Deuxième voyage (15) — Les chaînes du ciel et de la mer

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Hedera helix

 Dès la disparition de Taxus, je ne peux m’empêcher d’évacuer le stress par un soupir. Une fois sortie de l’amphithéâtre, j’ai couru du mieux que je pouvais, sans arrêter la pression qui faisait battre mon cœur. J’ai mis énormément de temps à trouver cette fichue trappe. Et constater la présence de la Source à mon arrivé n'eut d’autre effet que d’attiser ma colère. Décidément, ces fausses divinités ne cesseront jamais de se jouer de ma personne !

 Je prends une grande inspiration, tentant d’évacuer la rage qui m’habite. Je recommence ce geste, plusieurs fois. Mon partenaire ne dit rien, le regard fixé sur l’escalier, son iris est animé d’une expression douloureuse. Tout à l’heure, je lui ai hurlé dessus, lui reprochant d’avoir discuté avec l’ennemie. Ce comportement est inapproprié, je le sais. Et pourtant à ce moment-là, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une profonde trahison. Je m’imaginais ces deux-là, déclarant dans mon dos des vérités auxquelles je n’aurais jamais accès.

— Je suis désolée, dis-je après ce silence. Je t’ai hurlé dessus alors que tu étais en danger.

C’est exact, je devrais m’estimer heureuse. Ce scénario aurait pu être différent. Je préfère voir le Désastre parler avec cette femme plutôt que de le retrouver figé comme les deux cadavres à ma droite.

  • Ne t’en fais pas, répond Gangrène en posant son regard sur moi. Je comprends la raison de ton comportement. Et puis, je suis heureux de te voir en vie.

Comme c’est étrange, j’ai l’impression que mon partenaire et moi pensons la même chose à l’heure actuelle. Cette inquiétude réciproque est réconfortante, je me sens rougir.

  • Il n’y a pas besoin de s’inquiéter pour moi, m’écriais-je. Enfin, je veux dire…

Je reprends mon souffle, dissimulant ma honte derrière ces mots :

  • Il est vrai que mon plan était risqué, mais tu étais le plus en danger. Et puis, tu es le plus important de notre duo.

Gangrène me regarde d’une expression incomprise, je continue :

— Je veux dire, en tant que voyageuse je peux être facilement remplacée. Ce n’est pas ton…

— JAMAIS !

Je sursaute d’étonnement, stoppant ma propre phrase. Mon corps est entièrement paralysé, c’est la première fois que je vois le Désastre hausser le ton et arborer une telle colère sur son visage.

— N’ose plus jamais me sortir une telle phrase, tu as compris ? reprend-il d’un ton glacial.

Je hoche la tête d’un geste discret, les muscles entravés par la surprise. Mon partenaire soupire maigrement, puis pose ses deux mains sur mes épaules. Je sursaute une nouvelle fois.

  • Tu es aussi importante que moi, ce n’est pas pour rien si nous sommes un duo. S’il te plaît, ne pense plus à une telle chose.

Mon regard se pose sur l’unique œil du Désastre, une lueur inquiète anime son iris. J’ai l’impression d’y lire son désir de me protéger. La fascination balaye petit à petit mon étonnement. C’est la première fois que j’arrive à lire les sentiments de mon partenaire, cet exploit suffit à dévoiler un petit sourire sur mes lèvres.

  • Compris.

Ce simple mot est pour moi le camouflage d’une pensée sincère, j’espère qu’au fond de son œil sombre, il saura dévoiler mon message : « Si tu me protège, alors laisse-moi en faire de même, partenaire. ».

 Mon expression est copiée sur le visage du Désastre, qui finit par retirer ses mains. Son regard se pose avec insistance sur mes traits, un air désolé creuse ses rides.

  • C’est Taxus qui t’a fait ce bleu ?

Je touche mon nez sans réfléchir, réveillant une petite douleur. Il est vrai que la Source m’avait envoyé une pique concernant ma blessure, cette remarque m’avait agacée. Cependant, le plus étonnant est que je me suis fait ce bleu dans une autre dimension. À en croire ma situation, on dirait que mon corps est le même, peu importe la zone que j’explore. Cette constatation rejoint les dires de l’Avarice, qui m’avait avertie des dangers de la noyade provoquée par la saponine.

  • Non, enfin pas directement. Comme tout à l’heure, elle allait partir en mode écume, et au lieu de la toucher, je me suis retrouvée contre le tableau noir. Heureusement d’ailleurs ! Je serais morte si je l'avait effleurée, repris-je avec une expression soulagée.

— Tu serais morte par son contact ? m’interroge le Désastre.

J’en déduis par son expression que Gangrène n’est pas au courant de la véritable nature de cette femme.

  • Cela peut être difficile à croire, mais Taxus n’a rien d’humain. C’est une Source, un avatar de la vie souvent divinisée par les Hommes. Il n’y en a que trois dans l’Univers, l’Avarice représente la Naissance et notre ennemie n’est autre que la Mort elle-même ! Leurs pouvoirs sont si grands qu’elles n’arrivent pas à les contrôler.

La main droite de mon partenaire lui gratouille légèrement le menton. Son visage traduit une certaine compréhension

  • Je vois, merci de tes informations Hedera. Cependant, j’ai bien peur que tu ais fait une erreur quelque part.

— Où ça ? m’écriais-je étonnée.

  • Taxus n’est pas la Mort, elle se présente comme étant l’Évolution. Apparemment, les gens l’appelaient autrefois Tsiru-ja. Son pouvoir est la conséquence de ces deux-là, dit Gangrène en désignant tristement les deux cadavres à ma droite. Le moindre contact suffit à déformer affreusement n’importe quel être vivant. Qui plus est ces personnes étaient des voyageurs eux aussi.

Cette dernière phrase parvient à écarquiller mes yeux. Mon regard se retrouve happé par la vision des deux corps. Je m’abaisse légèrement, afin de constater avec précision les détails de leur apparence physique.

 Il y a en tout, un homme vert avec des nageoires naissant près des oreilles, son regard vitreux est dénué de toute étincelle. À côté de lui se trouve une masse de chair informe, habillée d’un grand nombres d’orbites. Cette apparence immonde et le sort que ces individus ont subis me font verser quelques larmes. D’un geste tendre, je ferme les yeux de l’homme vert puis deux autres paupières se trouvant au-dessus de la bouche du deuxième. Une petite prière retentit dans mes pensées.

— Je ne reconnais pas ces personnes, aurais-tu entendu leur nom ? demandais-je d’une voix basse.

— D’après Tsiru-ja, ils se nommaient Canis lupus et Ranunculus ficaria.

L’étonnement écarte une nouvelle fois mes paupières. Je connais ces pseudonymes ! Ces voyageurs étaient membres du département de la vie et des cultures étrangères. Celui dans lequel Taxus feignait d’appartenir. Cette maigre réflexion suffit à réveiller la rage tapis au fond de moi :

— Comment ont-ils été tués ? l’interrogeais-je en serrant les poings.

— Tsiru-ja a ordonné leur mort, ils n’ont pas l’air d’avoir souffert.

— Leur apparence a dû être douloureuse, repris-je avec colère.

Hedera

— Je sais.

Je comprends ce qu’essaye de me dire Gangrène. Ma colère a beau être justifiée, nous n’avons pas le temps de la laisser s’exprimer. Mon adversaire est une Source, ce n’est pas n’importe qui ! La moindre perte de contrôle peut s’avérer fatale, j’ai de la chance d’être encore en vie à l’heure actuelle, je dois en prendre conscience.

 L’Évolution nous attend en haut de ces escaliers. Si ces paroles sont exactes, la malédiction sera abattue. Honnêtement, c’est la seule chose que j’espère de mon ennemie. Quand bien même cette personne est un avatar de la vie, je me demande si son pouvoir est de taille contre le fléau qui peuple les cieux. Au-delà de ces marches se trouve une chose que je me dois de savoir. J’avais demandé à Taxus des informations, elle me propose de les obtenir. Là-haut, entre mer et ciel se trouve la vérité que je cherche.

— Gangrène, dis-je en fixant l’escalier, allons-y.

Mon partenaire me laisse entendre son approbation. Je débute la montée des escaliers, gravissant chaque marche avec défi. L’obscurité de notre ascension laisse apparaître une lumière à son sommet, celle du soleil. Enfin, nous allons quitter cette mer froide où nagent mes souvenirs. Je verrai le mal qui habite ce monde et affronterai l’Évolution en personne. Durant notre montée, le Désastre ne lâche pas le moindre mot. Je me retourne une fois pour constater son état et remarque sur ses traits une expression tourmentée. Cette vision m’inquiète, je me demande ce que redoute Gangrène.

 Je pose le pied sur la dernière marche, le corps haletant. Décidément, cet escalier est une véritable épreuve. Jamais je n’aurais cru que remonter la profondeur d’une mer pouvait être si épuisant, bien que cela paraisse logique dans un sens.

 J’observe les alentours, une plateforme de pierre se trouve sous nos pieds, flottant de manière inconnue sur cette vaste mer. Le ciel est illuminé par une immense sphère blanche, le soleil. J’ai l’impression de ne pas avoir vu d’étoiles depuis une éternité, cette lumière fait plaisir à voir. À quelques mètres de notre position, l’Évolution nous fait face. Sa peau bleue symbolise le parfait mélange entre cette mer froide et ce ciel sans nuage. Un tel panorama est époustouflant. Cependant, je ne dois pas me laisser impressionner par le paysage, les choses sérieuses commencent dès maintenant.

Taxus ne dit rien de son côté, le regard fixé sur notre duo. Gangrène se positionne derrière moi, l’œil fixant le ciel. La présence du Désastre réveille brutalement ma crainte, pendant un moment j’avais oublié la malédiction ! Où est-elle ? Tout ce que je peux voir n’est autre qu’un ciel sans nuage et une horizon dénudée du moindre relief. Nul être ne révèle au monde son existence. Seuls la Source, le Désastre et moi-même occupons l’espace autour de nous.

— Le maléfice a déjà été éradiqué ? demandais-je douteuse.

L’Évolution ne dit rien, les paupières closes. Mon partenaire me répond :

— Ne parle pas trop vite, le voilà qui arrive.

Soudainement, la lumière s’affaisse, laissant apparaître une vaste étendue d’ombre sur la mer. Je relève la tête, stupéfaite. Une masse obscure occupe la place du ciel, camouflant partiellement le soleil. Toute la voûte céleste se retrouve avalée par la malédiction. La panique secoue mon esprit avec ampleur, tandis que l’Évolution n’effectue le moindre mouvement. Ses paupières fermées, laissant paraître une certaine concentration.

 De cet amas de ténèbres surgit de multiples mains sombres. De nombreux orbites accompagnées de bouches à la taille gigantesque habille ce ciel noir. La peur me cloue sur place, j’ai du mal à respirer. Voici donc le fléau ayant réduit à néant la vie d’un monde. Voici donc l’apparence du maléfice ayant chassé les humains jusqu’au fond des mers. Étrangement, je me sens reconnaissante envers l’Avarice. Bien que cette Source piège des individus dans ses piliers de gel, elle a su en protéger plein d’autres par sa présence.

 Je tousse puis reprend ma respiration avec douleur. Quel intérêt de s’étouffer maintenant ? Cette malédiction ne va pas me toucher. Oui, je ne vais pas mourir ! Je ne peux pas laisser la peur m’engloutir. Après tout, l’Évolution est prête à se battre. Je regarde la Source, son corps ne traduit aucun geste. Mes yeux se posent sur le ciel, les mains sombres s’approchent à toute vitesse. La peur accélère mon pouls, je m’agrippe au bras de mon partenaire, poussée par la panique. Une paume obscure s’ouvre à quelques mètres de notre position, fonçant avec rapidité. Bon sang, qu’est-ce qui lui prend ?! Cette Source affirmait pouvoir détruire la malédiction, alors pourquoi …

 Ma pensée se stoppe, la main de ténèbres se retrouve pulvérisée en une pluie d’éclaboussures noires. La responsable de sa destruction n’est autre qu’une longue chaîne métallique tournoyant dans les airs. Je concentre mon regard sur l’objet, il provient du dos de Taxus. Le corps de la Source est entourée de petites pierres pointues, décrivant des cercles parfait autour d’elle. De ses omoplates jaillissent trois autres chaînes identiques à celle ayant détruit la main d’ombre. Ses mains manipulent avec fermeté le métal, ses paupières s’ouvrent avec énergie, dévoilant au monde son regard écarlate.

— Mitose, je t’offre ce nouveau corps. Viens-moi en aide.

L’air environnant gronde les paroles de l’Évolution, comme si chaque atome d’oxygène dansait pour satisfaire l’ordre de la Source. Aussitôt, les chaînes s’agitent, puis s’éparpillent. Deux d’entre elles plongent dans la mer, tandis que les restantes pénètrent dans une bouche de la malédiction. Une expression ahurie habite mon visage, pendant que Taxus tire de toutes ses forces sur le métal contenu dans le ciel

— Que ces débris souillés soient ton squelette.

Un autre ordre résonne, faisant ressortir avec force les chaînes pénétrant le maléfice. La bouche de la voûte obscure s’ouvre, vomissant une gigantesque mer d’os tractée par les anneaux de métal. Cette vision d’horreur écarquille mes yeux, pétrifiant mes cordes vocales.

  • Vois cette vérité, Hedera, dit normalement Taxus. Voici les pauvres restes des milliers de victimes annihilés par cette malédiction. Regarde cette réalité dans laquelle tu t’es engagée.

L’Évolution force davantage sur ses chaînes, faisant jaillir de plus en plus d’os. Un cri de douleur résonne dans le ciel. Cet ignoble hurlement suffit à poser mes mains sur mon crâne, j’ai l’impression qu’un nombre immense de voix humaines gémissent au creux de mes oreilles.

— Que cette mer, aussi pure qu’un nouveau né, devienne ta chair.

Le métal plongé s’agite avant d’être entièrement entouré d’une colonne d’eau, faisant baisser le niveau marin.

 Soudainement, les tatouages de Taxus s’illuminent, créant une petite lueur qui se détache de sa silhouette bleue. La Source force une dernière fois sur ses chaînes, amenant brutalement les métaux liant ciel et mer à fusionner entre eux. Les anneaux de métal s’entrelacent dans une explosion de lumière.

 Mes yeux se ferment, dérangés par ce spectacle aveuglant. La luminosité s’abaisse, mes paupières s’ouvrent avec douceur avant d’être brutalement écartées. Cette vision est si grandiose qu’elle pourrait m’arracher les deux orbites. De ces chaînes entrelacées est née une bête monstrueuse hurlant son éveil avec puissance.

 Son long corps d’eau, presque entièrement translucide, possède comme extrémité la mer entière. Une partie de son squelette est visible, aucun membre ne vient souligner ce physique allongé. Sa tête possède de nombreux traits draconiques, accentués par deux rangées de dents osseuses. De ces deux yeux pourpres jaillirent des motifs semblables aux tatouages de l’Évolution. Telle l’écume amenée par les vagues, ces sigles ondulent sur le corps de la bête, soutenus par un rythme identique à celui de la marée. Les chaînes entourent la tête, maintenant la forme irréelle de cette eau pourvue d’os.

 Mon partenaire et moi restons sans voix face à une telle révélation. Bien que mon regard soit happé par cette bête aquatique, je peux déclarer avec certitude que le Désastre est tout aussi contemplateur. L’air environnant me le murmure, rien dans ce monde ne saurait reprendre l’attention captive de ces chaînes.

 La voûte noire reprend du mouvement, tendant de multiples doigts noirs à l’attention de la créature. Le dragon d’eau s’agite sous le contrôle de Taxus, déchiquetant les membres célestes en serpentant dans les airs. À chaque mouvement de la bête, l’Évolution tournoie sur elle-même, effectuant une danse mystique. Ses hanches remuent, bougeant de manière sensuelle son corps bleuté. Ses bras s’élancent, forme des cercles parfaits, faisant siffler le métal dans les airs. Ce geste, rythmé par le son des vagues et les hurlements du maléfice, donne naissance à un rituel divin orchestré par l’Évolution.

 Les cris de douleur s’intensifient, le ciel noir gémit de toute part dans mes oreilles. Ce spectacle est, certes magnifique, mais insupportable à écouter. Soudainement, une vingtaine de bras sombres naissent puis s’élancent dans notre direction. Taxus bouge, envoyant la bête les dévorer un par un. Cette créature a beau être puissante, elle ne peut attaquer le maléfice tout en nous protégeant mon partenaire et moi. Vraiment, je me demande si l’Évolution n’aurait pas mal calculé son coup. Peut-être décidera-t-elle de nous laisser mourir ? Non ! Hors de question de désespérer de la sorte ! Gangrène est à mes côtés, il me protégera coûte que coûte. Et bien sûr, j’en ferai de même !

— Il est temps de changer de rythme, reprend Taxus d’une voix légèrement chevrotante.

La Source détend les chaînes, faisant grossir le corps aquatique de la bête. Le dragon ouvre la bouche, grondant avec puissance.

— Prophase.

La malédiction gémit de plus belle, la bête se déchaîne entre les paumes obscures de son assaillant. L’Évolution tournoie sur elle-même, faisant danser ses bras et ses hanches.

— Métaphase

Les chaînes sont remontées par les bras de la Source, le dragon d’eau s’élève, perçant de ses crocs le corps sombre du maléfice. De son bras droit, Taxus amène le métal vers le bas. La bête termine son ascension par une descente vers la mer.

— Anaphase

L’Évolution tire, deux chaînes à chaque main, dans des direction opposées. Le dragon d’eau se déchire en un grondement semblable au tonnerre.

— Télophase.

Une fois ce quatrième ordre dicté, Taxus relâche la pression sur le métal, ouvrant davantage ses épaules. Mes yeux, toujours écarquillés, constatent l’élévation de deux colonnes d’eau dans les airs. Le dragon d’eau, à l’image de la division cellulaire, a achevé son dédoublement.

 Un bras pour chaque corps, deux chaînes pour chaque bête, Taxus reprend sa danse d’une gestuelle différente. Avec la souplesse d’une gymnaste et la grâce d’une ballerine, l’Évolution accompagne ses dragons dans la destruction des cieux. Tournoyant son corps avec passion, élançant ses jambes avec force, en posant son regard écarlate sur le ciel. Taxus donne à ce monde le spectacle salvateur né du ciel et de la mer. D’immenses brèches illuminent la voûte, détruisant l’ombre du mal aux gémissements infernaux.

 Une pluie de résidus obscurs manque de me toucher, Gangrène recule mon corps, afin de prévenir le moindre contact. J’aperçois ces restes maudits se dissoudre dans la mer, comme si cette eau était l’acide le plus corrosif qui soit. Et c’est en regardant cette pluie disparaître que je comprends la stratégie de Taxus. Le sanctuaire de la Naissance arrange grandement l’Évolution. Les Sources ont transformé cette mer en une arme gigantesque. Il ne restait plus qu’à la dresser contre le ciel, ce que ces dragons viennent de faire.

 Vraiment, je n’aurais jamais cru à autant d’ingéniosité de la part de cette ennemie. En voyant ce spectacle, en observant cette danse passionnée, j’ai du mal à imaginer le but originel de Taxus : me tuer. Son geste sauve des milliers d’êtres. Grâce à elle, les hommes pourront coloniser les terres, accompagnés de la nature. Ce spectacle est si beau, que je voudrais le contempler à jamais. Je voudrais que le temps se fige, que mon sort soit à jamais oublié. Malheureusement, cette Source tiendra parole.

 Le maléfice s’est réduit à une boule de fumée accrochée au ciel. D’un geste sec, Taxus tire brutalement sur ses chaînes, faisant plonger les bêtes dans la mer. Le métal entourant ses bras porte jusqu’à ses épaules les motifs présents sur les dragons puis se désagrège en un amas d’anneaux rouillés. L’instant d’après, l’Évolution saisit une pierre tournoyant autour de son corps et l’envoie directement sur la malédiction.

— Que cette roche devienne le sceau qui t’entrave.

Le dernier ordre de la Source résonne, faisant secouer les vagues. La fumée s’accumule autour du minéral, l’assombrissant à une vitesse fulgurante. Une fois le maléfice prisonnier de sa cage, la pierre descend vers la paume de Taxus.

 Je regarde la Source d’un air soulagé. Ça y est, c’est terminé. Désormais, plus aucune malédiction n’habitera le ciel de ce monde. La vie foisonnera à nouveau sur ces terres, au détriment de la mienne. Du moins, si l’Évolution peut mettre fin à ma vie. Je n’oublie pas le cadeau de la Naissance, une immortalité valable dans cette seule annexe de l’Univers.

Taxus referme ses doigts autour du minéral en poussant un soupir de fatigue. Son regard écarlate semble se détendre un léger instant, avant de se concentrer avec hostilité sur ma personne.

Et maintenant, me dit l’Évolution en s’approchant, je vais m’occuper de toi.

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