Interview

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Lorsqu’Abby passa devant la Lada de Craig, elle ne put réprimer un sourire amusé. Elle repensa à Dimitri qui lui avait fait remarquer que malgré son immense fortune, Craig roulait dans une vieille Lada – presque – toute pourrie. Mais c'était justement ce qui rendait le personnage, au moins potentiellement, très intéressant.

 Abby franchit le parking en pataugeant dans de la vieille neige noire, sale et détrempée, non sans se faire éclabousser par un fichu véhicule d'entretien qui lui sembla un peu trop pressé. Elle monta les marches qui menaient à la grande entrée du bâtiment Futura Genetics, puis passa devant deux imposants vigiles en costard noir équipés d’oreillettes qui lui jetèrent un regard peu amical. Ils ne tardèrent pas à venir lui demander ses papiers. Durant le long et redondant interrogatoire, elle ne put s'empêcher de se dire que ces deux gorilles-là en faisaient vraiment beaucoup trop. Elle se demanda aussi si c’était de véritables oreillettes ou si, comme c’était souvent le cas, ce n’était que de simples bouts de plastique juste pour se la péter. Elle faillit pouffer de rire à cette idée. Elle conserva cependant le silence, se gardant bien de tout commentaire qui aurait vite fait de mal tourner.

Les deux gorilles la relâchèrent enfin, lui permettant de se diriger vers l'intérieur. Elle jeta un dernier regard à l’imposant building de Futura Genetics qui l’écrasait de toute sa hauteur et sa perspective.

De grandes portes vitrées s’ouvrirent, provoquant un puissant appel d’air brûlant. Abby s’y engouffra avec plaisir. Elle pénétra un gigantesque hall et eut l’étrange impression d’être dans un aéroport. Tout était en marbre blanc, noir et saumon. Elle trouva ça très chic, très brillant.

Trop, peut-être.

En face d’elle, un guichet large d’une dizaine de mètres, toujours en marbre, derrière lequel s’activaient plusieurs hôtesses qui consultaient divers écrans plasma. Avec, juste derrière, l’immense logo de Futura Genetics, montrant un chromosome avec le nom de l’entreprise à la typographie très froide et futuriste, très incisive. Sur le côté, il y avait ce qui semblait être une salle d'attente pleine de monde, où des écrans plasma géants diffusaient en boucle des films de promotion de Futura Genetics, vantant les mérites et les prouesses de la société de recherche. Abby regarda avec un sourire entendu ce qu'elle considérait être de la propagande bien menée, tout en priant intérieurement pour ne pas avoir encore à supporter des heures d'attente. De ce côté, elle avait largement eu sa dose ces dernières semaines à traîner et à se faire trimbaler de bureau en bureau.

Abby s’avança vers une des hôtesses vêtues d'un simple, mais élégant costume noir très raffiné.

— Bonjour, j’ai rendez-vous avec monsieur Nathan Craig.

— Votre nom ?

— Lockart. Abigail Lockart.

Comme elle devait s'y attendre, Abby du montrer plusieurs pièces d’identités que l'hôtesse vérifia plusieurs fois avec un souci de précision presque maniaque. Elle aurait même juré voir l'hôtesse vérifier le moindre détail de son visage, et elle commençait à craindre que sa nouvelle coiffure ne la mette sur la touche, car trop dissemblable de celle qu'elle portait sur la photo de son indispensable passeport biométrique. Mais Abby savait aussi que jamais l'hôtesse ne prendrait le risque de faire attendre Craig, or elle était pile à l'heure.

Elle se félicita donc, avec un sourire satisfait, de ne pas être arrivée trop en avance.

— Très bien, finit par dire l'hôtesse avec un ton peu engageant. Monsieur Nathan Craig vous attend. Ascenseur A, vingt-septième étage. Vous trouverez sa secrétaire juste en face, en sortant. Bonne journée.

— Merci.

Abby était légèrement nerveuse. A mesure que l’écran égrenait les numéros des étages et que se rapprochait le vingt-sept, elle essayait de garder son calme. L’ascenseur ralentit et les portes s’ouvrirent.

Abby se dirigea rapidement vers le bureau de ce qui devait être la secrétaire de Craig. Juste derrière, une gigantesque baie vitrée permettait de voir une grande partie de Moscou.

— Bonjour, j’ai rendez-vous avec monsieur Craig.

— On m’a prévenue.

Elle décrocha le téléphone.

— Monsieur ? Madame Lockart est ici.

Une réponse brève, inaudible, puis la secrétaire reposa le combiné.

— Il vous attend. La porte sur votre droite.

— Merci, conclut Abby.

Lorsque Abby poussa la porte du bureau de Craig, elle crut déceler une étrange, mais assez franche hostilité dans le regard de la secrétaire. Elle y réfléchit un instant, puis se dit qu’elle n’en avait strictement rien à faire.

Craig se leva promptement et vint serrer la main d’Abby avec vigueur, mais prit bien soin de ne pas lui briser la main. Un geste qu'Abby remarqua et apprécia à sa juste valeur.

— Bonjour, madame Lockart, fit Craig avec une voix pleine d'entrain.

— C’est mademoiselle, fit-elle avec un grand sourire.

— Oh! Toutes mes excuses. Ma secrétaire m’aura mal renseigné, fit Craig, sincèrement désolé.

Il retourna s’asseoir derrière son grand bureau de verre. Abby observa en silence la salle de travail. Un bureau somme toute assez exigu, des murs simplement recouverts de papier peint en blanc. Quelques chaises noires un peu high-tech. Un bel ordinateur très design avec un gigantesque écran plat. Une petite bibliothèque remplie d’ouvrages scientifiques. Quelques jolies affiches scientifiques placardées aux murs.

Et c’était tout.

Abby apprécia la simplicité rustique de l’endroit. Elle prit en vitesse quelques photos avec son appareil numérique. Pendant que Craig faisait un peu de tri dans ses affaires, elle sortit de son sac un petit enregistreur numérique qu'elle alluma puis posa sur le bureau. Voyant cela, Craig lui fit signe qu'ils pouvaient commencer.

Elle sortit un grand calepin puis un porte-mine muni d'une gomme.

— Qu'est-ce que vous faites ? demanda Craig.

— Je prends des notes. Ca vous gêne ?

— Bien sûr que non, mais vous avez un enregistreur ! s'étonna-t-il. Pourquoi vous fatiguer à prendre des notes à la main ?

— Je n'aime pas la technologie, fit-elle avec une moue.

Craig regarda Abby d'un air pour le moins perplexe.

— Mon enregistreur me fait beaucoup de misères, reprit-elle. Et puis un vrai journaliste doit pouvoir s'en passer.

— Je vois. C'est juste en cas de problème, c'est ça ?

— On peut dire ça comme ça. Ne vous inquiétez pas, je ne vous ralentirai pas. Je suis très efficace dans ma prise de notes.

Craig sourit puis s'éclaircit la voix.

— Bien, mademoiselle Lockart. Quel est le programme ? Il s’agit bien d’une interview pour le Moscow Times ? Cet étrange journal distribué gratuitement dans le métro, ultra critique vis-à-vis du gouvernement russe, mais que personne ne lit ?

Abby fut surprise par la tournure de la phrase. C’était très direct, mais elle ne perçut pas le moindre sarcasme dans sa voix. Elle avait même plutôt l’impression qu’il compatissait.

— Les Russes ne nous lisent pas, c’est un fait, admit-elle.

— C’est ce qui vous rend d’autant meilleurs, fit Craig avec conviction. Vous pouvez dire ce que bon vous semble, et surtout la vérité, le président Meskine s'en contrefiche.

— C’est un bon résumé, fit-elle, amusée.

— Alors ? Que voulez-vous savoir ?

— En fait, ce n’est pas véritablement une interview. C'est plutôt une discussion. J’en ferai un article. J’insisterai sur votre personnalité. Les faits auront leur place aussi, bien évidemment. Mais ce que je veux, c’est faire un article sur vous, plus sur ce que vous êtes que sur ce que vous faites. Vous êtes un vrai personnage, vous savez. Les gens veulent vous connaître. C’est le but de notre entrevue. C’est ce qui avait été convenu, non ? Ca vous va ?

— Vous savez, je fais peu de cas de la presse. Je n’avais pas vraiment réfléchi à ce que vous veniez faire précisément. Ca n'a pas dû être facile de me rencontrer, je suis très occupé.

— Ce fut difficile, c'est vrai. On commence ?

— Je vous écoute.

— Très bien. Pourriez-vous me dire qui vous êtes, en quelques mots ?

— Question piège, répondit-il, blasé. C’est facile pour vous de poser une telle question. Y répondre, c’est autre chose !

— Essayez, fit-elle avec un sourire.

— Bien. Je suis américain. J’ai trente-sept ans. J’ai suivi une formation dans le génie génétique. J’ai fondé Futura Genetics en 1997. En 2001, nous avions séquencé le génome humain. Ensuite, j’ai poursuivi mes recherches sur ce génome pour en extraire le plus d’informations possible. On s’est aussi tourné vers le clonage. Après le scandale Hwang Woo-suk, j’ai délocalisé Futura Genetics ici, en Russie. On y était plus libre pour nos recherches, vis-à-vis des lois. Et nous continuons dans la voie du décryptage du génome humain et du clonage thérapeutique.

— Très bien. Mais vous m’avez décrit là votre parcours… pas vous. Alors, qui êtes-vous ? dit-elle, le jaugeant du regard, de la tête aux pieds.

Craig parut amusé.

— Ah ! Je suis très sportif. J’adore les conditions extrêmes. On est sur Terre pour vivre. Et c’est dans les extrêmes qu’on se sent le plus vivre.

— Par exemple ?

— Je fais beaucoup d’alpinisme de haute montagne. Escalader des parois de glace plus que verticales, par moins cinquante degrés, dans le blizzard et sans oxygène est quelque chose de tout bonnement extraordinaire. On est seul au monde. Suspendu entre le Ciel et la Terre. Je pousse l’effort physique à son maximum. On sent son corps jusque dans les moindres extrémités de la douleur. On apprend beaucoup sur soi.

— Vous êtes scientifique, c'est une chose. Mais êtes-vous croyant ?

Craig trouva la transition abrupte, mais il s'y conforma.

— Einstein disait : « Définissez-moi d’abord ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si j’y crois ».

— Intéressant, mais c'est à vous que je pose la question.

Craig ne sembla apprécier que moyennement la remarque.

— Si je suis croyant ? Je ne sais pas. Qu’est-ce que la Foi ? Je suis scientifique. Et pas seulement biologiste ou généticien. Je suis aussi un mordu de mathématiques et de physique. Mais, plus que tout, je suis passionné par l'épistémologie.

— Où voulez-vous en venir ? fit Abby, circonspecte.

— Eh bien, je dirai qu’à défaut de croire, au sens religieux du terme, je ressens et j’imagine possible l’existence d’un « être » qui nous transcende. Pas nécessairement Dieu, en tout cas sûrement aucun de ceux dont parlent les multiples religions. C'est peut-être juste un principe, une réalité physique, mais qui échappe encore à notre entendement. Dieu n'est peut-être en fait rien d'autre qu'une réalité scientifique, simplement hors de portée de notre compréhension pour le moment.

— Mais comment vivez-vous cette contradiction entre Dieu et la Science ?

Craig sembla apprécier la question.

— Il n'y a pas de contradiction. Quand on s'intéresse au plus près des équations qui sous-tendent notre monde, on y décèle des choses formidables. Mais aussi des contradictions. Le combat titanesque que se livrent la physique relativiste et la physique quantique a tout d’un duel à mort. Les équations sont également emplies d'une certaine beauté. Je pense notamment aux relations de symétrie entre les différentes forces et particules. Et puis, il y a le Temps ! Cette réalité fascinante que l'on peine à mettre en équation, ainsi qu'un certain nombre de curiosités invraisemblables amènent à penser l’existence d’un « quelque chose » d’infiniment puissant au-delà de nos perceptions. Après, que ce soit une déité transcendante, ou simplement le fruit de nos limitations intellectuelles, qui sait ? Je pense que, très loin d’être en contradiction, Dieu et la Science sont en fait un tout à mes yeux. C'est une même quête de la compréhension, par deux moyens très différents dans la forme, mais tout à fait compatibles sur le fond. En effet, hommes de foi et hommes de science cherchent tous la même chose : ce X qui nous transcende. Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que le néant ? On oublie trop souvent que les scientifiques ne sont pas que de brillants chercheurs et techniciens. Les ingénieurs ne font pas que concevoir des avions. Ils se demandent pourquoi les équations de la mécanique des fluides sont ce qu’elles sont. Pourquoi sont-elles aussi retorses. Et pourquoi elles sont aussi belles. Je ne sais plus qui disait : « A ma mort, la première chose que je demanderai à Dieu sera : 'Pourquoi as-tu créé la turbulence ?' ». Le physicien ne fait pas que répertorier des particules. Il traque la matière jusque dans ses plus infimes et intimes constituants, cherchant à saisir l’essence du monde. C’est ainsi.

— Vous êtes donc de ceux qui ont une approche rationnelle des choses, à travers la Science, pour accéder à une vérité sur la nature du monde ?

— Tout à fait. On peut dire que, quelque part, la Science a le même but mystique que la Religion. Car, à bien y regarder, la science la plus poussée, la physique fondamentale, cette science-là est mystique. La physique classique se demande comment tombe une pomme. La physique fondamentale se demande presque pourquoi elle tombe. Et ça change tout. On entre dans le cadre ultra pointu de la métaphysique.

— C’est ce qui vous motive dans vos recherches ? L’espoir de trouver ce X qui nous transcende ?

— Oui, même si je ne me fais aucune illusion. Ce n’est pas moi qui trouverai, je me suis trompé d’orientation à ce sujet, lâcha Craig avec un petit rire. Ce sont les physiciens qui trouveront. Pas moi. La Vérité est tapie dans le comportement de la matière. Pas de la Vie.

Abby lui jeta un regard étonné.

— Comment cela ? Je croyais que pour la Science, l’apparition de la Vie était justement le plus grand de tous les mystères ?

— L’apparition de la Vie, oui. Mais pas la Vie elle-même. Une fois qu’on y est, c’est trop tard. Il faut chercher avant. Or, mes recherches se focalisent sur l'après. Vous me suivez ?

— Je dois vous avouer que non, pas vraiment, fit-elle, l’air perplexe.

— En fait, la question est de savoir comment la matière inerte a pu engendrer la Vie. C’est donc de la matière inerte qu’il faut partir.

— Mais il faut bien savoir ce qu’est la Vie pour comprendre comment la matière l’a engendrée… Or c’est bien votre domaine, non ?

— Evidemment, oui. Mais on touche là aux « briques » du vivant, aux prémices de la vie. Ca n’est en aucun cas ma spécialité ni mon champ de recherche. Je suis à l’extrême opposé, je travaille aux confins de la complexité du Vivant, le Vivant actuel, celui qui a déjà des milliards d’années d’évolution. Ma quête est beaucoup plus… pratique.

— Je vois. Donc, en résumé, vous êtes passionné par le mystère de la Vie, mais vous faites autre chose. Futura Genetics travaille sur le génome humain ? Vous l'avez séquencé, c'est bien cela ?

— En effet. Mais qu’est-ce que le séquençage ? Du vent !

— Voilà qui est intéressant. Vous ne disiez pas la même chose en 2000. Je vous cite : « Le plus grand achèvement de l’histoire des Sciences » fit Abby, soucieuse de relever les contradictions.

Craig eut un petit rire amusé.

— Abby… Je peux vous appeler Abby ? Vous m’êtes sympathique.

— Cela ne me gêne pas, fit-elle, aussi neutre que possible.

— Très bien, Abby, reprit Craig doucereusement. Vous savez très bien que la communication est essentielle dans la Recherche. Je me dois de jouer avec les médias pour faire entendre ma voix. Sinon personne ne m’écoute. Alors, j’ai exagéré, bien sûr, mais simplement pour tout remettre à l’échelle. Les gens se fichent pas mal de ce que l’on fait, alors je me dois d'exagérer pour qu’ils perçoivent nos travaux avec l’importance qu’ils méritent.

— Je suis journaliste. Et vous êtes en train de me dire que vous me manipulez ? fit-elle, l’air faussement accusateur.

— Je ne m’en suis jamais caché, Abby. Mais vous savez très bien que tout ça n’est en rien de la manipulation. C’est plutôt de la… reformulation. Pour les médias, j’entends. Dans nos publications, nous sommes d’une rigueur irréprochable. Tout n’est qu’une question de public.

— Eh bien, cessez de vous adapter à votre public. Adaptez-le. Remettez-moi à niveau en génétique, lâcha Abby avec un sourire complice.

Craig marqua une courte pause, un instant déstabilisé par le sourire de la jeune femme.

— Très bien. Le séquençage, reprit-il, n’était que le début. C’était un bond en avant formidable, mais ce n’était qu’une base de travail, une base de données brutes. C’était une vraie réussite, mais absolument pas un achèvement en soi. Nous disposions certes enfin de l’intégralité du code du génome humain, mais il restait à le déchiffrer. Le vrai travail commençait seulement. Dans cette suite quasiment interminable, simplement formée par la répétition des quatre lettres A, G, T et C, il nous restait à découvrir l’enchaînement des « mots » du code génétique, et à les comprendre.

— En gros, vous aviez obtenu un livre écrit dans une langue étrangère. Il restait à le lire et à le traduire.

—... et à le comprendre. Exactement.

— Mais pour quoi, au juste ? A quoi bon ?

— Les applications sont aussi multiples que capitales. Vous n’êtes pas sans savoir que nombre de maladies sont d’origine génétique. Séquencer puis décrypter le génome permet de savoir quels sont les gènes défaillants mis en jeu et comprendre l’éventuel rôle de l’environnement. Est-on prédisposé génétiquement à tel type de cancer ? Quels sont les facteurs environnementaux déclencheurs ? On peut lister les modes de vie à risque, établir des probabilités, faire des diagnostics. Une fois les gènes identifiés, des thérapies peuvent être imaginées. On peut faire du dépistage, indiquer les bonnes habitudes alimentaires. Mais on peut aller beaucoup plus loin. On appelle ça la thérapie génique : cela consiste à remplacer un gène défaillant par un gène sain.

— Comment fait-on cela ? J'ai cru comprendre qu'il était possible de « reprogrammer » quelqu'un ?

— Oui, pratiquement.

— J'ai lu que vous faisiez ça à l'aide de... virus ?

— En fait, nous utilisons ce que nous appelons des vecteurs. Les virus sont de ceux-là. Ces organismes sont incroyables : ils envahissent nos cellules puis reprogramment leur contenu génétique pour se l'approprier. Les cellules infectées deviennent des esclaves à la botte du virus pour créer d’autres virus. C’est aussi diabolique que génial. L’idée est alors de s’en resservir en injectant un virus, inoffensif bien sûr, pour que celui-ci aille infiltrer les cellules cibles. Et les reprogrammer. Mais pas n’importe comment. On aura, au préalable, « bricolé » le virus en y injectant le gène qu’on veut le voir recopier dans les cellules au gène défaillant. C’est le miracle de la génétique !

— Le mécanisme est astucieux. Mais il n'y a pas d'autres alternatives que de se faire injecter un virus ? demanda Abby avec une moue.

— On peut faire beaucoup mieux. Altérer directement le code génétique d'un patient peut se révéler hasardeux ou, à tout le moins, angoissant. On cherche donc à modifier l'expression des gènes, sans toucher à ces derniers.

— Mais comment est-ce possible, si on n'y touche pas ?

— C'est très simple : les gènes ne s'expriment pas directement. Avant de coder une protéine, ils passent par un intermédiaire, qui est une molécule d'ARN dit «messager». On est aujourd'hui capable d'aller surveiller les gènes qui nous intéressent et d'intercepter l'ARN messager qu'ils émettent. C'est à ce niveau que l'on va modifier les paires de bases pour coder la protéine souhaitée, corrigée ou carrément inhibée. On peut ainsi contrôler le fonctionnement de notre corps, dicté par le code génétique, sans même y toucher. En gros, c'est comme si on interceptait les messages du Q.G. pour les modifier avant de les renvoyer aux troupes.

— C'est sournois, comme technique ! Quelles sont vos autres activités ? demanda Abby en prenant des notes à toute vitesse, s'efforçant de ne pas négliger le moindre détail.

— Il y a beaucoup d’autres choses, fit Craig avec un regard vague, cherchant que dire. Je vous disais tout à l’heure que nous n’étudions pas les origines de la Vie. C’est faux. En établissant la carte du génome humain, il devient possible de savoir ce que sont devenus les gènes au cours du temps. Ce sont des indicateurs.

— Oui, il me semble avoir lu ça quelque part. Vous parlez de l'horloge moléculaire, c'est bien ça ?

— Précisément. En analysant les mutations des gènes, on peut en apprendre beaucoup sur la façon dont ont évolué les espèces. Les gènes et leur mutation forment comme vous l'avez dit une horloge moléculaire. Si l'on prend deux espèces dont on connaît avec certitude la date à laquelle elles ont divergé d'un ancêtre commun, on remarque que les différences des acides aminés dans leur code génétique correspondent exactement au temps écoulé depuis la disjonction : plus la période de séparation est éloignée, plus la différence moléculaire est grande.

— On peut ainsi mesurer le temps en prenant comme instrument de mesure une molécule d'ADN ?

— Tout à fait.

— Vos travaux s'inscrivent-ils dans le cadre de la Santé ?

— Bien sûr, au moins en partie. On peut par exemple dépister les maladies génétiques chez un enfant, très peu de temps après la fécondation et donc bien avant l’accouchement. On peut ainsi dire aux parents, très calmement, ce vers quoi ils s'acheminent. On peut leur donner tous les éléments nécessaires à leur réflexion. Et ainsi éviter, peut-être, le drame de toute une vie.

Futura Genetics est également le leader dans le domaine du clonage, me semble-t-il ?

— Le clonage est un problème… épineux, admit Craig.

— Pour des raisons techniques ou éthiques ?

— Les deux. Cloner un être vivant n'est pas chose aisée, mais ce qui nous cause le plus de souci sont les lois éthiques. On n’a rien le droit de faire. Ou presque. Alors, nous devons nous restreindre.

— Vous travaillez donc sur les cellules souches ?

— C'est cela, opina Craig.

— Mais pourriez-vous m’expliquer précisément de quoi il retourne ? Qu'est-ce qu'une cellule-souche ? On en entend souvent parler sans jamais vraiment savoir ce que c'est...

— Les cellules souches, comme leur nom l’indique, sont à la base de tout. Elles sont les composants fondamentaux de l'embryon. Ce sont elles qui permettent la construction de notre corps. Elles ont ceci de remarquable qu’elles peuvent se changer en n’importe quoi. Une cellule souche peut aussi bien devenir un cœur qu’un rein ou un poumon. L’idée est simple : réparer, voire reproduire intégralement les organes défaillants, manquants ou blessés. Dans un monde où l’on peut attendre une greffe pendant des années et finalement la voir rejetée par son organisme, le jour où nous maîtriserons le procédé, ce sera une véritable révolution : des organes accessibles immédiatement et sans le moindre risque de rejet.

— Ca, c'est pour la théorie. Mais en pratique, cela fonctionne-t-il ?

— Hélas pas pour le moment. Mais nous n'en sommes qu'au tout début. Et puis... les perspectives sont vraiment fabuleuses, lâcha Craig d'un air mystérieux.

— C'est-à-dire ? fit Abby, circonspecte.

— Sans vouloir jouer les apprentis sorciers, la maîtrise des cellules souches mène directement à l'immortalité, asséna Craig sur un ton sec, dépassionné.

—... l’immortalité ? répéta Abby, incrédule.

— Tout à fait. A ce jour, il n'y a strictement aucune limite théorique au pouvoir reconstructeur des cellules souches primordiales. Bientôt, nous pourrons réparer n'importe quelle lésion, et ce, de manière illimitée. Aucune blessure ne sera plus irréparable.

— Mais... et la vieillesse ? La mort naturelle ?

— Vous parlez de l'apoptose. La mort naturelle, nécessaire et programmée des cellules. Pour éviter qu'elles ne deviennent « folles » et ne dégénèrent en cancer, entre autres. Dans ce cas de figure, il nous suffira, comme pour les lésions accidentelles, de remplacer les cellules mortes par des cellules souches. 

— Vous êtes en train de me dire que l'immortalité est à notre portée ? Réellement ? redemanda Abby en écarquillant les yeux.

— Techniquement, oui. Ce sera une réalité dans quelques années.

— Mais vous parlez de « technique » seulement, dit Abby pour tenter de se rassurer.

— Tout à fait. Une fois encore, ce sont les obstacles éthiques qui ralentiront les progrès dans ce sens, bien plus que la technologie et le savoir. Mais, honnêtement, qui n'ira pas au bout ? Qui ? Quel chercheur ne poussera pas jusque-là, ne serait-ce que pour voir s'il en est capable ? Si je ne le fais pas, d'autres le feront immanquablement. Les Coréens. Ou les Chinois. Qui sait ? Les interdits légaux ne stopperont pas la marche vers une découverte aussi historique. Ils la ralentiront, tout au mieux.

— Mais vous ne pourrez jamais totalement éradiquer la mort, tout de même ?

— Non, bien sûr, rassurez-vous. On ne pourra jamais rien contre les morts violentes dues aux accidents et autres meurtres. Qui pourra empêcher quelqu'un de mourir d'une rupture d'anévrisme que personne n'aura vue venir ? De même, on ne pourra peut-être jamais rien non plus contre certaines maladies, soit parce qu'elles sont foudroyantes, soit tout simplement parce qu'elles ne se contentent pas d'endommager les tissus. Le cancer, par exemple, devrait être peu sensible à l'injection de cellules souches. Celles-ci peuvent remplacer et réparer les tissus, mais elles peuvent difficilement annihiler une tumeur au milieu du cerveau. Dans certains cas, on peut penser faire appel aux nanomachines. Mais la Science ne pourra jamais rien pour ceux qui meurent de faim.

— Donc... c'est possible, souffla Abby pour elle-même, quelque peu chamboulée.

— C'est même plausible. Oui, croyez-moi. Bientôt nous serons immortels.

— Très bien, fit Abby. Revenons-en aux cellules-souches. Quel est le véritable lien entre le clonage et ces cellules ? Je n'ai jamais bien saisi le concept.

— En fait, ce sont précisément ces cellules souches que nous clonons, ou, à tout le moins, que nous essayons de cloner. Nous en prélevons sur un organisme humain au stade où elles sont encore très nombreuses, c’est-à-dire sur un fœtus. Après, elles se différencient et perdent leur intérêt. Nous prélevons donc quelques cellules et essayons de les cloner pour les produire en grande quantité. Quand le procédé sera maîtrisé, il faudra créer des banques de cellules de tous les horizons génétiques possibles pour que chacun puisse trouver un organe compatible.

— Et concrètement, vous en êtes où ?

— Nous avons déjà cloné des dizaines de séries de cellules souches. Mais le taux de réussite est extrêmement faible. Et la technologie coûte une fortune. Alors, on travaille à élaborer des protocoles de clonage plus fiables et moins coûteux. On essaie de faire de ce clonage une activité simple et réalisable à grande échelle pour pas cher.

— En bref, vous industrialisez le processus.

— Effectivement.

— Je crois savoir que vous travaillez aussi sur la synthèse d'une vie artificielle ?

— Tout à fait. C'est une discipline nouvelle.

— Pourquoi vouloir créer une vie artificielle ?

— Pour savoir comment la Vie a pu apparaître, il peut être intéressant d'essayer de la récréer nous-mêmes. Vous comprenez ?

— Je crois, oui. C'est un sujet qui doit vous tenir particulièrement à cœur, vu que vous êtes passionné par les origines de la Vie ?

— Oui, mais l'une de nos vraies grandes motivations est l'énergie.

L'énergie ? fit Abby avec de grands yeux.

— Vous n'ignorez pas que l'énergie est devenue un véritable problème.

— Oui, et alors ? Où est le rapport ?

— Eh bien, nous avons comme projet de créer une fabrique d'énergie propre.

— Comment cela ?

— L'hydrogène, Abby. C'est un carburant admirable. Or, il s'avère que certains êtres vivants sont capables de produire de l'hydrogène à partir de l'eau. La technologie humaine est très loin d'y parvenir sans avoir recours à des procédés extrêmement coûteux en énergie.

— Et j'imagine qu'user de l'énergie pour en créer une autre n'est pas une bonne idée ?

— Evidemment que non. On y perd forcément. La Nature sait y faire bien mieux que nous.

— Votre idée est donc de travailler sur ces organismes producteurs d'hydrogène ?

— Oui, mais, même si ces organismes sont prometteurs, leur rendement est loin d'être optimum. L'idée est donc de récréer une forme de vie capable de produire de l'hydrogène, tout en augmentant son rendement. Les autres fonctions de ces formes de vie de synthèse devront être réduites à leur plus strict minimum vital.

— Et où en êtes-vous de cet ambitieux projet ?

— Nous avons mis au point une technologie qui fonctionne bien. Nous sommes capables d'assembler des bases en fragments d'ADN, puis d'assembler ces fragments en chromosomes. Nous sommes donc capables de créer un génome de synthèse. Il ne nous reste plus qu'à créer une enveloppe ou, plus simplement, d'insérer ce génome synthétique dans un organisme vidé de son génome originel.

— Je vois. Et ça marche ? demanda Abby en prenant des notes.

— Nous sommes déjà parvenus à recréer des virus totalement artificiels. Le reste attendra son heure, d'autant plus que c'est une discipline nouvelle qui soulève de nombreux problèmes éthiques.

— Parce que cela revient à jouer à Dieu, je suppose ?

— Tout à fait. Créer une forme de vie artificielle n'est pas un acte anodin, ça heurte les sensibilités, et à juste titre. Mais surtout, nous n'avons pas la moindre idée du comportement que pourrait avoir ce type d'organisme artificiel s'il venait à s'échapper.

— Vous pensez à une... contamination ?

— Evidemment. Regardez déjà ce qu'il se passe avec des êtres vivants pourtant tout à fait normaux.

— Comment cela ?

— La tortue de Floride par exemple. A priori, c'est une sympathique petite tortue. Mais lorsqu'elle a été relâchée en Europe, elle est devenue une grave menace écologique pour les autres tortues locales. C'est pareil pour la Caulerpe, une algue verte accidentellement relâchée en Méditerranée et que l'on appelle aujourd'hui l'algue tueuse. Elle envahit tout. C'est un véritable désastre écologique.

— Et pourtant, ce n'est qu'une algue naturelle.

— Alors, imaginez ce qui pourrait arriver avec une nouvelle forme de vie, fit Craig avec mystère.

— Inquiétant, en effet. Mais parlons un peu de vous maintenant, si vous le voulez bien.

— Que voulez-vous savoir ? fit Craig en se tortillant sur sa chaise.

— Disons qu’on a tous nos travers, fit Abby. Comment vous jugez-vous ? Comment vous voyez-vous ?

Craig perdit son sourire.

— Je sais que je fais avancer la Science, répondit Craig très sérieusement. Je sais que je sauve des vies tous les jours. Des milliers. Je ne sais pas trop si j’en suis fier, mais j’en suis heureux.

— Qu’est-ce que la fierté, à vos yeux ?

— C’est être content d’avoir accompli quelque chose de grand, répondit Craig du tac au tac.

— Donc… Vous êtes fier.

— Je suppose, oui. Mais je sais aussi que j’ai eu beaucoup de chance et beaucoup d’atouts. Ce qui relativise grandement la « grandeur » de mes actions. Quand on est performant, c’est si facile. Rien ne me résiste, fit-il en regardant Abby droit dans les yeux.

Gênée, celle-ci garda le silence. Craig reprit :

— A quoi jouez-vous, mademoiselle Lockart ? Essaieriez-vous de me faire culpabiliser ? Je sais que j’ai eu de la chance. Je le sais. Ma fierté vous gêne ? Dites-le si c’est le cas. Moi, elle me gêne.

— Elle vous gêne ?

— Oui. C’est un sentiment ignoble. Ce n’est pas noble.

— Mais rien qu’en disant cela, n’êtes-vous pas encore pire ? Vous vous estimez au-dessus des sentiments honteux ?

— Touché. Vous êtes coriace. Oui, j’ai honte d’être fier.

Le téléphone retentit.

— Excusez-moi, c'est ma secrétaire, fit Craig en décrochant le téléphone.

Abby entendit la femme hurler dans le combiné. Elle l'entendit aussi au travers de la porte. Craig raccrocha.

— Eh bien, il semblerait que le temps passe vite, fit Craig avec un grand sourire. Ma secrétaire m'informe que notre petite entrevue est terminée.

— Bien, mais... nous n'avons pas fini ! fit Abby.

— Ah non ?

— Je voulais que l'on parle du laboratoire de Daryznetzov. Des machines PCR. Et de beaucoup d'autres choses, fit Abby en guettant la réaction de Craig.

Daryznetzov, répéta-t-il lentement en se renfrognant.

Abby n'en perdit pas une miette.

Craig resta pensif un instant, puis il se leva et raccompagna Abby jusqu’au bureau de sa secrétaire. Il lança :

— Puisque nous n'avons pas pu finir, Abby, que diriez-vous de… Nathan Craig, Acte II ? La semaine prochaine ? Prenez rendez-vous avec Carole.

— J'en serai ravie, fit Abby.

Craig se contenta d'un sourire puis il tourna les talons. Abby resta immobile quelques instants, perdue dans ses pensées.

— Lockart ? fit la secrétaire avec une voix pour le moins désagréable.

— Euh… Oui ! Pardon. Donc… Quand pourrai-je revoir monsieur Craig ?

— Lundi prochain, huit heures. Soyez ponctuelle, fit-elle avec condescendance en lui tendant mollement un post-it griffonné avec la date et l'heure.

— Très bien, fit Abby avant de tourner promptement les talons pour mettre le plus de distance possible entre elle et cette vieille peau qui n'avait décidément de secrétaire que le nom.

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