33 – 2 Je peux flotter ici pour toujours

9 minutes de lecture

— Enfin des nouvelles ! Cela fait des semaines !

— Je t’avais prévenue. Il faut être patient. En tout cas, on a un bon début. On a réussi à lui faire avaler quelque chose depuis quelques jours.

— Non ! Vous avez réussi ça comment ? Elle refusait toute nourriture qu’on lui présentait.

— Je te l’avoue, on l’a un peu prise en traître. Une histoire de fruits pressés. Elle ne s’en est pas plainte ! Puis du thé. Elle le préfère sucré. Des légumes en soupe, et de nouveau des fruits, mais en morceau cette-fois-ci. Elle a une prédilection pour la banane.

Yahel put enfin rire un peu, un petit rire aux yeux humides.

— On lui donne encore la béquée, car elle ne mange en effet pas encore d’elle-même. Ça sera l’étape suivante. Mais il fallait qu’elle reprenne des forces.

— La viande, elle adore ça !

— J’ai vu. Elle a eu droit à une purée améliorée.

Adama ne lui dit pas que les cauchemars continuaient.

Elle regarda le vent jouer avec les voiles pendant sur les côtés de la porte-fenêtre, alors que les oiseaux dansaient en criant. Elle somnolait en suivant inconsciemment la course du linge humide passant sur son visage, son cou, ses épaules, arrivant à sa main.

Hein ?

Une autre main se fit sentir dans le même temps sur son visage, une autre à l’épaule… Une vint se poser doucement sur son ventre.

— Chut, tout va bien, on vient juste te dorloter un peu.

— Oui, ma doudou, soit tranquille.

— Dis-nous si ça ne va pas.

Elle resta les yeux fermés, guetta les mains se promenant doucement sur tout le haut de son corps, son ventre, son dos, ses épaules, son cou, sa tête, ses pieds. Pas sensuelles, juste… présentes. Un contact vivant suivant les sinuosités, dessinant les contours de ce corps qui n’était plus qu’un poids mort, les morceaux de son âme éparpillés à l’intérieur.

Mais… C’est bizarre, ça fait beaucoup…

Qu’est-ce qui se passe ?

Sa respiration, de calme et approfondie, s’accéléra. Elle sentit une vague grossir, se rassembler, remonter son corps. Sous la pression, ses yeux s’ouvrirent brusquement. Ses bras se redressèrent, geste mécanique de défense. Au-dessus d’elle, tous ces visages de femmes, tous différents, toutes ses mains qui virevoltaient. Depuis quelque temps, elle ne voyait que ces visages inconnus, surtout celui de cette femme aux yeux noirs, perçants, plus présent que les autres, parfois au milieu d’une semi-obscurité, lui demandant d’avoir confiance, d’oublier sa peur, lui certifiant qu’ici, elle était sauve. Tout à fait ce qu’aurait dit un démon tentateur. Parfois aussi celui d’un jeune homme lui donnant une impression de déjà-vue, sans qu’elle puisse remettre un nom ou un souvenir dessus. Ah, et un chien aussi. Au début, elle avait cru caresser la couverture de Mahdi, alors qu’il dormait contre elle, ce qui était impossible, elle avait sûrement été détruite par les explosions de mortier et le feu. Pourquoi un chien lui apparaissait, cela aussi elle l’ignorait. Peut-être la réminiscence d’un de ses vieux souvenirs au village. Ce chien lui ressemblait beaucoup.

Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est quoi toutes ces sensations ?

Laissez-moi ! Je ne comprends pas !

Non ! Je ne veux pas y retourner !

Elle haletait, commençant à trembler. Son corps se cabra, ce qui fit crier ses jambes.

— Chut, c’est bon, tout va bien. Regarde, on arrête.

— Oui, c’est bien, ma belle…

Un soupir.

— On aura essayé.

Les mains se retirèrent une à une. L’une d’elles s’attarda juste un moment pour lui caresser la joue. Elle frissonna.

— Ne t’inquiète pas, on te laisse tranquille. Repose-toi.

Elle s’apaisa, se détendit doucement, puis se laissa retomber dans le sommeil, épuisée, les bras encore avachis sur le matelas de chaque côté de sa tête.

Dommage, c’était joli ces mains de toutes les couleurs.

— C’est trop tôt ?

— Mmh, ou pas le bon jour… Nous verrons.

— Les filles, venez voir ! Chut, pas de bruit.

Tara dormait, une main tenant encore un toast entamé, l’autre sur un chien couché à son côté.

— Oh, c’est mignon !

— N’est-ce pas ? J’ai sorti son lit sur la terrasse pour qu’elle puisse voir la mer. C’est là que notre mascotte est venue nous rendre visite. Elle avait les yeux rivés sur la mer quand je suis entrée avec le plateau. Des tranches de pain seules et des petits toasts au pâté. Il est arrivé, a posé sa tête sur le bord du lit. Elle l’a regardé, elle l’a grattouillé tranquillement entre les oreilles avant de retourner à son premier objectif. J’ai posé le plateau, elle y a à peine jetée un œil, et je me suis éloignée.

— C’est lui qui les a mangés.

— Non, c’est elle ! Je suis restée hors de sa vue. Lui n’a pas bougé. Deux minutes après, elle s’est tournée vers le plateau, a attrapé un morceau de pain et a mordu dedans, normal. Et elle a continué à en manger tout doucement en fixant toujours la mer, comme fascinée. Elle lui en a juste donné quand il a soufflé avec son museau. Puis il a grimpé sur le lit pour chasser une mouette qui arrivait, sûrement attirée par le filon. Et il est resté à jouer les gardiens.

Elles allèrent chercher Adama pour lui montrer la scène.

— Je me demande s’ils se connaissent pas déjà les deux-là. J’ai trouvé des poils sur le lit, l’autre jour. Tu n’as rien vu, Adama ?

— J’ai un appel à passer, dit-elle en souriant, sans vraiment répondre. Il y en a une qui va être contente.

De nouveau toutes ses mains sur son corps, tous ces bras qui l’entouraient. Deux mains passant sur son front, massant ses tempes, enveloppant sa tête. Tout cela était venu très progressivement, tout en douceur, par degré. Elle mit du temps à le réaliser. Et de nouveau ces vagues de sensations remontant de son corps, la soulevant.

— Tout va bien, c’est normal, c’est ton corps qui se rappelle à toi.

Elle ne savait comment gérer les effets que provoquaient ces contacts. Elle essayait de se laisser porter. Curieusement, quelque part, elle se sentait bien. Cela faisait disparaître ce dos et cette poitrine qui lui tiraient encore. Elle ne sentait plus ses jambes lourdes.

— C’est ton corps, il t’appartient. À toi de voir si tu veux y entrer à nouveau. À toi de voir si tu veux le posséder, le reconquérir…

Et toujours ces deux mains passant de son crâne à son cou, la portant par la nuque. Elle dodelina de la tête, les sentit glisser sur son crâne, les doigts y jouant une mélodie inconnue, puis ses tempes, son front, alors que les autres continuaient leurs stimulations.

Son regard porta de droite et de gauche.

Mahdi ? Non, ça ne peut pas être toi.

— Ton corps connaît ces gestes, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu y réagis aussi bien. C’était lui, non ? C’est lui que tu cherches ?

Elle se figea. Elle regarda cette femme aux yeux noirs et fins dans ce beau visage, un visage noble, gracieux, aux airs de reine antique. Les mains s’éloignèrent. La femme bougea, son visage changea d’angle, revint à l’endroit.

— Non, il ne peut pas être là… Ma pauvre, ils ne t’ont même pas laissé le temps de le pleurer.

Cette femme, impossible de la fuir. Elle faisait barrière à la lumière venant de ce magnifique panorama. De l’autre côté, rien d’intéressant. Juste des portes, des meubles et des machines. Alors que la femme lui souriait tristement, frôlant sa tempe du dos de la main, le visage de Tara se ferma, son regard s’éteignit.

— Je t’en prie, pour ton bien, ne te ferme pas. Tu peux avoir confiance en moi, en nous. Tu n’as plus besoin de lutter. Tu as le droit de le pleurer. Arrête de tout prendre sur toi… Pauvre enfant, tu as tant supporté, tant subi… Libère-toi. Il n’y a aucune honte à cela.

Poids noirs et pesant, autre, différent, si lourd qu’elle dut serrer les dents. Son corps en trembla un peu. Une main secourable vint cueillir et soutenir sa tête, la portant jusqu’à un tissu si doux contre sa joue. Derrière, un cœur qui battait.

Yeux à demi-fermés, elle ne regardait rien, ni personne.

— Pauvre enfant, ma fille, après tout ce que tu as enduré, personne ne t’en voudra.

Elle se sentit bercée, la tête bien calée au creux de ce bras.

— Libère-toi.

Le poids noir se souleva, surgissant en une vague implacable qui la submergea. Les autres femmes la virent émettre ce cri silencieux issu du plus profond de son être. À peine tenta-t-elle de reprendre son souffle qu’une autre vague suivit, puis une autre et une autre encore. Elle ne contrôlait plus rien. C’était là, tout simplement.

Et elle pleura, le visage enfoui dans ce giron maternel qu’on lui offrait.

Elle finit par retourner son visage vers celui de cette femme. Des doigts effleurèrent sa joue pour essuyer ses larmes. Ce doux contact fit déferler une nouvelle vague, plus forte que jamais, une tempête qui mit du temps à se calmer. La femme attendit encore un peu, qu’elle soit tout à fait apaisée, avant d’entreprendre de la reposer sur le matelas.

Sa main s’agrippa, resta accrochée, ne voulant pas lâcher cette cruelle tendresse, voulant garder le son de ce cœur qui battait.

— J’ai compris. Ne t’inquiète pas, je reste avec toi.

Elle s’endormit dans ses bras. Et elles restèrent ainsi des heures, les autres femmes venant régulièrement aux nouvelles.

Dans la nuit.

— Tout va bien ?

Adama était toujours à genoux sur le lit, Tara dans ses bras.

— Merci Carole, je fatigue un peu, mais elle est si calme… J’ai bien fait de rester.

— Toujours pas de cauchemar ?

Adama secoua la tête.

— J’aimerais bien passer un appel, mais je crois que cela devra attendre. Je voudrais qu’elle ait une bonne nuit de sommeil. Elle en a besoin. Elle se sent en sécurité. Enfin.

— Laissez-moi prendre le relais. Sans elle, je ne serais pas venue ici et je n’aurais jamais été aidée de la sorte. Grâce à elle et aux siens, je ne suis pas morte comme une bête entre les mains de ces tarés. C’était il y a des années de cela, mais je m’en souviens encore. À l’époque, je l’avais trouvée aussi effrayante que mes bourreaux, et j’étais invisible pour elle. Mais elle m’a rendu justice, elle m’a vengée en les tuant. La voir ainsi aujourd’hui… Ils l’ont…

— Vas-y, tu peux le dire.

— Détruite.

La femme aux yeux de jais caressa le visage et les cheveux de sa protégée.

— Oui, elle n’est pas innocente, et elle le sait. Mais c’est une enfant sacrifiée.

— Alors laissez-moi l’aider aujourd’hui. Je veux faire quelque chose pour elle. Laissez-moi vous relayer.

Le lendemain matin, Carole confirma à Adama que la nuit s’était terminée tout aussi paisiblement.

— Alors je crois qu’on peut la laisser seule, maintenant. On attendra qu’elle se réveille pour les soins de sa peau.

Et Carole la reposa sur le lit tout en douceur.

— Yahel, il y a du progrès. Je crois qu’on tient quelque chose.

Elle lui raconta.

— Elle a quoi ? Tu peux répéter ?

— Elle a pleuré.

— Mais, c’est pas possible ! Elle n’a jamais… Je ne l’ai jamais vu verser la moindre larme.

— Et pourtant, je t’assure. Ce sont de vraies larmes qui sont sorties de son œil.

— Sanglots, et tout… ?

Adama eu un petit rire triste, hocha la tête.

— Je me demande… Qu’as-tu donc fait ou dit pour que cela arrive ?

— Elle seule le sait. Peut-être ai-je touché quelque chose de très profond, une blessure, une faille bien plus ancienne que le reste. Et le cumul a fait le reste. Cela arrive, parfois.

Yahel n’arriva plus à parler un moment.

“Protège-la… J’ai peur du jour où elle se brisera”.

Elle finit par craquer, par demander.

— Je peux ?

— Non, c’est trop tôt. Je sais que tu veux l’aider, et c’est exactement ce que tu as fait en nous l’amenant. Elle a fait un pas en avant, mais elle a encore du chemin à parcourir… Et regarde-toi ! Maintenant, c’est toi qui…

— Elle a toujours été plus forte que moi.

Marc vint la soutenir, la prenant dans ses bras.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bea Praiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0