Dimitri

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— Alors, quoi de neuf ? demanda Abby.

Ils étaient assis dans un café. Dimitri n’avait rien pris. Il se serait bien envoyé une bière, mais ils n’en servaient pas. Abby sirotait lentement son chocolat crémeux.

— Eh bien, commença Dimitri dans un anglais affreux, il semble que Craig et Rokov aient passé une dure soirée il y a quelques jours. Je les ai suivis autant que possible. D’abord, ils sont allés au bania. Tu sais, leur bania privé habituel. Rokov est arrivé avec ses gardes du corps. Et aussi avec plusieurs filles, évidemment. De très belles filles en manteau de fourrure rose, se souvint Dimitri, tout émoustillé.

Abby, elle, frémit à cette idée. De la fourrure rose bonbon. Le mauvais goût russe poussé à son paroxysme.

— Et Craig ? demanda Abby, en essayant de chasser de son esprit les pouffes roses et autres dindes fluo qui lui traversaient l'esprit.

— Craig est arrivé seul. Pas de gardes du corps. Rien. C'est peut-être Rokov qui fournit les filles, je ne sais pas.

— Peut-être, peut-être pas. Craig fréquente depuis quelques mois une certaine Angelska Petrovitch, mais je soupçonne que ce n’est qu'une façade. Il a peut-être d'autres aventures. Mais si c'est le cas, il se cache bien. De toute façon, ça n'a pas grande importance. Tu as d'autres infos ?

— Ils sont ressortis du bania deux heures après. Ils avaient bien picolé apparemment. Rokov avait deux filles à chaque bras. Craig, rien. Ils sont remontés dans leur bagnole. Rokov dans son énorme Hummer aux vitres teintées, et Craig…

Lada ? Je sais.

— Oui, cet homme est bizarre. Il est incroyablement riche et il roule dans une Lada toute pourrie. Le vieux modèle à transmission intégrale permanente.

— Mais n’est-ce pas là l’une des grandes réussites de votre pays ? L’une des seules, d’ailleurs, plaisanta Abby.

— Tes sarcasmes ne m’atteignent pas. Mon pays a accompli de très grandes choses.

— Mais bien sûr, fit-elle en levant les yeux au ciel. Vous avez terrorisé des centaines de millions de gens pendant des décennies. Vous avez opprimé votre population. Staline a assassiné cinquante millions de ses propres ressortissants. C'est ça que tu appelles de « très grandes choses »?

— Abby, ne commence pas. Les leçons occidentales, ça suffit, OK ?

— Comment ça, « occidentales »? Je suis désolée, mais ce n'est pas parce que la Russie n'a entrepris aucun travail historique sur ce qu'elle a subi pendant le communisme que vous devez rejeter toute critique. Vous avez vécu une effroyable dictature pendant près d'un siècle, vous avez voulu changer le monde, et au final vous n'avez fait que risquer de l'écrouler. Heureusement pour le reste du monde, vous vous êtes effondrés seuls. Et maintenant, comme ça, sans réfléchir à ce qui vous avait mené là, vous vous relevez à toute allure et foncez dans une toute nouvelle direction. Vous n'avez pas effectué le lourd travail historique que vous vous deviez de faire. Vous devez ça au monde entier que vous avez failli ravager.

— Aucun travail historique... Voilà qui est typiquement américain. Et d'une incroyable ironie, lâcha Dimitri d'un ton sarcastique.

— Comment ça ? fit Abby en secouant la tête de déni.

— Nos dirigeants du temps de l'URSS ont effectivement commis des atrocités. Nous le savons et nous le déplorons. Nous ne sommes pas aussi aveugles que vous vous plaisez à le prétendre. Nous ne sommes pas de parfaits abrutis n'ayant fait aucun travail sur notre histoire. Nous avons su en tirer des leçons. Mais je n'accepterai aucune leçon venant d'un pays qui a assassiné un peuple entier, initiant historiquement le concept de génocide.

— Un génocide ! Quel génocide ? Tu délires complètement, Dimitri !

— Voyons, Abby, tu sais très bien de quoi je parle. Seulement, tu as réussi à l'oublier. Ah ! Pour ça, votre pays est vraiment très doué ! Parvenir à vous faire oublier un tel bain de sang... Le plus incroyable dans cette histoire est que vous ayez osé baptiser vos systèmes d'armements du nom de ceux que vous avez assassinés.

... ?

— Hélicoptère Apache. Missile Tomahawk. Jeep Cherokee. Hélicoptère Chinook. Missile Scalp. Ca ne te dit rien ?

— Ah... oui. Les Indiens, dut admettre Abby avec un hochement de tête désolé.

En effet. Elle avait oublié. Oublié.

— Oui, Abby, les Indiens, reprit Dimitri. Vous les avez proprement massacrés. Et ce ne sont pas les ridicules réserves qui restent aujourd'hui qui suffiront à laver ce bain de sang. Et pendant la Seconde Guerre mondiale, loin de vous rattraper, vous avez envoyé les quelques Navajos qui vous restaient dans le Pacifique pour servir vos unités de chiffrage. Vous êtes d'un opportunisme consternant. Et vous avez été peu regardants envers les dangers auxquels vous les exposiez ouvertement. Abby, vous avez massacré les Indiens. Ce fut un tel carnage que c'est à se demander pourquoi le terme « crimes contre l'Humanité » ne fut inventé qu'en 1945 contre les nazis au procès de Nuremberg. Vous auriez bien mérité de répondre de tels crimes un siècle avant eux.

— Oui, je vois ce que tu veux dire, fit-elle en hochant la tête.

— Merci. Alors, cesse de voir les choses sous cet angle occidentalo-américain. Et puis cesse de croire que seule la Russie malmène les Droits de l'Homme. Tu oublies ce que fait ton pays à Guantanamo ? N'est-ce pas de la pure hypocrisie, que de se revendiquer « pays de la Liberté » et de créer des zones de non-droit en dehors pour bafouer cette même liberté ? Tu oublies aussi que le dernier rapport d'Amnesty International indique très clairement que les plus grands pourfendeurs des Droits de l'Homme à l'échelle globale ne sont autres que les Etats-Unis.

Abby se tortilla sur sa chaise. Elle ne savait que dire.

— Et puis arrête de croire que nous n'avons pas réfléchi à notre histoire, reprit Dimitri.

— Je comprends, fit-elle. Mais tu avoueras que lorsque l'on regarde à quelle vitesse vous vous jetez dans le capitalisme, tu ne vas pas me dire que ce n'est pas outrancier. Tu ne vas pas me dire que votre pays n'a pas effectué un virage à cent quatre-vingt degrés à toute vitesse sans se poser de questions ?

— Mais quelles questions, Abby ?

— Je veux dire, regarde comment vous vous jetez dans le commerce mondial de gaz et de pétrole, brassant des milliards de milliards de dollars, tout en pillant et gaspillant vos propres ressources. Vous vous faites bouffer par la mafia. Vous polluez à tout-va. Regarde un peu ces panneaux de publicités que vous avez sur l'autoroute ! Ils sont gigantesques. Même nous, nous n'en avons pas d'aussi grands. N'y a-t-il pas là un déséquilibre ?

— J'entends bien, Abby. Mais que veux-tu ? La Russie a été, et restera, un grand pays malade. Nous en sommes conscients. Beaucoup plus que tu ne le crois. Notre peuple a toujours été dirigé par des hommes rudes et puissants. Il n'y a qu'à voir Ivan le Terrible ! Et aujourd'hui, nous avons Meskine. Nous ne sommes pas des brutes épaisses suivant aveuglément les flux et reflux de l'Histoire. Nous sommes juste différents. Et c'est cette différence qui vous fait croire que nous n'avons pas réfléchi à notre histoire. Mais, maintenant, laisse-moi te présenter la Russie telle que je la vois. On verra si je suis aussi borné que tu le crois.

— Je suis curieuse de voir comment tu analyses l'Histoire de ton pays.

— Oublions la vieille histoire et concentrons-nous sur l'avènement du communisme.

— L'ellipse est on ne peut plus brutale, mais pourquoi pas ?

Dimitri ne releva même pas. Il reprit sans se soucier d'Abby :

— En 1917, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, prend le pouvoir et impose sa doctrine.

— Le marxisme-léninisme.

— Exactement. C'est la Révolution d'Octobre. Mais qui était vraiment ce type ? Il était plutôt petit, avec un large front et de petits yeux.

— Il était vaguement de type asiatique, il me semble.

— Un Mongol, presque. Lénine était peut-être extrêmement intelligent, mais il était gravement aliéné. Il n'avait qu'une idée en tête : renverser le Tsar Nicolas II pour mener sa révolution. Mais quelle révolution ? Lénine voulait instaurer la « dictature du prolétariat ». En gros, il voulait rendre le pouvoir et la terre aux paysans et pour ça, il voulait éradiquer les bourgeois. Il a théorisé sur Marx et d'autres écrits révolutionnaires pendant des décennies entières, confortablement et bourgeoisement installé dans d'agréables retraites comme à Genève.

— En fait, il a tellement théorisé qu'il en a perdu tout sens pratique.

— Il s'est totalement déconnecté de la réalité. Mais sa formidable ténacité, couplée à sa grande intelligence et son physique d'athlète en béton armé lui ont permis d'arriver à ses fins. Il a pris le pouvoir, il a bâillonné la presse. Il a écrasé les libertés. Abby, ce type était un salaud, nous le savons aujourd'hui.

— Des rumeurs courent que Meskine voudrait le dégager de son mausolée pour le mettre en terre. C'est vrai ?

— Bien sûr, c'est ce qui sera fait, à terme. Nous ne sommes pas stupides. Lénine était un sale type. Mais nous devons respecter ceux qui y ont cru, de toutes leurs forces et de toutes leurs âmes. 

— Mais comment peut-on encore croire en ce type ? Il a fait assassiner le Tsar et sa famille sans le moindre procès et dans le plus grand secret ! Il agissait toujours dans l'ombre ! Et puis, il a peut-être rendu la terre aux paysans, mais il leur a volé leurs récoltes ! Ca leur faisait une belle jambe !

— Oui, Lénine était fou, clairement. Tu prêches un convaincu, Abby. Il n'avait cessé de marteler que rien chez Marx n'était sujet à modification, qu'aucun compromis n'était possible, que le communisme devait se maintenir envers et contre tout.

— Et pourtant...

— Lorsqu'il s'est rendu compte que toute sa belle théorie était en train de s'effondrer, emportant avec elle l'industrie et la production agricole, au lieu de laisser tomber, il a créé la NPE, la Nouvelle Politique Economique, une espèce d'incursion bâtarde du capitalisme dans son communisme devenu bancal. Au lieu de reconnaître que son système ne pouvait pas marcher, il a tenté de l'hybrider.

— Voilà. Alors qu'il disait que rien n'était sujet à compromis, il a injecté le capitalisme à la base même de son système en instaurant l'économie de marché chez les paysans, les prolétaires sur qui et pour qui tout son système était prétendument conçu.

— Parce que les paysans n'étaient pas d'accord.

— Evidemment qu'ils n'étaient pas d'accord ! Lénine leur avait promis les terres, et au final il les a volées aux bourgeois pour les attribuer à l'Etat, tout comme les récoltes. Et Lénine de se demander avec une naïveté déconcertante pourquoi les paysans n'étaient pas motivés pour produire plus, alors que quoiqu'ils produisent, on leur laissait toujours la même chose.

— A savoir presque rien.

— Il est même allé jusqu'à les traiter d'abrutis, hurlant qu'ils ne comprenaient rien au marxisme. Le marxisme ? Mais qu'est-ce qu'ils en avaient à faire ?

— Et puis il y avait la Tchéka.

— Oui, la police secrète, qui terrorisait tout le monde et se servait dans les récoltes. Elle réquisitionnait le matériel pour son usage personnel.

— Lénine avait lui-même pourri son système en créant de nouvelles injustices et inégalités.

— C'était un psychopathe de la pire espèce. Il était obnubilé par la dictature du prolétariat alors qu'il vivait dans ses appartements de luxe à Moscou et se rendait en Rolls-Royce dans une sublime maison de vacances...

— ... arrachée dans le sang aux mains des « bourgeois » assassinés.

Dimitri acquiesça de la tête.

— Tu savais qu'il avait peur d'écouter de la musique ? reprit-il.

— Non. Pourquoi ?

— Parce que ça le rendait « doux et heureux » et que ce n'était pas compatible avec son travail de révolutionnaire. Ca risquait d'adoucir sa politique.

— Sérieux ?

— Oui.

— Et comment analysez-vous ses crimes ?

— Eh bien, on parle beaucoup d'Adolf Hitler, mais c'est Lénine qui est l'inventeur du concept des « camps de travail » et autres « camps de concentration ». Il faisait enfermer n'importe qui, pour n'importe quelle raison. Il aurait bien aimé exterminer quatre-vingt-dix pour cent de la population, pour être sûr de ne garder qu'un noyau dur de révolutionnaires convaincus et inflexibles. Il estimait que tous les bourgeois de plus de quatorze ans devaient être purement et simplement assassinés.

— De peur que leur esprit ne soit trop imprégné idées bourgeoises ?

— Comme si on pouvait fixer un âge précis au-delà duquel on n'aurait plus le droit de vivre !

— Mais alors, que fait-il encore dans son mausolée ? s'étonna Abby.

— Je te l'ai dit. Certaines personnes y croyaient vraiment. Certains y croient même encore. C'est par respect pour ces gens là que nous le maintenons – momentanément – dans son mausolée. Un jour viendra, dans pas si longtemps tu verras, où on le mettra gentiment en terre.

— Je vois. Et après Lénine, il y a eu Staline.

— Un grand malade aussi celui-là. Il s'est d'abord allié à Lénine par opportunisme, puis il a su le marginaliser dans sa maladie et ça l'a mené au plus haut du pouvoir. Il a tué des millions de gens en les envoyant au goulag sans raison. Lorsque son successeur Nikita Khrouchtchev a commencé la « déstalinisation », il a fait libérer du goulag tous ceux qui s'y trouvaient pour avoir eu le malheur de dire une simple blague. Ou, plus sournoisement, pour avoir été dénoncé – sans vérification bien sûr – pour avoir raconté une « histoire drôle sur le communisme ». On a ainsi libéré cent mille personnes. Tu imagines un peu ? Cent mille personnes expédiées au goulag pour de simples blagues ?!

— Et encore, je suppose que ces cent mille-là ne sont que les survivants. Ils devaient être beaucoup plus nombreux à l'origine.

— Sûrement. Sautons quelques décennies pour arriver directement à Mikhaïl Gorbatchev.

— Ah ! Oui, Gorbatchev. C'était un type bien, lui.

— Encore une tragique erreur, Abby. Tu nous accuses de ne pas analyser l'Histoire, mais tu ne vaux pas mieux. Tu fais preuve d'un grave culturocentrisme.

— Comment ça ?

— Explique-moi, Abby. En quoi Mikhaïl Gorbatchev était-il un type bien ?

— Il a adouci les relations Est-Ouest. Il a laissé le libre arbitre à vos pays satellites d'Europe de l'Est. Il a engagé des réformes. Il a permis à la démocratie de revenir en surface.

— Certes. Mais comment a-t-il fait ? A quel prix ? Il a tout cassé, tout simplement. Bien sûr que nous voulions plus de libertés et moins d'oppressions. Mais est-ce l'on voulait pour autant perdre la seule chose qui nous restait encore ? Voulions-nous perdre notre influence sur le monde, notre pouvoir ? Bien sûr que non. Je ne dis pas que nous voulions continuer à terroriser le monde et à appuyer les dictatures d'Europe de l'Est. L'URSS était en déclin. Mais ce n'était pas une raison pour l'autodétruire. Ce n'était pas une raison pour la disperser aux quatre vents, pour la liquéfier et l'effondrer de l'intérieur. Bien sûr que nous sommes contents de vivre en démocratie. Mais si nous avions pu éviter de repartir de zéro, si Gorbatchev avait su garder intact un minimum de choses, nous aurions pu devenir un pays démocratique beaucoup plus puissant et beaucoup plus respecté que nous ne le sommes aujourd'hui. Alors, oui, à vos yeux d'Occidentaux munis d'œillères étriquées, Gorbatchev est un héros. Et pour cause ! Il a effondré de l'intérieur votre ennemi ! Mais nous, nous qui nous sommes retrouvés sous les décombres, nous aurions préféré qu'il ne désintègre pas notre grande nation. En tout cas, pas à ce point. Tu comprends ? Alors, s'il te plaît, arrête un peu avec ton culturocentrisme. Il est bien connu que l'Histoire officielle donne toujours raison aux vainqueurs. Tu es de ceux-là. C'est aussi simple que ça.

— C'est bon, j'ai compris, marmonna Abby avec une moue renfrognée.

— Non, tu n'as rien compris, Abby. La Russie est un pays au potentiel insoupçonné. Nous avons les meilleurs ingénieurs du monde. Alors, certes, du temps de l'URSS nous étions focalisés sur l'armement, mais cela pourrait changer.

— Tu le crois vraiment ? Vous pourriez passer de l'industrie de l'armement à autre chose ? demanda Abby, circonspecte.

— Evidemment que l'on peut changer ! Nous avons des montagnes d'argent. Le pétrole et le gaz représentent un flux de cash au-delà de l'imagination. Il nous suffit de récupérer cet argent en décapitant la mafia pour redevenir le plus puissant pays du monde.

— Voilà qui est typique de la Russie.

— Quoi donc ?

— La mégalomanie, fit-elle avec un grand sourire.

— Tu as raison, admit-il avec un sourire contraint. Mais tu sais, notre technologie est vraiment sans limites.

— Difficile à croire.

— Tu ne le vois pas, parce que Moscou est une ville salle, sillonnée par de vieilles bagnoles déglinguées et jonchée de pauvres SDF déshérités. Mais ce n'est que le résultat, non pas de la pauvreté, mais d'une mauvaise répartition des richesses. Parce que la Russie est immensément riche. Alors, quand nous saurons rediriger cet argent dans la Recherche, l'Education, et toutes ces conneries, nous pourrons nous relever et montrer fièrement au monde la puissance de la grande Russie.

— Qu'est-ce qui te fait croire que vous êtes si bons ?

— Notre passé dans la technologie de l'armement, aussi triste soit-il.

— Encore et toujours l'armement, soupira-t-elle.

— Nous avons joué de malchance et nous avons manqué d'argent et de productivité. Vous avez gagné. Nous nous sommes effondrés.

— C'est un fait. Et quelle analyse en fais-tu ? Je suis curieuse de te voir refaire l'Histoire.

— Eh bien, nous avons conçu Energia, la plus puissante fusée de l'Histoire, plus encore que votre fusée lunaire Saturn 5. Notre navette spatiale, Bourane, est plus performante et agile que la vôtre. Elle est aussi plus sûre, car équipée de sièges éjectables.

— Elle n'a volé qu'une seule fois, si je ne m'abuse. Difficile de faire des statistiques de sûreté sur un unique vol, tu ne crois pas ?

Bourane n'a volé qu'une fois, certes, mais c'était uniquement pour des raisons de budget. Et puis son vol était entièrement automatisé.

— Et après ?

— Abby, elle a retraversé l'atmosphère et s'est finalement immobilisée sur la piste avec à peine deux mètres d'écart par rapport au plan de vol initial. Jamais votre pays ne serait capable de réaliser une telle prouesse de vol automatisé.

— D'accord, vous savez automatiser une navette, grand bien vous en fasse. Mais est-ce vraiment si extraordinaire ?

— Abby, il n'y a rien au monde de plus évolué que la technologie spatiale. Et nous y excellons. Ca te donne une idée de notre niveau de compétence, non ?

— Et dans un autre domaine ?

— Nous avons mis au point une torpille révolutionnaire.

— Mais ce n’est pas vrai ! Tu es obsédé par les armes !

— Je n'y peux rien, Abby, c'était l'orientation politique de mon pays pendant des décennies.

— Bon, je t'écoute.

— La torpille Schkval utilise la technologie de la super cavitation.

— Et en termes compréhensibles, ça donne quoi ?

— Elle est capable de se déplacer à Mach 1. Inutile de dire que vos torpilles conventionnelles en sont extrêmement loin.

— Mouais.

— Dans le même registre, fit Dimitri pour couper court à toute remarque, nous avons conçu le missile transcontinental Topol. Il est capable de déjouer n'importe lequel de vos boucliers antimissiles hors de prix.

— Mais à quoi bon ? Vous n'allez tout de même pas oser nous attaquer, de toute façon !

— Bien sûr que non. Nous n'avons ni le budget ni même la volonté politique de vous en envoyer plein la tronche. Je te parle juste de technologie.

— Et y a-t-il un autre domaine d'excellence dont tu ne m'aies pas parlé ? L'armement, au hasard ? fit-elle avec un sourire narquois.

Dimitri ignora la pique.

— Notre avion de chasse Sukhoï-47 est l'avion de combat le plus manœuvrable du monde, loin devant vos F-15 Eagle, F-22 Raptor et autres F-35 JSF. Le Su-47 peut pratiquement voler en marche arrière. Tout cela parce que notre maîtrise de la poussée vectorielle est très largement supérieure à la vôtre, et que nous atteignons un rapport poids/poussée tellement faible que vous ne vous en approchez même pas en rêve ! Mais, là encore, nous n'avons tout simplement pas suffisamment d'argent pour construire toute une flotte et l'équiper de radars et de systèmes d'armes dignes de ce nom.

Abby ne dit mot. Dimitri avait sûrement raison, après tout. La Russie était capable de prouesses technologiques. Mais qu'il s'agisse toujours d'avions et autres missiles la gonflait sévèrement. Assis juste devant elle, Dimitri continuait son discours enflammé comme si de rien n'était.

— Notre lanceur Soyouz est de loin le plus fiable au monde, avec plus de mille tirs réussis, là où les européens se la pètent avec une Ariane 4 qui a tout juste réussi une centaine de vols et avec une Ariane 5 qui ne fera sûrement jamais mieux.

— Ca semble être une bonne fusée, pourtant ?

— Non ! Les Européens se la jouent parce qu'elle est capable de placer dix tonnes en orbite géostationnaire, mais vous et nous sommes capables de placer environ dix fois plus à la même altitude.

— Peut-être, mais si ça coûte mille fois le prix...

— Foutaises ! Ariane 5 est elle-même à peine à l'équilibre budgétaire !

Abby ne souhaitait pas épiloguer sur ce sujet. Cette fois-ci, Dimitri semblait avoir compris.

— Enfin bref, tout ça pour dire que nous comprenons notre histoire beaucoup mieux que vous ne semblez vouloir le croire. Nous avons besoin de temps pour nous remettre en selle, c'est tout.

— Dimitri, je suis désolée. Je ne voulais pas paraître arrogante, fit-elle posément.

— Ce n’est pas grave. Je comprends. Notre pays est assez bizarre, parfois.

— C'est le moins qu'on puisse dire... lâcha Abby, le regard dans le vague.

— Bon, fit Dimitri après un moment. Si on en revenait à Craig ? essaya-t-il pour passer à autre chose.

— Oui, on était là pour ça, au début, répondit-elle en sortant de sa rêverie. Alors, qu'est-ce que tu as ?

Dimitri réfléchit un court instant.

— Ah ! Oui. Je disais donc que ton Craig était pété de thunes. Mais aujourd’hui, quand on a de l’argent, et Dieu sait que ce connard en a, on roule en Mercedes ou en Hummer. Pas en Lada. Certes, c’est une bonne voiture. Un peu rustique, mais fiable. Mais ça n'explique pas que Craig roule avec ça.

— C’est toujours mieux que vos vieilles Gigouli toutes pourries, rit Abby.

— Ah, ne recommence pas, hein, fit Dimitri, faussement menaçant.

— Désolée, fit-elle en souriant. Promis, j'arrête.

— Bien. Tout ça pour dire que ton Craig est gravement atteint.

— C’est bien ce qui m’intéresse, reprit-elle très sérieusement. Je veux comprendre cet homme.

— Alors, je te souhaite bonne chance. Tout comme vous n'avez jamais rien compris à notre peuple, je n’ai jamais rien compris aux Américains.

— Bon, et après le bania, ils ont fait quoi ?

— Après ça, ils sont descendus au Bunker, un club privé. Très VIP.

— Je connais. Et ?

— Ah, ah ! Tu connais le Bunker ? J'en étais sûr ! triompha Dimitri, ravi.

Abby rougit. Juste un peu.

— Mais je suis triste de ne pas avoir eu l'honneur de te le faire découvrir par moi-même, ajouta Dimitri avec juste ce qu'il faut de tristesse dans la voix pour être crédible, pensa-t-il. Tu as goûté à leur cocktail spécial ?

— L'Hiver Nucléaire? Oui. Très bon, fit-elle en se remémorant avec délice le goût de ce très étrange breuvage à base de vodka Red Army et de citron givré. Mais écoute Dimitri, se reprit-elle aussitôt, je ne suis vraiment pas là pour ça...

— OK. Donc, ils sont allés au Bunker. Et ils en sont ressortis vers six heures du matin, totalement anéantis. Les gardes du corps de Rokov les ont balancés à l’arrière du Hummer et les ont ramenés chez eux. Ils étaient minables. La gueule en sang et avec leurs supers costumes déchirés. Apparemment, ils se sont battus l’un contre l’autre, avant de se tomber dans les bras. De parfaits abrutis, si tu veux mon avis. Mais je n’en sais pas plus.

Abby soupira. Elle n’était même plus surprise de ce genre de comportement qu'elle considérait être celui d’attardés mentaux. Elle savait que, pour un russe, une bonne soirée était une soirée dont on était susceptible de ne pas revenir vivant. Belle mentalité, pensa-t-elle. Que Rokov la joue ainsi ne l’étonnait donc guère. Que Craig fasse de même la dérangeait déjà plus.

— C’est tout ? reprit-elle, quelque peu blasée.

— Abby, je sais que tu cherches quelque chose de louche, mais je te jure qu’il n’y a rien. Ce sont juste deux mecs pétés de thunes, donc totalement excentriques.

— Rokov est un excentrique pété de thune, un pantin de Meskine. Pas Craig, corrigea-t-elle. Ce type est un génie, il s’est fait tout seul et il n’est sous le contrôle de personne.

— Eh bien, tu l’as, ta réponse ! Il est puissant et seul maître à bord de son affaire. Donc il n’a aucunement besoin des magouilles de Rokov. Ils sont juste amis. Et encore... Quand on voit ce que ça donne.

— C’est trop simple.

Abby était pensive. Toute cette histoire était vraiment bizarre. Et puis, elle était morte de faim. Elle hésitait à reprendre un de ces excellents chocolats fondus servis avec de la crème et du sucre.

— Par contre, reprit Dimitri pour la sortir de sa rêverie, il s’est apparemment passé quelque chose cette nuit chez Futura Genetics. Je t’ai gardé ça pour la fin.

— Vraiment ?

— Il y a eu, comme qui dirait, un incident. Mon contact à la police m’a même dit qu’il y avait deux corps à la morgue.

Deux corps ? s'étouffa Abby.

— Oui. J'ai pensé que ça pourrait t’intéresser, fit-il l'air faussement modeste.

— Mais c'est dingue ! Tu en sais plus ?

— Non, je suis désolé.

Abby resta silencieuse un instant. Dimitri reprit.

— Ecoute, laisse tomber Rokov. Concentre-toi sur Craig et, surtout, ce qu’il se passe dans les locaux de Futura Genetics.

Abby ne dit mot. Elle était abasourdie par la révélation de Dimitri. Elle avait tout imaginé dans le cadre de son enquête. Mais jamais elle n'aurait pensé que Futura Genetics puisse avoir deux cadavres sur le dos.

— Eh bien alors, Abby ? s'énerva Dimitri. Remercie-moi, au moins ! J’espère que tu me renverras l’ascenseur. Allez, on se voit plus tard. Il me faut une vodka, tu viens ?

— Non, merci, fit-elle poliment.

Elle avait besoin de temps pour encaisser la nouvelle. Et puis de toute façon, elle n'aimait vraiment pas la vodka. Encore moins cette espèce d'alcool à brûler à vous rendre aveugle que certains voulaient faire passer pour tel. Abby eut un haut-le-cœur en se remémorant sa dernière cuite à la vodka Putynka. Non, vraiment, très peu pour elle.

— Quand est-ce qu'on aura enfin un rencart ensemble ? fit mine de supplier Dimitri.

— Mais n’avons-nous pas justement rendez-vous, là ? répondit-elle en feignant l'innocence.

— Tu sais très bien ce que je veux dire, Abby.

— Et toi tu sais très bien que c’est non. Désolée, Dimitri, je t’apprécie beaucoup, mais… pas davantage. Tu comprends ?

— Oui, je sais. Mais je ne désespère pas. Appelle-moi si tu changes d’avis, fit-il en cachant mal sa déception.

— Promis, Dimitri. Mais ça n’arrivera pas.

Abby salua Dimitri puis elle le regarda disparaître dans le blizzard derrière la vitre. Cette vision suffit à la convaincre de reprendre un double chocolat brûlant, en finissant de chasser de son esprit une étrange armada de bouteilles de vodka gorgées d'alcool à brûler.

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