20 – 2 Les croque-mitaines arrivent

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Une seconde fois, le convoi avait stoppé, le temps de dégager la route de quelques véhicules accidentés, restes d’un carambolage abandonné, quand des impacts sifflèrent, jouèrent des étincelles sur les carrosseries, éraflèrent les peaux, transpercèrent quelques chairs. Les dragons restés en alerte ripostèrent aussitôt, feu nourri pour couvrir l’assistance aux blessés. Le face-à-face dura quelques minutes. Pas vraiment de gagnant, ni de perdant.

— Un piège, tu crois ?

— Non. Juste les restes de l’autre jour. Ils se sont sûrement doutés que nous passerions par là et ont demandé l’aide de quelques copains… Ou ils ont prévenu une autre unité, ou…

— Je commence à en avoir marre des suppositions.

Durant cette escale imposée, Tara partit avec d’autres compagnons fouiller les environs. Elle rentra la dernière, tout aussi bredouille, cédant à la voix de Barbe grise crachotant dans son oreille.

— Bar… Bernard ? C’est toi ?

— Oui. Je disais : je n’ai pas mon side-car, alors ou tu rentres dormir, ou tu voyageras dans le camion.

La fois suivante, ils avaient eu le temps d’arriver à cette nouvelle communauté. Tout se déroula bien. L’équipe de Tara scrutait les environs à la recherche de leurs voisins récalcitrants, quand ils furent appelés par radio. Un appel à l’aide, provenant d’un village pas très loin. Il fallait des gens costauds, une rivière en crue menaçant d’inonder la vallée, les noyant au passage. Tara et John dans le coin, c’était une aubaine.

La petite rivière, si calme d’ordinaire, transformé en torrent furieux, les avaient lancés dans une course contre la montre. Une digue le long des berges pour canaliser les flots, ou la nature balayera les vains efforts de l’humain pour la dompter, récupérant son lit initial. Pour le moment, elle s’avérait la plus forte. Un tablier du pont céda sous leurs yeux, anéanti par la pression de l’eau boueuse et des nombreux déchets qu’elle charriait. Un véhicule basculé sous le choc résistait encore, bloqué contre une pile du pont par les nombreux arbres arrachés, mais menaçait à tout moment d’emporter ses passagers avec lui. Tara et John abandonnèrent le chantier, combinèrent leur force pour maintenir la voiture, le temps que ses prisonniers se libèrent. Les mains de Tara agrippaient les cordages, John servant de contrepoids, ses jambes appuyées sur le muret de la berge. Suant sous l’effort, les veines de son cou étirés, ses râles imperceptibles sous le grondement assourdissant des flots, un élément perturbateur attira tout de même son attention. Un moteur vrombissant, à peine discernable. Elle reconnut la camionnette de Dalila, de retour avec du matériel supplémentaire. L’engin ne ralentit pas, résonna même plus fort. Le temps de deux battements de cil, il fonça droit dans un mur. La tôle raclant la pierre, se pliant sous l’impact, crissa jusque dans ses os. Coincée par sa propre tâche de titan, une image stagnait à la surface de son cerveau. Était-ce une hallucination, ou la tête de Dalila était bien couchée contre le volant ? Avant l’impact ?

— Vite ! Vite !… Allez !

Enfin, elle pouvait lâcher. Les rescapés avaient réussi à remonter les cordes, sains et saufs. Au moins eux.

Elle tomba en arrière, se retrouva une seconde haletante sur le sol caillouteux. Elle se secoua, se releva, couru en direction du véhicule accidenté, suivie de peu par John, alors qu’Ismaël, un des gars du village, échouait à ouvrir la portière, et qu’une fumée suspecte s’éjectait du capot tordu. Tara se jeta littéralement sur la porte, regarda à l’intérieur. Le trou dans ce qui restait de la face déchiquetée de sa comparse annihilait le moindre doute. Par réflexe, elle se redressa, regarda partout. Déjà, la suite s’annonçait, une balle traversant le bras d’un des rescapés du torrent. Sous le bruit des éléments déchaînés, ils n’avaient pu entendre les tirs.

Les enflures ! Les lâches ! Pas maintenant !

Elle hurla, son collègue aussi, que tous se jettent à terre, se mettent à l’abri. Ses armes restées dans le camion, elle voulut malgré tout désincarcérer la portière pour récupérer leur amie, mais d’autres étincelles que les impacts de balles contrecarrèrent ses plans. Elle dut aussi foncer pour éviter l’explosion. De rage, elle frappa du poing le mur de la maison lui servant de protection. Et ne pouvant qu’attendre l’intervention du reste de son équipe, elle se trouva un point en hauteur, qu’au moins son œil leur soit utile, pour repérer leurs chers ennemis. Car ce n’était pas les chiens galeux de la région qu’ils recherchaient depuis des jours, mais bien ces maudits uniformes noirs.

Yahel avait bien dû se connecter. Pour la première fois, direct l’artillerie lourde. Une première cible explosa, suivie par la deuxième. Le sourire de Tara ressemblait plus à une grimace.

Faut pas nous en vouloir, les gars. Pas le temps de jouer, sur ce coup-là. C’est vous qui nous y obligez.

Les combinaisons noires n’insistèrent heureusement pas plus ce jour-là. Quant à leur cible initiale, il n’y eut qu’à les attendre dans la communauté. Les dragons initiaient ses habitants à l’organisation d’une défense, tours de guet et de garde à l’appui. Effet immédiat, les chiens se jetant dans la gueule du loup sans le savoir. Tara se défoula sur eux, se lança dans la sarabande, cueillant du bout de ses lames ces individus avides de s’approprier le terrain au prix de vies sacrifiées. Quand Mahdi vint la chercher, elle était assise sur une butte, bâton planté dans le sol, le corps du dernier pourchassé gisant dans l’herbe, déjà froid à côté de sa hache. Les yeux rivés sur ses mains pleines de sang, sur le paysage environnant, à la recherche de la moindre cible mouvante, c’est à peine si elle l’entendit lui parler, quelque chose dans son crâne et dans sa poitrine tambourinant, rugissant, luttant pour reprendre la danse macabre. Elle ignora sa main tendue. Il patienta, un long moment, n’eut droit qu’à un regard brûlant à peine jeté.

— Quand tu te sentiras prête, rejoins-nous… Nous t’attendons.

Simon, une bonne heure plus tard, apparut, s’installa tranquillement à ses côtés, sans mot dire. Les yeux de Tara s’agrandirent, alors qu’une odeur de café envahirent ses narines, provoquant un grondement sourd dans son ventre. Elle tourna son visage vers lui, le retrouva mordant dans une petite brioche trempée du précieux élixir.

— Je savais que ça te plairait.

Le voir se marrer en avalant une gorgée adoucit l’orage intérieur. Elle soupira, un peu apaisée par cette vision.

— Laisse-moi deviner : maman Mathilde ?

— Ouaip. Elle en a préparé pour nous. Ils font du sacré bon beurre, ici. Si tu veux, ta part t’attend. Mais je te conseille de ne pas arriver dans cet état, ou il t’en cuira. Jamais elle ne t’en donnera.

Tenant d’une main sa tasse et sa brioche, il saisit de l’autre son propre chiffon pour le lui tendre, précisant d’un geste où elle devait insister. Elle le prit, s’essuya le visage. Encore un qui sera lavé dans l’eau froide.

Au retour, ils traversaient une zone montagneuse. Ils roulaient dans une région plus escarpée, enchaînant les routes sinueuses, et en observant une autre route en contrebas, elle aperçut des véhicules à l’arrêt. Elle fit signe à Barbe grise, ainsi qu’à ceux qui les côtoyaient, de stopper leur moto à distance du bord. Simon confirma avec ses jumelles.

Tara se tourna vers John.

— Tu es prêt ? Ça va être ton baptême du feu !

Elle souriait, déjà avide de se frotter à eux une nouvelle fois, puis elle réalisa.

— Enfin… Cela risque d’être un peu rude. Comme tu as vu, c’est pas des tendres.

— C’est pour eux les gros jouets qu’on a pris, non ?

Simon confirma.

— Tu veux profiter de l’occasion pour les tester ?

Tara retrouva son sourire.

— On leur doit bien ça. C’est eux qui nous sont tombés dessus la dernière fois.

Et pas sans perte…

Le recul était puissant. Son arme de prédilection restait le bâton, mais ces très gros calibres se révélaient tout aussi intéressants à exploiter. La sensation de vibration dans ses os, le plaisir de voir leurs engins détruits, eux-mêmes s’éparpiller autour du point d’impact, pas toujours entiers… Dégueulasse, mais efficace.

— Impressionnant.

Le mot d’ordre : pas de quartier. C’était eux ou nous. Et une fois ce premier écumage passé, Tara fonça pour aller débusquer les survivants, pressée de s’échauffer les sangs.

John était aussi de la partie. Il alla vite, beaucoup trop vite.

— Ralentis ! lui cria-t-elle dans l’oreillette. Tu vas te retrouver seul face à eux, c’est trop dangereux. N’oublie pas que nous ne sommes pas tous équipés comme toi !

Il stoppa et attendit. Son nouvel équipement lui donnant autant de rapidité que de force, il lui fit signe de grimper dans son dos.

— Tu te crois dans un manga ?

— Et pourquoi pas ? Si on n’essaie pas, je vais le regretter.

Finalement pas bête comme idée. Et elle put lui indiquer quand s’arrêter pour ne pas se jeter dans la gueule du loup. C’est elle qui voulait les surprendre, pas l’inverse.

Elle en repéra, les indiqua à John. Les autres, encore en arrière, râlaient déjà.

— Vous inquiétez pas, on vous en garde. Il y en a assez pour tout le monde.

De leur côté, ceux restés en haut continuaient à balancer une autre saucée faite de grenades et de plus petits calibres. Elle se remit sur ses pieds, lança un regard panoramique pour une vue d’ensemble afin de prévoir la suite, qu’ils soient rejoints par d’autres partenaires.

— C’est parti ! dit-elle en s’élançant, John à ses côtés.

Courir, cogner, plonger, achever ceux déjà à terre comme ceux qu’elle terrassa… L’exaltation du combat, les bruits, les odeurs de fumée et de poudre… Pitoyable d’en arriver là, mais comment régler les choses autrement ? En avait-elle envie ?

Par sa vitesse, sa puissance et son efficacité gagnée avec le temps et l’expérience, Elle en surprit plus d’un. La détermination aidant…

Quelques-uns de ces soldats — comment les appeler autrement — étaient restés à une distance prudente et l’observaient, alors qu’elle avait stoppé un instant, fixant une pauvre âme qu’elle venait d’achever, profitant du spectacle le temps de récupérer un peu de souffle, toujours fascinée par l’effroi et l’étonnement dans leurs yeux lorsqu’ils passaient de l’autre côté. Ils ne semblaient pas prêts à tirer. Peut-être qu’eux aussi admiraient la scène.

S’ils veulent du spectacle…

Elle avait ensuite dégagé la lame de son bâton du corps inanimé tombé parmi les autres, laissant libre place au sang se dégageant en bouillonnant de la gorge, puis l’avait levé au-dessus d’elle, contemplant la coulée rouge sur sa blancheur, puis le long de son bras, alors que s’y reflétaient les flammes des explosions qu’ils avaient provoquées.

Oui, c’est horrible, et alors ?

Elle les défiait du regard.

Nous n’en serions pas là si… Oh et puis, à quoi bon.

À leurs expressions, elle constata qu’elle ne leur instillait que peur, horreur et dégoût. Cela lui plut. Elle leur fit face. Du coin de l’œil, elle voyait que John s’en sortait bien assisté des autres. Elle anticipa le moment où ils iraient traquer les derniers aux alentours, sur des kilomètres, s’il le fallait. Elle s’avança de quelques pas tranquilles vers ses spectateurs, alors qu’eux s’apprêtaient à l’accueillir. Elle les entendit parler, la complimenter à leur façon. L’un d’eux, enfin décidé à sortir une arme, voulu lui tirer dessus, alors elle accéléra en déviant légèrement sa course. Elle sentit bien un impact sur son gilet, mais ralentit à peine pour encaisser le coup, râlant intérieurement du nouvel hématome qui fleurirait. Une autre balle érafla son bas.

Vous m’énervez, les gars !

Et elle frappa, droite, gauche, assenant ses coups avec toute la joie furieuse de les éliminer. Les surprendre, les assommer ou les sonner au moins, puis les terminer. Juge et bourreau, démon, monstre, assassin, voilà les quelques noms dont ils l’affublaient au fur et à mesure qu’ils faisaient connaissance…

Appelez-moi comme vous voulez. Sachez que je fais preuve de clémence en vous achevant aussi vite. Car pour moi, vous êtes un poison pour ce monde, des failles qu’il faut nettoyer et combler.

Deux d’entre eux avaient réussi à lui échapper. Elle hésita. Ses deux fuyards s’arrêtèrent aussi. Ils se jaugèrent du regard. Leurs mains étaient vides.

— Je n’aime pas tuer des gens désarmés, mais…

Elle avait décidé de se ruer à leur poursuite, mesure de précaution, quand elle crut entendre d’autres bruits de moteur.

— Il y en a d’autres qui arrivent, repliez-vous ! entendit-elle dans son oreille.

Tara se figea, en rage.

Non, pas encore !

— Allez, allez ! Dirigez-vous vers la route, on passe vous prendre.

— Vous-deux, vous avez de la chance, cria-t-elle à ses deux dernières cibles en les pointant de son bâton.

Elle n’aima pas la suffisance qu’ils affichaient. Elle fit mine de redémarrer dans leur direction, les traits crispés par la rage, quand Barbe grise arriva avec les motards, les autres véhicules restant à distance. John fonça vers son pilote.

— Tara, grimpe ! l’appela Barbe grise dans son dos.

— Shit !

Elle se décida à reculer, rangea son bâton dans son harnais et se tourna vers lui.

Deux coups.

Non !

Sous ses yeux, deux fleurs couleur macabre sur son cuir. Masque de douleur derrière sa barbe. Et ce regard…

Elle vira, mais trop tard, ils fuyaient déjà, l’un d’eux avec une arme à la main. Elle les avait crus désarmés, mais ces lâches en avaient profité dès qu’elle avait tourné le dos. Et au lieu de la viser elle… Elle saisit un pistolet dans sa ceinture, tenta, mais les loupa de peu.

Elle fit volte-face, se précipita, arriva à temps pour freiner son compagnon dans sa chute.

— Tiens bon ! lui intima-t-elle en pressant ses blessures pour en bloquer le précieux liquide vital.

— C’est pas beau ça ?… Mourir sur sa moto… Ça, c’est un rêve de biker…

Sa voix, déjà rauque et faible, ne présageait rien de bon.

Un des camions se rapprocha pour venir à leur aide. Le camion. Elle les assista pour le monter dedans, laissant Erwan prendre la moto, et elle grimpa avec eux. Avant qu’elle puisse refermer la porte arrière, d’autres tirs dans son dos, dont les impacts créèrent des alvéoles supplémentaires sur les parois. Ils se baissèrent tous par instinct. Elle se redressa aussitôt, visa et tira sur ces nouveaux agresseurs. Ces renforts étaient vite arrivés, mais ils allaient vite avec leur nouvel engin. Les dragons avaient de bon pilotes. Une fois hors de portée, elle resta debout dans l’encadrement, les défiant de les suivre.

Une nouvelle fois, elle ferma les yeux d’un compagnon pour son dernier sommeil.

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