La naissance de Silaid

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Lorsque la sage-femme sortit de la chambre de Shahrâzâd, elle se dirigea vers le roi, lui annonça qu’il était le père d’une fille, puis lui murmura quelques mots à l’oreille. Shâhriyâr ordonna aussitôt :

« Sortez tous. Vizir ! Faites venir la garde muette… et fermez la porte derrière vous ! »

Dunyzâzâd ouvrit la bouche, mais son père, craignant déjà de perdre une fille, prit le bras de sa cadette et l’entraîna avec lui, ajoutant :

« J’écoute et j’obéis ! »

À la sage-femme hésitante qui espéra un dixième de seconde pouvoir sortir, le roi précisa :

« Toi, reste ici ! »

Le roi s’absorba dans ses pensées quelques instants, puis il lui ordonna d’un ton sans réplique de faire réaliser par une des deux servantes, celle qui l’avait assistée pour l’accouchement et possédait un don pour la couture, une voilette à la taille du bébé.

« Et qu’elle la lui fasse immédiatement porter ! »

La servante s’exécuta aussitôt et disparut dans le couloir. Elle reparut un peu plus tard, avec à la main une voilette tissée dans la gaze la plus fine et brodée de perles d’or. Elle se dirigea vers l’enfant et d’un geste vif fixa le voile minuscule sur son front poli. Après quoi, les trois domestiques devaient laisser Shahrâzâd se reposer seule avec son enfant et retrouver le roi dans la salle d’audience, ce qu’elles firent sans tarder. Quand les dix hommes à la langue tranchée, tous membres de la garde muette, arrivèrent, le roi Shâhriyâr ordonna à ses hommes de s’emparer des trois femmes, de les mener dans le “salon du silence” et de les décapiter aussi sec, avant qu’elles n’aient le moindre contact avec qui que ce soit. Ainsi se déroula le jour où naquit la princesse. Ce qui devait être un jour de liesse se termina dans le silence définitif de la mort. Mais l’on ne devait comprendre les raisons du comportement du roi que bien, bien plus tard.

Personne hormis sa mère ne vit jamais le visage de Silaid, pas même le roi. Le roi avait ordonné que l’on crève les yeux de ceux qui seraient chargés de seconder Shahrâzâd pour les soins donnés à l’enfant. Pour éviter cela, le vizir sélectionna exclusivement des nourrices et servantes aveugles, bien que la mesure lui semble bien incompréhensible. Personne, pas même lui, n’aurait osé soulever la voilette pour tenter de voir le visage du bébé. La facilité avec laquelle le roi faisait couper les têtes semblait suffisamment dissuasive au vizir. Trop heureux de la survie de Shahrâzâd, il ne désirait pas contrarier le roi.

Les courtisans, la domesticité du palais, la population de la ville et bientôt tout le pays, tous jasaient sur ce bébé si laid que le roi avait fait décapiter celles qui l’avaient aperçu. Certains prétendirent que le roi avait songé à tuer l’enfant, mais Shahrâzâd savait qu’il n’en fût rien. Bien que l’enfant eût reçu un prénom, il ne fut jamais utilisé que par sa mère, son père, son grand-père, sa tante et ceux qui étaient en contact avec l’enfant. Cependant, si personne d’autre n’utilisait son nom, personne n’osait utiliser le mot « bayti ». La crainte de la décapitation est parfois salutaire. Un Franc, qui tenait commerce de vin, utilisa dans une conversation les mots suivants de sa langue : « si laide ». Une semaine plus tard, le nom Silaid était arrivé à Samarcande au palais du roi Shâh Zamân, qui aussitôt dépêcha un cavalier pour informer son frère. Pour le malheur du marchand de vin, il était le seul Franc de la ville. Sa tête orne encore une pique aux portes d’Istakhr.

Très tôt, l’enfant fit preuve d’une vivacité d’esprit telle que ses parents décidèrent alors qu’elle avait cinq ans de lui donner la meilleure éducation possible. Shahrâzâd réussit à persuader son époux que, pour que les meilleurs savants de chaque discipline viennent des quatre coins du monde enseigner à leur fille, il devait renoncer à les isoler et à les raccourcir. Elle fut aidée en cela par le serment que fit l’enfant d’aussitôt faire avertir son père si quiconque cherchait à voir son visage. Un tel serment venant d’un enfant de cet âge est habituellement considéré comme sans valeur, mais la fille de Shahrâzâd faisait déjà preuve d’une franchise et d’une sincérité sans égal. Il lui était interdit d’utiliser un miroir ou de se mirer dans l’eau, lorsque seule, avec ou sans sa mère elle ne portait pas de voilette. Jamais elle ne chercha à enfreindre cet interdit. Son visage était donc un mystère pour elle-même.

Un soir au cours de sa dixième année, lors d’un dîner privé, elle surprit la tablée en s’adressant ainsi à son père.

« Père, je ne suis ni sotte ni sourde, je sais que tout le monde me nomme “Silaid”. Je me souviens avoir entendu mère un jour dire à tante Dunyzâzâd qui la suppliait de la laisser voir mon visage : “tu n’as pas besoin de voir son visage pour l’aimer, aime-la simplement, sans savoir ce à quoi elle ressemble, car ce n’est pas son visage que tu dois aimer, mais celle qui se trouve derrière.” Ignorant le regard noir que le roi lança à sa tante, elle continua, aujourd’hui père, je vous demande de m’appeler Silaid. Le monde me connaît sous ce nom, à l’exception d’une vingtaine de personnes, dont certaines doivent aussi parfois penser à moi sous ce nom. Non ! Père, laissez-moi finir. Je vous dis à tous, ce n’est pas mon nom que vous devez aimer, mais moi, alors aimez-moi sous le nom que le monde me donne. Un jour, je serai célèbre et c’est sous ce nom que seront chantés mes exploits. »

Depuis ce jour, Silaid est officiellement son nom, l’ancien est tombé dans l’oubli.

Quand à quinze ans, avantagée par sa voilette qui empêchait de déchiffrer ses intentions, Silaid vainquit pour la première fois le roi Shâhriyâr au cimeterre, celui-ci, sur le conseil de son maître d’armes, invita le plus célèbre forgeron de Tolède à s’installer à Istakhr, pour forger les différents cimeterres dont Silaid aurait besoin au cours de sa croissance et de son apprentissage. Il forgea pour elle sept cimeterres de gauchère dont les poignées étaient moulées à sa main, le dernier réservé pour les vingt ans de la jouvencelle.

À dix-sept ans, déjà fine lettrée, elle entreprit de transcrire les premières années de la vie amoureuse de ses parents dans un luxueux lutrin assemblé par ses soins. Elle acquit ainsi l’art de conter des histoires, qu’elle peaufina auprès des bardes fréquentant la Cour. Autour d’elle se forma un petit cercle d’amis férus de poésie, aimant à inventer des quatrains et chanter des ghazals.

À vingt ans, le jour où elle reçut son dernier cimeterre, sa tante Dunyzâzâd lui remit un ruban de soie peu avant son départ :

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« Ce ruban m’a été confié par un djinn très puissant, qui m’a chargé de te le remettre si tu venais à parcourir le monde. Il ne peut être coupé par une lame, il ne peut être brûlé. Le djinn m’a demandé de te transmettre ce message, “Sur le ruban se trouve inscrite dans un langage inconnu la phrase que la sage-femme a murmurée à l’oreille de ton père le jour de ta naissance. Tu ne dois en aucun cas chercher à la déchiffrer. Si un jour tu rencontres une personne, homme ou femme, qui réussit à lire cette phrase, elle apparaîtra non cryptée sur le ruban. Tu seras alors libre de retirer ta voilette et de contempler ton reflet dans un miroir.” »

Silaid regarda le roi, qui approuva :

« Qui suis-je pour contredire un si puissant djinn. »

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