Voyage Zéro (2) — Premier adieu

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Hedera helix

Je respire un bon coup avant de reprendre une expression sournoise. Il ne faut pas oublier, cette créature n’est qu’un outil exploitable à mes yeux, rien de plus.

  • Maintenant que tu comprends la raison de ma venue, guide-moi jusqu’au Désastre. Plus vite nous y serons, plus vite je te relâcherai.

La fée me regarde avec hésitation. Son visage adopte une expression déterminée.

  • Tu me jures qu’après cela, tu me laisseras tranquille ?
  • Je n’ai qu’une seule parole.
  • Alors, prenons un autre chemin. Ce couloir nous fait tourner en rond. Le Désastre se trouve sous nos pieds, il faut creuser le plancher.

Heureusement qu’elle se décide à me le dire ! Auquel cas, nous aurions pu rester dans ce bâtiment pour un long moment. L’obscurité brouille mon sens de l’orientation, et la lumière de la fée ne me donne que de maigres repères.

 Je suis son conseil et tape avec frénésie les planches pourries du sol. Un énorme trou se forme en deux coups, dévoilant une obscurité béante. C’est problématique, je ne sais pas à combien de mètres se situe l’étage inférieur. La moindre imprudence pourrait me coûter la vie. Qui sait ? Peut-être que cette fée me tend un piège, il y a des chances que le Désastre se trouve réellement au fond du couloir. Je dois m’assurer de la véracité de ses dires. Quoi de mieux que d’utiliser un outil pour résoudre une telle situation ?

  • Dis-moi, quelle hauteur sépare cet étage du sous-sol ?
  • Je ne sais pas ! Je vole, alors je me fiche de ce genre de détails.

Évidemment, il fallait s’en douter. Heureusement que j’ai cet objet dans mon sac.

  • J’ai une question : sais-tu ce que c’est ?

Je sors de mes bagages un morceau de fil de fer et le montre à la créature. Dans mon monde d’origine, une légende raconte que les fées ont horreur de ce métal, peut-être est-ce le cas ici aussi.

La lampe sursaute de peur face à l’objet. Son corps se met à trembler.

  • C-C-Comment as-tu pu avoir cette chose ?!

Le sadisme prend possession de mes traits. Je m’en doutais ! Au final, malgré leurs différences, les mondes possèdent plusieurs similitudes.

  • Je trouve qu’il irait très bien sur toi, dis-je avec une douceur diabolique.

Mes doigts tenant le fil se rapprochent de la fée, tétanisée par la peur.

  • Non ! S’il te plaît ! Ne fais pas ça !

Normalement, si j’applique ce métal autour de son corps, sa mobilité sera réduite. Même dans cet état, la fée pourrait continuer d’éclairer autour d’elle. À ce moment, je pourrais la jeter dans le trou. Heureusement que j’ai utilisé une ficelle pour la garder prisonnière de ma main gauche : de cette manière, je pourrais maîtriser sa chute.

 La fée continue de trembler à la vue du métal. J’enroule le fil autour de sa taille. Rien de plus facile ! Son corps ne bouge pas d’un centimètre. Je commence à croire que cette minuscule chose n’est, en aucun cas, un danger pour l’humanité.

  • Et voilà, une jolie ceinture.
  • Espèce de…, jure la fée avant de s’évanouir dans ma main gauche.

Étonnant, je n’aurais jamais cru que le fer pouvait les rendre inconscientes. Dans un sens, ce n’est pas plus mal, j’aurai la paix quelques instants. Dans un autre, cela me posera problème. Si le trou est plus profond que la ficelle, ça m’aurait arrangé que la créature me dise à quelle distance elle se trouve du sol. Tant pis, ce qui est fait, est fait.

 Je m’accroupis devant le trou, et y lâche la fée avec nonchalance. La lumière descend dans l’obscurité, ne laissant apparaître que des morceaux de lianes desséchées. L'attache tire sur ma main, un bruit se fait entendre. Ça y est, la créature a touché le fond. Finalement, la profondeur n’est pas aussi conséquente que je le craignais. À cette distance, je peux sauter sans risques. Mes jambes se jettent dans le trou, j’atterris en un éclair sur le plancher inférieur. La fée est toujours inconsciente. Je retire sa ceinture de fer, ses esprits reviennent aussitôt.

  • Abuwawa ! bafouille-t-elle.
  • On a fait un beau plongeon ?

La lampe me regarde d’un air ahuri, son regard se dirige vers le plafond et constate l’énorme trou. Rapidement, l’étonnement et la frustration envahissent son visage.

  • C-Comment oses-tu faire cela à une fée ?! Tu es complètement malade !
  • Arrête de crier. Grâce à ça, on a pu accéder à l’étage inférieur.

Le visage féerique de la créature rougit de colère. Un petit sourire s'installe sur mon visage. Là, actuellement, je n’ai pas l’impression de parler à un monstre. Cette confusion que me procurait cette sensation se dissipe. Je m’habitue à la présence de la fée, et je commence à la considérer comme une véritable humaine.

 Étrange n’est-ce-pas ? Peut-être est-ce dû à un besoin de compagnie ? Après tout, je suis toute seule dans un monde inconnu. Mes proches sont ailleurs dans l’Univers, je n’ai personne sur qui me reposer. Le Désastre qui est censé m’accompagner, j’espère sincèrement qu’il sera coopératif. Ou plutôt, qu’il sera doué de parole. Si jamais, je rencontrais une bête dénuée de raison, je me demande comment je ferais pour accomplir ma mission.

 Je quitte mes pensées, bouleversée par la fée. Celle-ci vient de lâcher un petit cri.

  • Qu’est-ce qu’il y a ?

La colère qui l’habitait disparu pour laisser place à la peur. Son regard se concentre sur une partie du sous-sol.

  • C’est ici, déclare-t-elle en tremblant, le Désastre est là.

Je regarde dans la même direction qu'elle. Une porte, à peine éclairée nous fait face. Des lianes grimpantes l’entourent, ces végétaux me rappellent quelque chose.

  • On dirait du lierre.
  • Qu’est-ce que tu as dit ? demande la fée d’un air méfiant.

Je sursaute de surprise. Il semblerait que j’ai pensé à voix haute. Quelle idiote ! Penser à cette plante dans un moment pareil, c’est inutile. Après tout, le Lierre grimpant n’est pas originaire de ce monde. Le seul endroit où je pourrais en trouver est dans mes cauchemars.

  • Rien du tout. Cette porte mène bien au Désastre, c’est ça ?

Je m’approche de l’entrée avec curiosité. La fée m’interpelle:

  • N’y touche pas ! Dès l’instant où tu l’ouvriras, il n’y aura plus de retour en arrière. Cet être est aussi pourri qu’un cadavre en décomposition. Si tu le relâches, la forêt ne survivra pas !

Comme c’est étonnant, je ne m’attendais pas à une telle réputation. Le Désastre est-il un être aussi mauvais ? Qu’importe. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour reculer maintenant. Une mission de la plus haute importance m’attend. Et cette bête, aussi répugnante soit-elle, est le seul salut de l’Univers.

  • Ne t’en fais pas. Je te promets de l’emmener avec moi. Il n’y a pas besoin qu’il reste dans ce monde.

Je continue ma marche et appuie sur la poignée de la porte. L’étonnement me picore l’esprit. Pour un être inspirant le dégoût et la crainte, je m’attendais à ce qu’au moins un cadenas verrouille cette entrée. Tant pis, les événements jouent en ma faveur, je n’ai pas besoin de me préoccuper des détails.

 Je pousse la porte ; un horrible grincement se fait entendre. Des morceaux de bois se décrochent par mon action. L’obscurité m’accueille. Aucun élément ne m'apparaît clairement.

  • Qu’est-ce que tu attends ? J’ai besoin de lumière.

La créature tremble dans son coin, le visage peint de dégoût.

  • Comment veux-tu que je rentre là-dedans ? Surtout avec une odeur aussi immonde.
  • Quelle od...

Mon corps se cabre, crachant une part de mon dégoût. Quelle est cette chose ? Cette senteur est d'une pourriture... c’est ignoble ! Je comprends à présent pourquoi cette fée a aussi peur du Désastre. Comment faire pour avancer ? Ah, je sais ! Avant mon départ, une voyageuse m’avait conseillé de prendre un masque à gaz avec moi, au cas où je me retrouverais face à un air toxique. Il me semble que l’objet produit une odeur de fraise, c’est toujours mieux que le parfum d’un maccabé !

 J’ouvre avec faiblesse mon sac et enfile le masque sur mon visage. Je lâche un soupir de soulagement, c’est tellement mieux. Maintenant que ce problème est réglé, je dois m’occuper de la fée. Je doute qu’un simple mouchoir suffise à camoufler l’odeur.

  • Tu penses pouvoir supporter cette senteur ?
  • Non ! C’est impossible ! Et puis, je ne peux pas avancer de toute manière.

L’étonnement me fait hausser un sourcil.

  • Comment ça ?
  • Cette zone est scellée, seuls les voyageurs peuvent y accéder. Les fées comme moi sont bannies.

Il ne manquait plus que ça ! Je me disais bien que l’ouverture de la porte était un peu trop facile. Bon sang ! Comment vais-je faire pour éclairer mon chemin maintenant ? Toutes mes lampes électriques sont déchargées !

  • Je vais vraiment devoir lui arracher les ailes, pensé-je tout haut.
  • Ah non ! Tu n’as pas besoin de moi pour continuer. La lumière n’est qu’un maigre détail.

Je pose un regard méfiant sur la créature.

  • Tu as vraiment cru que j’étais nyctalope ?
  • Je ne voulais pas dire ça ! Écoute, ce Désastre a été amenée ici par un être comme toi. Il l’a caché du mieux qu’il pouvait. Mais cette personne avait tout de même pris ses précautions, au cas où un voyageur apparaîtrait. C’est pour cela qu’il a mis en place le sceau et un vieux système d’éclairage. Normalement, une pierre devrait pouvoir activer le mécanisme.

Décidément, j’en apprends de plus en plus ! Même si j’aurais aimé qu’elle me dise cette information dès le début, le temps n’est pas à la colère. Après tant d’efforts, je suis enfin arrivée devant le Désastre.

 Néanmoins, qui me dit que cette fée me raconte la vérité ? Elle pourrait très bien chercher à se débarrasser de moi.

  • Je me demande comment un être comme toi a pu en apprendre autant. Surtout que tout ce mécanisme est réservé aux voyageurs, selon tes dires, dis-je avec méfiance.

La fée me regarde avec un air coupable avant de déclarer :

  • Il y a longtemps, un humain vivait dans la forêt. Cette personne avait pour tâche de veiller sur le Désastre. C’était le seul à ne pas avoir peur de nous. Se sentant isolé, il nous raconta toutes ces histoires. Voilà pourquoi je suis au courant à propos des voyageurs et du mécanisme.

J’espère sincèrement que cette ampoule me dit la vérité.

  • Où est cet homme maintenant ?
  • Je ne sais pas, déclare la fée avec tristesse. Les habitants de la forêt m’ont dit qu’il est mort. Mais personne n’a vu sa dépouille. Moi-même, j’aurais aimé qu’il me raconte encore les histoires de ses voyages. Je l’aimais bien.

Pardon ? J’ai bien entendu ? Pour que cet homme puisse obtenir la garde du Désastre, ne pas avoir peur des fées et parler de ses périples, cela ne peut être qu’un voyageur. Le fait que personne n’ait vu son corps mort est aussi une preuve appuyant cette hypothèse. Il y a des chances que cet individu soit parti dans un autre monde sans rien dire à personne.

 Au final, je n’ai pas d’autre choix que de croire cette fée. Ce n’est pas comme s’il me restait d’autres moyens. Je vais faire de ce mystérieux voyageur ma garantie.

  • Très bien. Comme convenu, je te relâche. Tu as fait du bon travail.

Le visage de la fée s’illumine de joie. Je dénoue les liens qui retenaient ses poignets. La créature pirouette sur elle-même, satisfaite de sa liberté.

  • Enfin ! Je ne suis plus prisonnière ! Je peux aller où je veux ! Je peux quitter cet endroit.

Je souris légèrement. Heureusement que mon masque cache cette expression. Je ne veux pas ruiner l’image malfaisante qu’elle a de moi. La fée me regarde d’un air suspicieux, l’inquiétude se lit dans son regard.

  • Bonne chance ! dit-elle en s’envolant vers la sortie.

Quelle étrange créature. Me dire ces mots alors que je l’ai maltraitée. Elle n’aurait pas pitié de moi, par hasard ? Bah, qu’importe. Chacune doit faire sa vie maintenant. C’est le premier adieu de mon voyage.

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