvent les plaintes et les gémissements des mourants. Soudain, une douleur me traverse la cuisse gauche. Je m’écroule. Je parviens à me traîner à l’abri dans un trou. Je reste immobile. Je perds connaissance.

Lorsque je reviens à moi, j’aperçois le visage torturé de Chaudron Noir. Il me dit que tout est fini. Il s’était réfugié dans un ravin comme moi. Il a reçu une balle. Main Gauche a survécu aussi. Antilope Blanche, Borgne et Calot Militaire sont morts. Des frères avaient creusé des tranchées dans le lit asséché de la rivière, s’y sont réfugiés et ont résisté jusqu’au départ des blancs, à la tombée de la nuit. Les uniformes bleus ont emmené des captifs. Des femmes et des enfants surtout. J’espère que Fleur de Neige n’est pas parmi eux. L’air est glacé. Le sang a gelé sur nos blessures. Je suis étonné d’être encore en vie. Je cherche Fleur de Neige, sans espoir. Je suis comme un petit enfant perdu dans la forêt. Je vais à droite et à gauche, désespéré. La lune est pleine. Elle m’aide dans mes recherches. Partout, des morceaux de corps éparpillés. Le sang forme une croûte noirâtre sur les têtes scalpées. J’entends les guerriers pleurer leur détresse mais à voix basse de peur du retour des uniformes bleus. Les femmes et les enfants gémissent doucement. Ce chant de mort enveloppe mon cœur d’un voile glacé de tristesse et de désespoir alors que je parviens à peine à identifier les morts.

Et puis je reconnais les vêtements de ma bien-aimée. Son doux visage n’est plus qu’une bouillie de chair et d’os brisés. Son bras gauche n’est plus qu’un moignon ensanglanté. Sa tunique est déchirée de haut en bas. Ses parties intimes ne sont plus qu’une plaie béante. Et surtout, son ventre est ouvert. L’enfant gît près d’elle, entouré par le bras qui lui reste. Je m’agenouille. Je hurle intérieurement ma douleur. Ma tête est vide. Je souffre trop pour penser.

Je reste ainsi longtemps. La lune a disparu derrière les silhouettes sombres des bois, témoins muets des horreurs qui nous ont frappés. Je reviens peu à peu à la réalité. Mes larmes ont gelé sur mon visage. Je remets l’enfant dans le ventre de sa mère. Le froid l’a durci. Je ramène la tunique sur le trou béant de son ventre pour le cacher et pour permettre à fleur de Neige de garder sa dignité. Je prends dans mes bras le corps et rejoins les autres.

Nous restons dans le noir. Nous n’osons faire du feu. Nous décidons de partir tout de suite à Smoky Hill. Nos vêtements sont en lambeaux. Certains d’entre nous sont pieds nus. Nos réserves de vivres ont été brûlées avec nos wigwams. Nous n’avons plus rien.

Seul un grand vide nous habite. Il nous faudra au moins quatre jours pour parvenir à Smoky Hill. Quatre jours sans manger, marchant dans la neige et le vent, supportant nos blessures. J’emporte le corps de Fleur de Neige avec moi. Je veux l’enterrer dignement. Quand nous arrivons au camp de Smoky Hill, tout le monde pleure, même les guerriers. Presque tous ont perdu un parent ou un ami. Nombreux sont ceux qui se déchirent eux-mêmes avec leur couteau jusqu’à ce que le sang coule sur leur corps.

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