Deuxième voyage (4) — Les maux du voyage

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Mon interlocutrice prend une grande inspiration, son visage balaie l’émotion pour le remplacer de sérieux. Ses lèvres s’animent afin de dicter ces mots :

  • La crise dont a été victime ta partenaire prend sa source dans ce que l’on appelle : le mal de monde.

Étrange, ce terme ne m’est absolument pas familier.

  • Ce serait comme le mal de temps ? demandé-je avec doute.

Taxus fait non de la tête.

  • Ce sont deux maux différents, mais tous deux fatal pour le voyageur.

Pardon ? J’ai bien entendu ? Il y a forcément une erreur.

  • Un instant, m’écrié-je. Le mal de temps n’est absolument pas mortel pour un être humain. Il ne fait que semer la confusion concernant les repères temporels et…

Cela me fait de la peine de l’avouer, mais il y a un autre symptôme caractérisant ce mal. Une vérité dont je n’ai pas fait part à Hedera.

  • L’incapacité de vieillir et de se reproduire dans d’autres mondes, terminé-je le visage crispé.

Je n’ai pas osé ou plutôt, je n’ai pas eu l’occasion d’en parler à ma partenaire. Le mal de temps évite toute forme de vieillissement, le cycle reproducteur est également mis en suspens. Mon ancien compagnon m’a appris cette vérité durant mes tous premiers voyages. Les mondes rejettent les étrangers, leur corps se retrouvent piégés, incapable d’accumuler la moindre ride. Cet état s’estompe, une fois retourné dans son monde originel.

 Voici la vérité derrière ma grande longévité. Si je n’étais pas atteint par le mal de temps, il y aurait bien longtemps que je serais mort. En revanche, j’ai beau supporter aisément ce fait, rien ne dit que ce sera le cas pour ma partenaire. Contrairement à moi, Hedera est humaine, elle peut enfanter. Et ce droit lui a été enlevé, de même que le fait de vivre au même rythme que les autres de son espèce.

  • Ce n’est pas tout, reprend Taxus, il y a un autre symptôme lié au mal de temps.
  • Impossible ! J’en aurais entendu parler sinon !
  • Calme-toi, Gangrène. La raison pour laquelle tu ignores cette vérité est parce que votre duo ne peut en être affecté.

Je comprends de moins en moins, où veut-elle en venir ?

  • Le mal de temps est fatal uniquement pour les juvéniles, ceux n’ayant pas terminé leur croissance. Si jamais un enfant humain venait à effectuer un voyage comprenant plusieurs mondes, alors une mort lente et douloureuse l’attendrait. La raison réside dans son corps lui-même. Un juvénile doit grandir pour atteindre sa taille adulte. En revanche, le mal du temps l’en empêche. Son corps se débat, tente vainement la croissance et finit par s’autodétruire.

Mon œil s’écarquille d’étonnement. J’ai saisi le sens de ses paroles. Voilà pourquoi tous les voyageurs que j’ai rencontré sur ma route étaient adultes. Tout de même « s’autodétruire », le corps est vraiment capable d’une telle chose ?

  • Je te remercie pour ces explications, déclaré-je avec calme. Maintenant, explique-moi ce qu’est le mal de monde, celui dont j’ignore tout.
  • Heureuse que cela ait pu t’être utile, je me permets cet aparté afin d’équilibrer notre échange, tes informations en valaient la peine, dit Taxus avec un léger sourire.

La voyageuse pose son regard sur les vitres entourant les colonnes. La mélancolie prend place sur son visage.

  • Le mal de monde est assez similaire au mal du pays, que l’on peut rencontrer à l’échelle d’une planète. Si je devais expliquer simplement cet état, ce serait un synonyme de manque, décuplé par le voyage. Contrairement au mal de temps, ses symptômes sont d’ordre psychologique amenant à des répercussions physiques.

Ce qui signifie donc que la terre natale de Hedera lui manque ? Il est vrai que j’aurais dû y porter attention. Pour ma part, il y a bien longtemps que je me suis détaché de mon lieu de naissance.

  • Ce mal se caractérise en huit étapes, continue Taxus. Les trois premières sont réversibles, en revanche, dès que l’on atteint la quatrième, plus rien ne peut être fait pour le voyageur. Le mal de monde est très sérieux, il nous fait passer de la réminiscence, au doute, à la dépression, l’oubli total, la mort ou voir, la perte d’humanité.

Quelle horreur ! Et Hedera serait en train de subir cette chose ?!

  • Mais comment faire ?! demandé-je paniqué.
  • Calme-toi, reprend doucement la voyageuse. Elle n’en est qu’au premier stade. Ce n’est pas rare pour mes collègues. Après tout, ce lieu a un paysage similaire à celui de notre base. Les souvenirs reviennent d’eux même, sans que l’on puisse les contrôler.
  • Cela ne me dit pas comment la sauver, dis-je avec peur.
  • Ne t’en fais pas pour ça, les voyageurs sont prévoyants. Le navigateur que possède Hedera la fera rentrer chez elle, cela devrait calmer son état. Un retour est prévu pour bientôt. Lui faire changer de monde serait un bon moyen aussi, à condition que vous ne vous retrouvez pas dans un paysage similaire à celui de ses souvenirs.

J’ignore totalement pour quand est prévu le retour au bercail. Cependant en tant que partenaire, il y a quelque chose que je peux faire : nous débarrasser de la malédiction. De cette façon, Hedera et moi quitterons aussitôt ce monde.

  • Merci pour tes informations Taxus. Maintenant il ne me reste plus qu’à abattre le maléfice que contient ce monde, déclaré-je déterminé.

Je me lève, pousse la chaise et me dirige vers la maison étudiante.

  • Attends ! s’écrie la voyageuse.

Il y a encore quelque chose ? Mon corps se retourne légèrement vers Taxus. La jeune femme s’est levée de son siège, le visage peint d’un immense sérieux.

  • Tu es incapable de vaincre cette malédiction, dit-elle.

Pardon ? Il y a forcément une erreur.

  • Qu’est-ce que tu en sais ? demandé-je l’air crédule.
  • Bien plus que toi. J’ai passé plusieurs cours dans cet établissement, je connais ce monde mieux que vous deux.
  • Aucune malédiction ne peut me résister, je peux toutes les avaler ! m’écrié-je.
  • Alors, en serais-tu capable avec la voûte céleste ?

Mon regard s’arrondit d’étonnement. Ce n’est pas possible ! Je n’ai pas ressenti ce maléfice une seule fois depuis notre arrivé ici. Comment pourrait-il prendre la taille du ciel ?!

  • Tu cherches à me tromper, murmuré-je.
  • Crois-moi, c’est la vérité ! s’écrie Taxus. Il y a une raison pour laquelle la malédiction n’affecte pas cette mer.
  • Alors crache le morceau, répliqué-je d’un ton glacial.

Un ricanement s’échappe des lèvres de la voyageuse.

  • J’ai déjà rempli ma part du marché, répond-elle en se cachant derrière sa manche.

Cette peste ! Heureusement que je ne suis pas le genre de personne à répondre par la violence, auquel cas, je lui aurais déjà affligé quelques coups ! Pour l’instant je ne peux que grincer des dents. Pour obtenir une information, je dois en donner une autre.

  • Que veux-tu savoir en échange ? demandé-je avec réticence.

Taxus plisse des yeux, accentuant le ton moqueur de son ricanement.

  • Malheureusement tu ne peux plus rien m’offrir. Ta partenaire, par contre…

Jamais je ne l’aurais cru aussi diabolique ! Je veux bien prendre sur moi et donner des informations à mon sujet. En revanche, il est hors de question que je vende Hedera !

  • Tu n’auras rien la concernant, j’en fais le serment,dis-je avec un regard noir.
  • Je vois, dommage. Bon courage pour trouver le moyen de vaincre ce maléfice. Je te laisse, le sommeil m’attend, ricane Taxus en se dirigeant vers le fond du couloir.

La voyageuse quitte allégrement mon champ de vision. Le silence s’engouffre entre les piliers blancs du bâtiment.

 Je reprends ma marche en direction de la maison étudiante. Bien que cette rencontre m’ait apporté des informations, j’en ai légué volontairement à cette fille. Taxus, cette personne est aussi intrigante que dérangeante. Ces deux parties m’effraient, j’ignore totalement comment la considérer. Dans tous les cas, je ne vois plus en elle la charmante collègue du début. Pourquoi voulait-elle ses informations sur mon « père » ? À l’écouter, on pourrait croire qu’aucun voyageur ne connaisse la vérité sur la destruction du laboratoire. Néanmoins ce nouveau savoir concernant les maux du voyage me sera bien utile. Pour le moment, j’ignore si je dois faire part de tout cela à Hedera.

 J’entre dans la chambre D de la maison étudiante, ma partenaire dort profondément. Au moins, il y en a un d’entre nous qui se repose, même si son visage est toujours aussi crispé. D’ailleurs, je suis soulagé d’observer ce sommeil. Malgré les informations horribles que j’ai pu apprendre aujourd’hui, malgré le comportement diabolique de Taxus, j’ai pu obtenir une satisfaction. Cette jeune fille qui dort au creux de rêves inconnus, cette voyageuse qui traverse moult mondes, cette partenaire qui me sourit avec ignorance, je suis heureux d’avoir pu la protéger.

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