Le thé avec ma reine

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Comme un rituel, le mercredi, je vais prendre le thé chez ma grand-mère maternelle, Francesca. C’est elle qui a initié ce moment de partage, ou plutôt ce monologue, parce que l’adolescente que je suis ne parle jamais beaucoup, ici, dans ce salon démodé, vieillot, aux tentures et aux doubles-rideaux couleur cyprès, ni même ailleurs. Sitôt le seuil franchi, ses bises claquantes sur mes joues, je suis assaillie par son sempiternel reproche :

« - Pourquoi tu ne t’attaches pas un peu les cheveux ? Si tu les relevais, on verrait mieux ton visage…

- Mais Marraine, tu sais bien que je préfère les laisser longs… »

Elle-même, je ne le sais que trop bien, a pris le soin, comme tous les matins, de relever les siens sur les côtés, avec des peignes et des épingles, lui formant comme une couronne autour de la tête, et se terminant en un chignon lâche, savamment négligé, coiffure qui était alors à la mode dans les années mille-neuf-cent-cinquante…

Deux solitudes se retrouvent dans l’intimité de ce salon suranné, qui n’a guère changé depuis des années, et nous prenons chacune place sur un fauteuil au doux velours usé.

Je laisse de côté son éternel reproche et je la regarde, je regarde ce visage que j’aime, comme une pomme toute ratatinée et dont je ne comprendrais jamais l’insondable tristesse, la joie qui semble avoir déserté ses journées, ses soupirs, si lourds, d’une lassitude palpable, comme tissée dans le mobilier du salon : une énigme aux yeux de l’adolescente que je suis.

Alors, comme à son habitude, une fois le plateau du thé posé sur la petite table entre nos deux fauteuils, elle me demande :

« - Qu’est-ce que tu as de beau à me raconter aujourd’hui, ma chérie ? »

Et comme je ne raconte jamais grand-chose, elle se lance dans ce monologue insatiable que j’aime écouter sur sa jeunesse heureuse et insouciante, elle qui a travaillé comme cuisinière dans les grandes maisons bourgeoises italiennes. Elle n’était pas riche, mais elle était libre. Elle aimait sortir avec sa bande d’amis. Avec l’indolence et la dignité d’une reine déchue, elle replie les jambes sous elle et rajuste la jupe de son tailleur. Son regard s’enfuit dans le vague de l’âme, parfois constellé d’étincelles de bonheur fugitives… Je bois ses paroles.

Au gré des mercredis qui passent, sa mémoire se défait, rongée par la maladie, comme un ouvrage en laine dont on a trop tiré un fil… Je l’écoute, émerveillée de son audace, bouleversée par les visages qui s’effacent en elle et qu’elle ne reconnaît plus, cette enfant dont elle tient la main sur une photo et me demandant : « Mais qui est-ce ? » Les souvenirs des récents mercredis s’estompent peu à peu eux aussi. Son monde intérieur s’en va en miettes comme les biscuits dans notre Darjeeling, elle qui aime toujours en tremper plusieurs à la fois dans son thé noir…

L’image est venue se graver en moi comme une eau-forte : impression en creux, émotion si saillante pourtant. Est-ce pour cette raison que j’aime écouter les histoires des personnes âgées chez lesquelles je travaille au quotidien ? L’écoute, pour que ne s’effilochent pas leurs souvenirs, l’écriture, pour revivre ce précieux moment du thé avec Marraine qui n’est plus.

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