Deuxième voyage (8) — Glaciale Naissance

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Hedera helix

 Un soupir jaillit de mes lèvres, la surprise s’installe dans mon regard. Le geste que cette personne vient d’effectuer avec sa main droite suffit à réchauffer ma gorge. Des petits sons s’échappent avec aisance de mes cordes vocales. Selon les dires de cette personne sa véritable identité serait celle de la Naissance. Honnêtement, j’ai énormément de mal à y croire. Quand bien même, ses doigts autorisent ma parole, ce n’est qu’un rêve qui copie à merveille la réalité.

 Dans ce cas, que faire ? Son histoire n’était pas terminée, j’aurais du mal à donner un avis serein sans connaître la suite. Malgré tout, la présence de cette personne me semble écrasante. Si cette femme peut contrôler ma voix à volonté, si cette entité peut réellement donner la fécondité à chaque être, alors mieux vaut suivre ses désirs pendant qu’ils sont faisables. Ce rêve est comme un entrainement à la réalité, si je venais à croiser un être aussi particulier, mieux vaut chercher à conserver son intégrité le plus longtemps possible. Mon professeur à la base des voyageurs me l’a raconté un bon nombre de fois : prudence est mère de sûreté.

  • Honnêtement, dis-je après un long silence, je ne pense pas que dans cette histoire, vous soyez avare. Ces humains ont cherché à obtenir un droit fondamental certes, mais leurs demandes étaient purement égoïstes. Je suis d’avis à ce qu’une famille ne soit pas créée sans amour. Un enfant est une lourde charge, qui se nourrit d’affection et a besoin de liberté. Cependant, je ne peux donner une réponse sans le moindre doute, car je n’ai qu’une histoire incomplète à ma disposition. Si je devais juger avec certitude votre cupidité, alors je vous répondrais mon ignorance à ce sujet. Après tout, il s’agit de notre première rencontre.

Je soupire légèrement en fermant les yeux, la peur accélère mon pouls. J’ai donné la réponse la plus honnête que j’avais, j’espère de tout cœur ne pas l’avoir brusqué.

 Mon regard se jette furtivement sur le visage de la Naissance, celui-ci est teinté d’une légère surprise, son regard fatigué me parait bien plus énergique, comme si ma réponse la revigorait. Un grand sourire prend place sur son visage, une satisfaction surgit de ses iris puis chasse son étonnement. Ses lèvres laissent échapper un petit ricanement, prenant petit à petit de l’ampleur. Cette scène parvient à me geler sur place, je suis actuellement partagée entre la peur et l’interrogation. Je n’arrive pas à comprendre son comportement.

  • Tu me plais bien ! s’écrit la Naissance. Ton honnêteté et ta façon de penser sont intéressantes.

La jeune femme pointe son index droit sur moi, les traits de son visage traduisent un léger orgueil.

  • À partir de maintenant, tu seras mon Poulain !

L’étonnement et l’absurdité de sa réponse me font grimacer. Je n’ai pas halluciné, j’ai bien entendu ? Je ne m’attendais pas à une telle réplique, que suis-je sensée répondre ? Dois-je la suivre dans son jeu, ou bien devrais-je contester sa proposition ? La Naissance a affirmé apprécier mon honnêteté et ma façon de penser, dans ce cas je devrais m’exprimer avec calme et politesse afin de ne pas la brusquer.

  • Je vous remercie de votre considération, en revanche je ne suis qu’une voyageuse répondant au nom d’Hedera helix.

Cette réplique me permet également de me présenter et de dévoiler une certaine modestie. Je suis satisfaite de cette réponse, je ne pouvais rien dire de mieux.

 Le regard de la Naissance reprend son expression fatigué, avant de se plisser sous l’action du rire moqueur s’échappant de ses lèvres.

  • Ce que tu es drôle, petit Poulain ! Adopte mon surnom, il est bien mieux que ce maudit code de voyageur. Après tout, Hedera helix n’est pas ton véritable nom.

L’étonnement me fait légèrement sursauter, comment cette personne peut-elle être au courant ? Les voyageurs portent tous un nom de code, en revanche, cette information n’est connue que de mes collègues. Une personne à part ne devrait pas être au courant.

  • Qui plus est, continue la Naissance, seuls les hommes accordent de l’importance au nom. Au fond, cela ne définit jamais entièrement une personne. Et pourtant, j’apprécie cette pratique. Cela signifie le tout premier cadeau que reçoit un nouveau-né : de la reconnaissance. Poulain, je serais honorée que tu me nommes comme tes frères. Ma personne se reflète bien mieux dans l’Avarice que dans la Naissance.

Cette personne veut que je la surnomme ainsi ? Ce n’est pas logique ! Après avoir dit clairement mon avis sur sa cupidité, comment peut-elle souhaiter une telle chose ?!

  • Attendez, m’écrié-je. Pardonnez mon impolitesse, mais je ne peux vous nommer ainsi. Alors que…

Mes cordes vocales se gèlent de nouveau, la panique remonte en moi. Ce n’est pas vrai, aurais-je fait une erreur en haussant le ton ?

  • Poulain, Poulain, Poulain, reprend la Naissance avec une légère exaspération. Ne l’as-tu pas dit toi-même ? C’est notre première rencontre, tu ne me connais pas assez pour me juger cupide. En revanche, je peux t’affirmer que ce surnom me convient. Après tout, ce conte n’est qu’un maigre passage de mon existence. Lorsque que l’on prend plus de vie que l’on en a donné, comment appelle-t-on cela ?

Ses doigts claquent de nouveau dans ma direction. Ma bouche s’anime d’elle-même sans que je puisse la contrôler :

  • De l’avarice, cela vous convient très bien votre majesté.

Que ?! Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire !

  • Oh oh oh, ricane la jeune femme. Formidable réponse, et « votre majesté » ? On croirait presque que je t’ai forcé à dire ces paroles.

Le contrôle de ma bouche me revient, une expression de colère creuse légèrement mon visage. Quoi que je fasse, je suis incapable d’aller à l’encontre de ses décisions, cette conversation est juste un divertissement aux yeux de cette personne. Dans ce cas, quel est l’intérêt de cette discussion ? Je pourrais en dire de même pour ce songe, quel est sa raison d’être ? Pourquoi suis-je ici ? Comment se fait-il que des éléments s’enchainent de cette manière ? J’en viens même à me demander, s’il s’agit réellement d’un rêve.

  • Tu as l’air embêtée, continue allégrement l’Avarice. Dis-moi tout mon Poulain.

Qui sait ? Peut-être que cette femme est un leurre, tout comme l’était le faux Gangrène. Non je ne pense pas. Après tout, sa présence, son aura et l’atmosphère qu’elle impose me semble beaucoup trop réels. Qui plus est, sa capacité à contrôler mes paroles me prouve bien qu’il ne s’agit pas d’une illusion.

 Dans ce cas, devrais-je faire confiance à cette personne si singulière ? Plutôt que de me lancer dans un choix risqué, mieux vaut profiter de son attention pour obtenir quelques réponses.

  • Depuis un moment, je me disais que ce songe était… particulier, commencé-je en dissimulant une partie de mes pensées.

À l’écoute de mes mots, la Naissance me regarde avec une expression bienveillante, le coude posé sur le trône de glace, permettant à sa main droite de soutenir son menton. Ce visage est si doux, doté d'une apparence réconfortante. Et pourtant, le doute et la confusion que m’inspire cette personne maintiennent ma prudence.

  • Je vois, souffle l’Avarice. Même à cet instant, tu considères ce monde comme un rêve.

Je relève subitement la tête, poussée par la surprise. Qu’est-ce que je viens d’entendre ?!

  • Vous voulez dire que ce n’est pas un songe ? Ce que je vis est réel ? demandé-je affolée.

La main gauche de l’Avarice se tend vers moi, abaissant légèrement sa paume vers le sol.

  • Calme-toi, Poulain. Tu es en sécurité maintenant. Dans ce sanctuaire, le Lierre ne viendra pas te chercher.

Les paroles de cette femme ne cessent de me surprendre. Comment se fait-il qu’elle connaisse autant de choses à mon sujet ? Le nom de code, ma plus grande peur, peu de gens sont au courant de ces informations. Et puis, si ce monde n’est pas un rêve, alors qu’est-ce que je suis train de vivre ?!

  • J’imagine qu’il te faut des informations, reprend doucement la Naissance. N’aie crainte, je vais t’en donner. Pour cela, il suffit de faire appel à ton imagination. Toi qui es voyageuse, compare l’Univers à une gigantesque bibliothèque. Les ouvrages contenus sur ses étagères sont les mondes, et les lettres l’avenir des êtres vivants. Lorsque tu étais dans l’académie, c’est comme si tu lisais le livre en son centre, où un nombre identique de pages se trouve sur chaque côté. Maintenant, essaye de tourner plusieurs feuilles vers la gauche, tu ne te trouve plus au même endroit et pourtant tu es toujours dans ce monde. C’est ce qui t’es arrivé actuellement.
  • Dans ce cas, déclaré-je avec énergie, c’est comme si je remontais le temps ?

Le visage de l’Avarice se teint de surprise, donnant naissance à un rire sur ses lèvres rosées.

  • Ah ah, pas du tout Poulain ! Le contrôle du temps n’est même pas permis aux dieux de l’Univers, alors il n’y a aucune chance que des voyageurs l’obtiennent. Ce que je veux dire, c’est qu’un monde possède plusieurs dimensions, toutes différentes de celle qui accueille ton esprit en journée.

Je commence à voir où elle veut en venir, si je suis actuellement dans une autre facette du monde, alors cela suffirait à ne pas définir ce sanctuaire comme faisant partie d’un songe. Bien que cette pensée reste très compliquée et tirée par les cheveux, je préfère rester sur cette piste. De cette manière, je ne serais plus rongée par le doute. Néanmoins, une interrogation en entraine une autre et l’Avarice en détient sûrement la réponse.

  • Je me suis endormie avant, techniquement je serais en train de rêver. Alors, pourquoi suis-je ici ?

Les traits de l’Avarice perdent leur douceur, le sérieux envahit son visage, redonnant à ses yeux leur expression fatiguée.

  • Je suis responsable de ton arrivée dans ce sanctuaire. Je voulais te sauver de celui qui t’a fait expérimenter cette mascarade que tu considérais comme un cauchemar.

Je comprends de moins en moins. Si je situe les paroles de la Naissance, dès que je me suis endormie, j’ai effectué un rêve étrange, puis je me suis réveillée dans mon lit. Mon corps a été déplacé dans une autre facette du monde, affrontant le Lierre grimpant et considérant les événements comme ceux d’un cauchemar. Puis, l’Avarice est arrivée, et m’aurait amenée au sanctuaire. Cette partie me semble troublante. Selon ses dires, la Naissance m’aurait sauvé. Comment a-t-elle bien pu le faire ?

 Pour cela, il me suffit de me remémorer les événements dans l’académie avec le Lierre. J’ai réussi à quitter ce lieu lorsque je me suis fait submergée par un étrange liquide sombre, et juste avant de me noyer, j’ai entendu deux voix. La première était présente dans le songe avant mon deuxième réveil et la seconde est celle de l’Avarice. Que m’avait-elle dit déjà ? Je ne m’en rappelle pas. Cependant, l’hypothèse la plus plausible serait que cette arrivée ait effectué mon déplacement, la preuve, je me suis réveillée une nouvelle fois, sauf que j’étais présente dans le sanctuaire. Si ces événements expliquent le « comment », qu’en est-il du « pourquoi » ?

  • Vous dites m’avoir sauvé, dis-je en camouflant une partie de ma panique. Mais, pour quelle raison ?

Mon regard se pose avec insistance sur le visage de la Naissance. Celle-ci ne dit rien depuis un petit moment. Étrangement, je suis à la fois impatiente et terrifiée d’entendre sa réponse. Quand bien même, cette personne m’aurait sauvée, j’ignore énormément de choses à son sujet. Si ce paysage n’est en rien à celui d’un songe, alors comment l’Avarice s’est-elle retrouvée ici ? Qui est-elle réellement ?

 La jeune femme plisse ses yeux avec insistance, faisant naître une expression désagréable sur son visage. Ses lèvres s’animent afin de lâcher ces mots :

  • Tu allais mourir, petit Poulain. Cette substance sombre était véritablement en train de te noyer.

L’étonnement s’installe sur mon visage, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?! Si ce que j’expérimentais était une autre sorte de réalité, alors la Naissance dit la vérité ! Cette noyade était mortelle ! Dans ce cas, je dois la vie à cette personne face à moi. Si je suis là, à discuter avec l’Avarice, c’est grâce à son intervention.

  • Merci beaucoup, m’écrié-je les yeux mouillés de larmes. Merci de m’avoir porté de l’attention !

La Naissance reste bouche bée face à ma réponse. L’émotion fait briller ses iris, chassant complètement l’expression fatiguée de son regard. Cette réaction me surprend, je m’attendais à ce qu’elle reprenne ses grands airs comme tout à l’heure, j’espère de tout cœur n’avoir commis aucune erreur.

  • Je t’en prie, reprend avec émotion l’Avarice, je suis ravie de t’avoir sauvée, mon Poulain. Et je compte bien continuer jusqu’à ce que tu sortes de ce monde.

Cette attention me touche, je n’aurais jamais cru que cette personne puisse me donner une telle bienveillance. Cependant, cela n’explique pas totalement mes doutes, parmi le « pourquoi » d’un tel sauvetage, il y a une partie que j’ignore. Lorsque j’ai posé ma question, la Naissance a esquivé la véritable réponse. Elle ne m’a pas dit pour quelle raison mon sauvetage était important à ses yeux.

 Quand bien même ce doute subsiste dans mon esprit, je préfère l’ignorer pour l’instant. Je devrais m’estimer heureuse d’être encore en vie et d’avoir la bienveillance de ma sauveuse. La moindre des choses est de la remercier une nouvelle fois, le tout en conservant une bonne relation.

  • Je vous remercie de votre prévoyance, dis-je avec le sourire, votre attention me touche.

L’expression fatiguée reprend place sur ses iris, la prudence me pique l’esprit. Pourquoi revêt-elle ce regard ?

  • Tu ne m’as pas compris, petit Poulain. Je commence à croire que la course est ton seul point fort, répond l’Avarice en soupirant. Ce que j’entendais par-là est que le Lierre n’est pas le seul danger. Un autre, bien plus coriace, menace ta vie.

La honte amenée par mon erreur est aussitôt balayée par la curiosité. D’après les paroles de la Naissance, il semblerait que je n’en ai pas fini avec les menaces de ce monde. Je commence à croire que je n’ai pas le temps de souffler dans cette mer. Peu importe, le moment n’est pas à la plainte, mais à la réflexion. Que pourrait bien être ce deuxième danger ? À part le Lierre, il y en a un autre qui me titille l’esprit : le mal mystérieux ramenant mes souvenirs. Le mieux serait d’en parler à l’Avarice :

  • Faites-vous allusion à ces vagues de réminiscence qui me frappait à l’académie sous-marine ?

La Naissance soupire une nouvelle fois, faisant jaillir une légère impatience sur son visage.

  • Ce mal ne t’est pas dangereux pour l’instant, dit-elle en me regardant avec insistance. La menace, qui devrait te mettre en alerte, est bien plus effrayante.

Après ses mots, le visage de l’Avarice se teint d’une expression sombre, le regard toujours posé sur ma personne.

  • Poulain, ne fais pas confiance à ta « collègue ».

L’étonnement arrondit mes orbites, je ne m’attendais pas à un tel avertissement. À vrai dire, j’avais totalement oublié l’existence de Taxus. Il est vrai que je devais lui parler de mes réminiscences.

 Et pourtant, ce rappel me remémore certaines sensations. Lorsque j’avais rencontré la voyageuse, celle-ci m’avait laissé une impression douteuse. Seul Gangrène avait l’air détendu à ses côtés. Néanmoins, si je reviens sur les paroles de la Naissance, quelque chose m’interpelle davantage. Elle a qualifié ma collègue de « menace effrayante », je ne serais jamais allé jusque-là dans mon raisonnement.

  • Excusez-moi, déclaré-je pensive, je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez trouver Taxus effrayante. Il est vrai qu’elle est plutôt…

Un rire sarcastique sans la moindre retenu m’interrompt. Je reste une nouvelle fois figée d’incompréhension face au comportement de l’Avarice.

  • Taxus ? Taxus baccata ?! s’écrie la Naissance en se tenant les côtes. Cette boueuse a vraiment gardé ce nom ridicule ?! Ah ah ah ! Quelle nostalgique ! Elle me ferait presque pleurer !

Je continue de regarder l’Avarice se plier en deux, ce changement d’expression suffit à faire disparaître tout le calme et la noblesse qu’elle dégageait. Il est vrai que je ne connais rien de cette étrange femme, qui se prend pour la Naissance personnifiée, néanmoins ce comportement suffit légèrement à me décevoir. J’en reviens même à regretter d’être venue à sa rencontre.

 Après un petit moment d’attente, l’Avarice calme son fou rire en essuyant une petite larme sur sa joue droite. Ses poumons se bombent d’une grande inspiration, lui permettant de reprendre calmement la parole :

  • Excuse-moi petit Poulain, je n’ai pas pu me contrôler.

Difficile de ne pas s’en rendre compte.

  • Pour répondre à ta question, reprend la Naissance, le terme effrayant est parfaitement justifié. Cette personne te manipule pour se camoufler et te mettre en confiance. À l’instant où tu t’y attendras le moins, elle tranchera ton petit cou, comme si de rien n’était.

Quelque chose me dérange dans ses paroles.

  • Attendez, dis-je avec énergie. Quel intérêt aurait-elle à jouer la comédie pour me tuer ? C’est totalement insensé.

Le regard fatigué de l’Avarice se teint d’une expression singulière, comme si le doute envahissait ses iris.

  • Tu ne sais rien, pas vrai ? demande-t-elle avec un léger mépris.

Cette réponse me plonge dans l’incompréhension, il y a quelque chose que je devrais savoir au sujet de Taxus ? J’ignore tout à son sujet. Je ne l’avais même pas rencontré dans la base des voyageurs. D’ailleurs ce détail appuie l’avertissement de l’Avarice, ce simple fait peut être considéré comme une preuve concernant sa « manipulation ».

 J’ouvre mes lèvres, tentant de lâcher une réplique, lorsque mes cordes vocales se gèlent de nouveau. La Naissance reprend aussitôt la parole :

  • Cela ne sert à rien de répondre, ton ignorance est un fait, je vais devoir faire avec.

De quoi parle-t-elle ? Que compte-t-elle réaliser ?

  • Malgré tout, continue l’Avarice pensive, il y a quelque chose de troublant. En toute logique, cette boueuse tuerait mon Poulain sans hésiter, ce serait si facile de le faire. Alors pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Quelque chose l’en empêchait ?

Après cette réflexion à voix haute, le visage de la jeune femme se teint de surprise, faisant naître rapidement l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres.

  • Je vois, c’est donc lui…

L’Avarice claque ses doigts une nouvelle fois. Ma parole revient en un soupir rauque, j’ai l’impression que ma gorge supporte de moins en moins le gel.

  • Poulain, reprend fièrement l’Avarice, tu devrais remercier ton partenaire, c’est grâce à lui si tu es encore en vie. Il semblerait que cette boueuse se compare au Désastre et compatit pour son sort.

Je commence à croire que ma vie privée est un livre ouvert pour cette personne, et ce fait est extrêmement perturbant. Qui plus est, elle n’a pas tout à fait tort, je dois ma survie à mon associé. Cependant, je ne vois pas en quoi Taxus se comparerait à Gangrène, ils sont bien trop différents !

 À la vue de mon expression, le visage de l’Avarice arbore un sourire moqueur, comme si mes pensées étaient devenues claires pour elle.

  • Ne te creuse pas trop la tête, Poulain. Il n’y a qu’un monstre pour comprendre un monstre.

Comme je m’en doutais, je n’ai même pas besoin de m’exprimer, c’est énervant. Néanmoins, un autre point pique davantage ma colère :

  • Je ne connais pas Taxus pour la qualifier de monstre, mais mon partenaire mérite plus de respect que cela, Gangrène est une personne formidable.

La surprise prend place sur le regard fatigué de la Naissance. Mon corps ne peut s’empêcher de trembler, j’aurais sérieusement dû me contrôler ! J’espère qu’elle ne voit pas ma réponse comme un signe d’irrespect, auquel cas, j’espère qu’aucun mal ne me sera fait !

 Mon regard apeuré se pose sur l’Avarice, celle-ci se met à bailler allégrement avant de reprendre la parole :

  • Si tu veux, parlons de choses plus importantes.

J’hallucine ?! Elle a complètement ignoré mes mots ! Enfin, je préfère ça à un gel permanent de mes cordes vocales. Malgré tout, cette personne n’a pas tout à fait tort. Si Taxus menace ma vie, alors…

  • Je devrais essayer de l’esquiver le plus possible une fois rentrée à l’académie. Cela ne va pas être facile, j’ai besoin d’informations sur la malédiction.

Mon corps se brusque à la fin de ma réflexion. Ce n’est pas vrai ! J’ai encore une fois pensé à voix haute, et sans le moindre contrôle ! Il faut impérativement que je corrige ce défaut ! Heureusement que cette pensée n’a rien de complaisant envers la Naissance, sinon je serais foutue.

  • Si tu veux mon avis, déclare l’Avarice en souriant de mon expression, ce ne sera pas possible pour toi de l’esquiver. La boueuse te collera jusqu’à ce que mort s’ensuive, même lorsque tu ne la vois pas.

Ces paroles me noient de plus en plus dans l’incompréhension, comment une personne peut-elle te coller si tu ne la vois pas ? Mis à part user du pouvoir de l’invisibilité, je ne vois pas d’autres solutions. Cela vaudrait-il dire que Taxus possède cette aptitude ? Cela me semble un peu gros, même difficile à avaler. Quand bien même, l’enseignement de mon professeur à la base m’a prévenu plusieurs fois : « s’attendre à tout ». Je devrais même douter des avertissements de la Naissance. Au final, le seul sur qui je peux déposer toute ma confiance est mon partenaire. Une fois que je serais retournée à l’académie, je lui ferais part de mes doutes.

 Assez réfléchis, je dois revenir à la discussion. Il ne faut pas que l’Avarice découvre la méfiance que je lui octroie, il me faut revenir auprès de Gangrène, c’est la situation la plus sûre.

  • Dans ce cas, répliqué-je avec énergie, comment faire ? Je ne vois pas comment empêcher cette fille de me tuer.

Je dois continuer le jeu de l’Avarice, ainsi je contrôlerai un minimum la situation.

  • C’est là, que la formidable personne que je suis intervient, reprend la Naissance avec orgueil. Je vais te protéger de cette boueuse, elle ne pourra rien te faire.

Visiblement, cette jeune femme ne connaît pas la modestie.

  • Comment pourrez-vous procéder ? dis-je les yeux faussement étincelants

La Naissance sourit, remet la fatigue sur ses iris, le tout en gardant son expression moqueuse, ses lèvres s’animent avec délicatesse et dictent précisément ces mots :

  • La voyageuse portant le nom de code : Hedera helix, sera incapable de mourir, quel que soit la menace.

La surprise recouvre instantanément mon visage, mon corps n’effectue aucun mouvement. Ces mots ont vibré à travers tout le sanctuaire, chacune des syllabe résonnent encore dans ma poitrine. Qu’est-ce que c’était ?

  • Reprends-toi, Poulain. Ce n’est que le pouvoir des mots.
  • Le pouvoir des mots ? démandé-je abasourdie.

La fierté se mêle à l’expression fatigué du regard de la Naissance.

  • Exactement, c’est un pouvoir d’obéissance suprême. Ce monde se plie entièrement à ma volonté, mais ce n’est pas le cas de l’Univers. Dès que tu quitteras ces terres, mes paroles n’auront plus d’effet. Cependant, c’est bien suffisant pour empêcher les plans de cette boueuse.

Je n’en reviens pas, quel pouvoir incroyable ! Dire que cette femme n’a fait que parler, et selon elle, le monde entier se plierait à sa volonté ? Impossible ! Qui, dans l’Univers tout entier, possèderait un tel privilège ? Je commence à paniquer, qui est vraiment l’Avarice ?! Réfléchir, je dois réfléchir. Les enseignements des voyageurs détiennent forcément la réponse, ils devaient parler d’une personne comme la Naissance !

 Le bâillement exagéré de mon interlocutrice chasse mes pensées, je pose subitement mon regard sur l’Avarice. Son apparence, mais également le décor me semble flou. Un léger mal de tête s’installe au-dessus de mes paupières.

  • Pauvre Poulain, ton corps veut à tout prix quitter cette dimension, tu as atteint tes limites.

Non, je ne dois pas partir maintenant ! Je dois savoir !

  • Avarice, qui êtes-vous réellement ?!

Les détails de ma vision s’évaporent petit à petit, ma concentration suffit maigrement à ralentir leur disparition.

  • Je suis de la même nature que cette boueuse, bien que nous ne soyons pas de la même eau.

Nature je comprends, mais pourquoi finir par une métaphore ? Il me faut des réponses plus claires, pendant qu’il est encore temps…

  • Ne force pas Poulain, ne va pas au-delà de tes limites. Détends-toi, je vais te donner la fin de ce conte, en guise d’amitié.

Hors de question de me laisser aller ! Je ne veux plus être inutile au point de m’évanouir, je dois profiter de cette rencontre jusqu’à la fin ! Ma concentration force de nouveau sur ma vision, je récupère une vue légèrement plus précise. Je pose les yeux avec difficulté sur le trône de glace, celui-ci est entièrement vide. Qu’est-ce qui se passe ? Où est l’Avarice ?! Ma tête pivote dans tous les sens, aucune trace de la jeune femme. Je me retourne, la double porte a disparu, laissant place à l’interminable couloir.

 L’incompréhension perturbe ma concentration, j’ai l’impression que mon corps crie à l’abandon. Je serre les dents, forçant la présence de mon esprit. Je dois la retrouver…

  • Au secours.

Une voix, quelqu’un a parlé ! Je l’ai clairement entendu malgré le peu de son. Mon regard fait le tour de la pièce, je ne trouve pas cette personne. Je comprends de moins en moins, et le peu de force qu’il me reste n’arrange pas les choses.

  • Sauvez-moi, je voulais juste un héritier...

Mes yeux se posent sur le couloir, c’est de là que provenait les paroles.

  • Sortez-nous de là.

J’avance de quelques pas dans le couloir, mon corps faibli, je n’arrive plus à conserver mon équilibre. Ma chute me pousse vers le côté, cognant mon épaule contre une colonne de glace. Je force une dernière fois sur mes orbites puis remarque avec stupeur les détails des piliers. Ces blocs de gel robustes contiennent en leur cœur des corps frigorifiés d’êtres humains.

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