Gars Gérard

6 minutes de lecture

Chaque année je viens passer une semaine dans la maison qui m'a vu grandir. J'y retrouve, comme un mausolée dédié à ma jeunesse, la chambre d'adolescent que j’ai quitté quinze ans plus tôt. Les posters de Nirvana, les collections de maquettes, la tapisserie à rayures, la vieille moquette verte et son odeur âcre de poussière, rien n'a changé. J'observe d'un œil goguenard ces reliques quand le décalage horaire s'empare de moi et me plonge dans le sommeil. 


    Douze heures plus tard, il me sort du lit. Je dégringole jusqu’à la cuisine, porté par une douce odeur de café frais. Ma mère m'accueille dans un peignoir rose que je n'ai jamais vu auparavant. Je l'embrasse et me verse un bol de café. J’ouvre le placard et me saisit de la "boite à sucre". J'en casse un morceau, replace la moitié dans la boite que je range dans le placard. Rien n'a changé, ni la place de la boite à sucre, ni la force de mes automatismes. Je m'assoie, coupe mon pain au chocolat dans le sens de la longueur et le trempe machinalement avant de l'égoutter sur le bord du bol. Je ferme les yeux et le porte à ma bouche. Un éclair de tristesse et de plaisir me traverse. Jamais un pain au chocolat ne sera meilleur que celui-ci. Il a le gout du beurre et de l'enfance.  


    Je m’approche de la porte-fenêtre. Le ciel ne s’est pas encore débarrassé de son voile rosé. Le soleil tombe sur mes pieds engourdis. Comme une plante sous sa chaleur bienveillante, je m'étire puis sors sur la terrasse, mon bol à la main. Il fait frais. L'air humide et chargé des odeurs de la nuit me renvoie vingt ans en arrière, sur cette même terrasse, avec ce même café, alors que je me préparais à rejoindre mon cousin pour une matinée e pêche à la ligne, bottes de caoutchouc aux pieds, prêtes à plonger dans le lit glacé d’une rivière de seconde catégorie. Les bons souvenirs, quoiqu'on en dise, sont plus vivaces que les mauvais.


    Le soleil qui rasait encore l'horizon il y a quelques minutes est désormais à un pouce de hauteur (je le mesure précisément, bras tendu devant moi). Il réchauffe la cour en pierre de notre voisin. La rosée qui s'y était déposée s'évapore en un léger brouillard. Les volets sont fermés, ce qui n'a jamais été le cas, d'aussi loin que je me souvienne. Ils ne s'ouvriront plus, car le voisin est mort il y a deux jours.



    C'est le genre de nouvelles auxquelles on s'attend quand on ne rentre dans sa région natale qu'une fois par an. Les gens vivent et meurent, les commerces ouvrent et ferment - ferment, le plus souvent, les bâtiments s'élèvent et s'effondrent, les chemins se font et se défont, les couples aussi.


    On l'appelait Gars Gérard. "Gars" est un pronom assez commun à la campagne (un peu comme "La" pour les femmes: La Jeanine, La Sylvie). En réalité, il avait un nom: il s'appelait Gérard Cantaloup. Je n'avais jamais pris la peine de remarquer la particularité de son patronyme. Cantaloup, chante a loup, loup qui chante et loup solitaire, gueulant sur notre chat qui ne manquait jamais de saloper sa terrasse avec ses pattes sales.


    On l'a retrouvé mort dans son lit, ça faisait près d'une semaine qu’il était là, selon le légiste. C’est le genre de chose qui arrive fréquemment dans les campagnes (pas mourir, mais le rester plusieurs jours sans que quiconque s’en aperçoive). C'est probablement une attaque cardiaque, à moins que comme le disent quelques mauvais esprits ce soit un suicide. 68 ans faut dire que c'est jeune pour une crise cardiaque, et puis cette solitude vous savez, ça finit par peser... On se doutait qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas, lui qui était si soigneux et travailleur n'avait pas tondu sa pelouse depuis belle lurette... 


    Athlétique, les yeux couleur glacier et les épaules larges, il était plutôt bel homme et jouissait d'une situation stable qui aurait convenu à plus d'une femme. Gars Gérard ne s'est pourtant jamais marié. Sans doute avait-il été approché, peut-être avait-il courtisé lui-même, mais aucun mariage ne vint concrétiser les hypothétiques amourettes que je lui prête. Est-ce par manque de courage ou par choix, suite à une peine de cœur ou par un malheureux concours de circonstances? Je ne sais pas, et ne le saurais sans doute jamais car ce genre de discussion - les morts, l'amour - est tacitement proscrit dans mon entourage. Ainsi donc, Gars Gérard vivait seul, dans une maison neuve qu'il avait lui-même construite.


    C'était un "vieux gars". Un qualificatif cruel dont on affuble les hommes qui ont décidé de vivre seul ou pour qui le sort en a décidé ainsi, et qui dans la bouche des vieilles du village sonnait comme la pire des malédictions. Pis, une maladie qui si elle était prononcée trop fort risquait semblait-il de se transmettre. Au mieux on la présentait comme une tare, mais toujours comme quelque chose de louche et de vaguement contre-nature. De ces non-dits, je conçus une crainte maladive qui devançait de loin celle de redoubler une classe. Ne sachant pas ce qu'il fallait faire ou au contraire éviter pour ne pas devenir moi-même un "vieux gars", je grandis dans la crainte diffuse de ce danger impalpable. Une épée de Damoclès qui me fit tôt prendre conscience du futur, et m'a poussé à réussir autant que possible tout ce que j'ai entrepris depuis. Sans doute lui dois-je ça, au Gars Gérard.


    Il était à la retraite depuis 10 ans. Avant ca il était employé dans une petite entreprise de menuiserie. Il s’y rendait à pied, par tous les temps. Son travail rythmait sa vie et quand il ne travaillait pas, il entretenait sa maison. Je ne lui connaissais aucune autre activité. Je ne lui connaissais pas non plus de famille. 


    Affable et discret, il était peu bavard et ne poussait jamais une discussion au-delà de quelques salutations et banalités, ce qui me convenait tout à fait car je ne savais pas quoi lui raconter (mes notes de classe l'auraient-elles intéressées de toute façon?). J'avais surtout peur que de trop le fréquenter il vint à me transmettre sa terrible maladie. Je le gardais donc respectueusement à distance.



    Je ne suis allé chez lui qu'une seule fois. Je m'en rappelle pourtant avec précision. Ma gardienne disposait des clés de sa maison. Elle avait gardé une part de tarte aux abricots qu'elle déposerait chez lui en allant me chercher à l'école. Elle avait pris l’habitude de cuisiner pour trois et de conserver une assiette pour lui. Je n'ai jamais su si c'était par pitié, parce qu'un lien familial les unissait, ou bien parce qu'ils avaient convenu d'un arrangement, chacune de ces explications m'ayant été donné au fil des ans.


    Nous rentrâmes par la porte du garage, comme lui-même le faisait toujours (en trente ans, jamais je ne l'ai jamais vu utiliser sa porte d'entrée). Je pénétrais dans le garage avec recueillement et en silence, comme je l'aurai fait dans une église, envahi d’un sentiment mêlé de crainte et d’exaltation. Je fus surpris de constater que son garage ressemblait en tout point au notre, du point de vue des proportions. C'est tout ce qu'ils avaient en commun. Le nôtre était poussiéreux et chargé de vélos, de jouets, de bâches, de cartons, d'étagères. Le sol était taché d'huile et de traces de peinture qui datait de l'époque qui a vu naitre ma passion fugace pour le pochoir. Pas de voiture dans celui de notre voisin - il n'avait pas le permis - et pas non plus de taches: le sol était d'un gris aussi clair et uniforme que le jour ou le béton avait été coulé. Quelques outils de jardin alignés contre le mur, une échelle en aluminium suspendue à deux gros clous et un établi parfaitement propre constituaient l'essentiel du mobilier. Je me rappelle m’être dit que ça faisait beaucoup de place pour garer une mobylette. 


    Je m’approchais de l'établi. Rouge comme un camion de pompier, il me faisait penser à ces ensembles en plastique pour enfants qui reproduisent le monde des adultes. Sur l’épaisse table en bois clair verni était fixé un étau en fonte exempt de toute marque d'usure. Les outils étaient suspendus au moyen de crochets à un tableau métallique percé de trous à intervalle régulier. Marteau, pince de plombier, pince à dénuder, tenailles, clés plates, clés alènes, tout le nécessaire du bricoleur était là, propre et brillant comme au premier jour.


   Ces outils trop neufs. Ce plancher trop lisse. Une image me vint: la chambre aseptisée d'un enfant gâté qu'on couvre de jouets pour lui faire oublier qu'on ne l'aime pas assez. J'éprouvais soudain de la compassion pour ce figurant de mon enfance dont je ne m'étais jamais soucié. Ma gorge se serra et des larmes trouvèrent leur chemin jusqu'au coin de mes yeux. Surpris et honteux de me montrer si vulnérable, je serrai les dents jusqu'à réprimer ce sanglot idiot. Quand ce fut fait, je m’élançai les poings fermés rejoindre ma gardienne à la cuisine. Elle venait de déposer sur la table une part de tarte emballée dans du papier aluminium.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire flooney ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0