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On ne me laissa pas assister à la syntonisation du spécimen. On m’expliqua que les doses de radiation seraient trop hautes pour un observateur humain, même derrière une protection en sitrate. Aucune machine ne peut supporter les conditions extrêmes produites par la fission du cœur S² d’un organisme ultari pendant la syntonisation. On se passa donc de support visuel, et comme les autres, j'ai accepté qu'un petit tas d’ossements fossilisés coulés dans la bakélite devienne un spécimen de mâle adulte bien vivant.

Je fus mise en sa présence dès le lendemain, avec tout le reste de l’équipe. En tant que chargée de recherche du CGRS et relais gouvernemental pour l’équipe d’exobiologie, Vatel avait obtenu l’autorisation d’être sur place dès le matin même. Nous étions tous impatients de voir le sujet. C’était le premier ældien sur lequel l’humanité allait poser les yeux depuis plus de vingt-cinq mille ans. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Tanikaze, en raison de ses recherches, avait une vague idée, mais la réalité était bien au-dessus de ses attentes.

Nous avons peu d’images de Stripe, en effet, et aucune n’est une capture réelle du sujet. Les hautes quantités de radiation émises par le spécimen dérèglent les machines et empêchent toute sauvegarde visuelle stable : ce fut l’un de nos tout premiers constats. L’image que vous m’avez montrée est une reconstitution holographique élaborée par les ingénieurs responsables du traitement des données à partir de nos rendus descriptifs : ce n’est pas une holographie du sujet à proprement parler. Parfois, la science échoue à capturer le réel. Je l’ai souvent constaté pendant mes recherches. De toute manière, quelle différence y a-t-il entre le prisme d’une machine holographique et celui du cerveau humain ? Dans tous les cas, cela ne reste qu’une reconstitution. La réalité ne peut être appréhendée que par l’expérience directe.

Au départ, je ne vis rien d’autre que des images fugitives. La créature refusait de se montrer et déréglait toutes nos machines. Une vive et spectaculaire queue de fourrure d’un blanc pur… Une main démesurément longue, armée de griffes ayant la taille et le fil meurtrier d’une lame de couteau. Le tout, noir comme l’anthracite. Un œil pareil à une perle d’argent, dépourvu de pupille, qui s’alluma dans les ténèbres, subrepticement.

Puis on trouva un moyen d’éclairer la cellule. C’est là qu’il nous apparut dans toute sa sublime altérité, ôtant la parole à tous les spectateurs venus assister à sa renaissance.

Les cheveux de la créature avaient la non-couleur du halo d’une explosion thermonucléaire. Mais sa peau était noire comme le vide sidéral. C’est ce contraste qui lui valut le nom de Stripe, en hommage au monstre nettement plus bénin de ce film antique, sorti une vingtaine d’années après la conquête de Luna. Tanikaze fut l’auteur de ce petit hommage : il a toujours été très calé en films vieux-terriens, c’était l’une de ses nombreuses fantaisies. Nous aurions pu baptiser le spécimen « Porteur de Lumière » – en référence à son cœur de feu – ou « Baal-Moloch », justement. Les deux appellations auraient été appropriées et auraient fait honneur à sa superbe. Sauf que nous avions tous besoin de dédramatiser cette rencontre. De faire tomber la créature de son piédestal, en quelque sorte. Sans nous concerter réellement, nous avons donc adopté ce nom à l’unanimité.

Stripe arborait une parure tout à fait régalienne : une superbe queue en panache, d’un blanc pur sablé de noir, qui nous dissimulait la moitié de son dos et de son épaule. Il était grand – deux mètres quarante-trois exactement – et bien découplé, avec une musculature tonique et fuselée, un corps taillé pour la danse ou la chasse. Debout dans sa cage, il mangeait son repas, le dos tourné, lorsque nous fûmes mis en sa présence. C’était sans doute pour cela qu’il nous avait refusé la lumière en déréglant toutes les machines dans sa cellule, tantôt.

— Il est en pleine forme, nous a tout de suite fait remarquer Vatel, fier comme un père. Il a déjà mangé trois faux-singes.

Cette mention me fit tiquer, à l’instar de n’importe quel citoyen. Je suis loin d’être une hérétique carniste.

— On lui a donné de la viande organique, issue d’un faux-singe vivant ? m’indignai-je. C’est interdit, Vatel !

— Les ældiens sont des mangeurs de chair crue. Il n’accepte que cela. Je doute qu’il se sente concerné par les lois de l’Holos, et ici, tant que durera le protocole, nous en sommes nous-mêmes exemptés !

Il a gloussé, brièvement, avant de reprendre :

— À le voir ainsi, fringuant et mangeant de si bon appétit, je ne peux que mettre en doute les résultats fournis par nos collègues de géologie.

— Qu'est-ce qu’ils ont dit ?

— Le carbone 14 a révélé qu’il avait entre quarante et cinquante mille ans. Eh oui !

Il partit d’un rire bon enfant. Quarante mille ans… À cette époque, l’humanité n’avait pas encore quitté Veille-Terre.

— Peut-il nous voir ? demanda Tanikaze, les yeux fixés sur la vitre qui nous séparait du module dans lequel le spécimen était enfermé.

Pour plus de protection, l’habitacle de Stripe était isolé dans une grande ossature renforcée d’iridium doublé de fer non traité – une substance à laquelle les ældiens sont, d’après les sources archéologiques, très sensibles – lui-même enchâssée dans une mégastructure blindée, gardée à l’extérieur par une double ceinture de mines prismatiques et une unité d’assaut prête à intervenir à tout moment. Toutes les mesures de sécurité avaient été prises, le protocole suivi à la lettre.

— Il ne le peut pas, nous apprit Vatel.

Mais cela, je l’ai mis en doute tout de suite. En effet, une fois son repas terminé, Stripe se retourna. J’ai croisé son regard alors – deux éclats de mercure liquide, effilés comme une pointe de dague nanomoléculaire. Un visage de statue, sagace, étonnamment proche du nôtre, mais comme peut l’être celui d’un masque : une sorte de caricature animale, une contrefaçon à la fois hybride et parfaite. Je ne l’ai vu qu’un quart de seconde – la créature s’empressa de nous tourner le dos à nouveau, dédaigneusement – mais cette image anomique resta enregistrée dans ma rétine comme si je l’avais scannée.

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