10 – 4 Je n’ai jamais cru que le diable était réel

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Le reste de la mission, Tara ne se fit plus remarquer, simplement en suivant le plan établi, restant à son rôle d’observatrice. Jusqu’au retour au convoi, personne n’échangea mot avec elle. Seuls les gars venus la rejoindre après l’événement, alors qu’ils aidaient à faire monter d’autres personnes dans le camion prévu pour les réfugiés, des pauvres hères tenant parfois un léger bagage à la main, un enfant pâlot dans l’autre, se permirent des commentaires.

— Elle a l’air en colère, la chef, mais moi je t’approuve. Un type aurait fait ça à ma fille, je ne lui aurai pas donné une mort aussi douce.

— Ne l’encourage pas, s’il te plaît, rétorqua le blond d’une voix sereine.

— Ah, c’est bon, Simon ! Fais pas celui qui pense le contraire.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait ?

Yacine chuchota à l’oreille de Mathilde pour répondre à sa question.

— Quoi ? Mais on est tous passés à côté !

Plus tard, les derniers dragons grimpaient dans leur remorque, d’autres sur leur moto. Tara n’eut pas le temps de rejoindre son transport initial. Un bras l’alpaga par les épaules et l’entraîna en douceur dans son sillage.

— Toi, tu viens avec nous.

Mains sur les hanches, Yahel assista à la scène sans réagir. Tara se laissa faire, un peu raide, toujours mal à l’aise avec les gestes amicaux, mais prenant sur elle, bien qu’elle se demandât à quelle sauce elle allait être mangée. Elle grimpa elle aussi dans la remorque pleine de dragons, attrapant les mains tendues vers elle pour l’aider.

Tara se retrouva assise, pressée entre deux épaules arborant le dragon. Et alors que le camion roulait, que la pression retombait, que le silence régnait, Mathilde, installée juste en face d’elle, bringuebalée par les remous de la route, lui fit un clin d’œil en souriant.

Le soir-même, Tara prenait l’air, assise sur une des barrières en bois délimitant les jardins. Mahdi vint la rejoindre.

— Toi aussi tu vas me sermonner ?

Il eut un petit rire.

— Je pense que quelqu’un s’en est déjà chargé…

— Pour sûr.

— Ne me refais plus jamais ça, avait grondée Yahel. Tu as agi en chien fou. Tu es incontrôlable. Non seulement tu as compromis ta mission, mais en plus tu t’es mise en danger inutilement. Et les autres aussi…

— Je savais ce que je faisais. Il n’y avait rien à craindre.

— Non, tu ne sais pas. Tu ne peux pas savoir. Tu es encore débutante. Qu’est-ce que tu aurais fait si jamais il n’avait pas été seul, que d’autres personnes avaient surgi sans prévenir ?

— S’il y en avait, je les aurais vu avant, et alors, j’aurais pas pris autant de temps. Un coup bien placé pour l’éloigner de cette pauvre fille, et un deuxième pour l’achever, et voilà.

— Comme si c’était si simple ! Tu comprendras un jour que ce n’est pas toujours le cas, crois-en mon expérience. Et tu n’es pas toute seule. Tu fais partie d’une équipe qui compte sur toi, sur ton aide. Nous préparons un plan où tu as ton rôle à jouer. Un rouage qui se fait la malle, et ça pourrait mal finir. Compris ?

— … Oui, je vois ce que tu veux dire, c’est bon, j’ai compris.

— Et puis, qu’est-ce qui t’as pris d’agir de la sorte ? Je ne t’ai jamais vu comme ça.

Tara n’avait pas su quoi répondre à cette Yahel sidérée comme jamais. Elle avait serré le poing, encaissant sa colère sans broncher. Comment lui expliquer…

Elle avait quand même finit par lui promettre de filer droit la prochaine fois.

— Se salir les mains, hein ?

Il comprit où elle voulait en venir.

— C’est donc cela alors. Tu prends le beau rôle pendant que d’autres font le sale boulot.

Pas de reproche dans sa voix, juste une constatation.

— Je suis un symbole. Celui d’un monde où chacun a la liberté de vivre, tout simplement, comme il l’entend, en toute liberté de conscience et d’action et dans le respect de l’autre. Tu imagines si j’arrivais l’arme à la main et tout ensanglanté ? Ce ne serait pas crédible.

— Et ça marche à chaque fois ?

— Certains se mettent à rire, d’autres me rejettent sur le moment. Elle était en état de choc, j’ai été sa bouée de sauvetage.

Silence.

— Le roi d’un monde idéal… dit-elle doucement.

— C’est cela. Un roi fantoche, l’image représentant un rêve pour beaucoup, un espoir.

— Et Mahdi, c’est aussi exprès ?

— Non, c’est le prénom que m’ont choisis mes parents.

Tara plissa les yeux un instant.

— Un nom prédestiné, lourd fardeau pour un enfant. Un piège.

— J’aurais pu le prendre ainsi, en effet, voyant venir ce qu’il est aujourd’hui. Mais j’ai choisi de participer à mon destin, de faire corps avec lui, de l’embrasser, de le faire mien.

— Pourquoi parles-tu de roi fantoche ?

— Un symbole peut signifier beaucoup, mais il peut être aussi un leurre. Tu es venu à la réunion l’autre soir ?

— Mmm. Tu es resté contre le mur sans jamais intervenir… Je vois. Le roi, en temps normal, dirige, contrôle, son peuple s’appuie sur lui. Pour l’extérieur, tu es une cible.

— Exactement. Je suis celui qu’on visera si on cherche à nous détruire. Rien de plus efficace pour désorganiser une armée que d’éliminer son général, ou pour immobiliser un organisme d’en couper la tête. Mais ils auront une surprise… Si jamais cela arrivait. Mon véritable rôle de roi est juste de servir de guide.

Elle hocha la tête.

— Voilà pourquoi tu as besoin d’armes.

— Et voilà pourquoi je ne peux te critiquer, même si la méthode d’aujourd’hui est quelque peu… discutable.

— C’est sûr que je fous en l’air ton joli tableau de société bienveillante, mais tu sais parfaitement qui tu as embauché, non ? Et pourquoi ?

— Tu as déjà toi-même répondu à ce dilemme. Peut-être à l’avenir pourrons-nous prendre le temps d’épargner l’agresseur afin de comprendre comment il en est arrivé là, et tenter de le sauver lui aussi, quelque part, en tout cas d’éviter qu’il y en ait encore beaucoup d’autres agissant comme lui. Mais en ces temps de chaos, c’est à peine si nous arrivons à gérer ceux qui ont vraiment besoin d’aide. Tu as sauvé la bonne personne.

— Mmm… Attention, la question de qui mérite d’être sauvé, ça sent mauvais. Cela peut signifier qui aurait de la valeur et qui non.

— Je sais… Le chemin vers mon rêve est long et semé d’embûches. Mais toi, quels sont tes critères ?

— Il suffit que je voie un humain en faire souffrir un autre.

Tara fixa ses poings serrés.

— Je me souviens du regard de cette pauvre femme, alors que ce type se vautrait sur elle, cet immonde pourceau. Je ne me suis pas posé de question. J’ignore ce qu’est l’amour, mais dans ce genre de situation, je n’ai aucun problème avec la haine.

Silence.

— Mais pourquoi s’est-elle laissé faire comme ça ? Sans réagir ? C’est comme si elle avait capitulé, qu’elle savait que c’était perdu d’avance ?

— Cela s’appelle un effet de sidération, un mécanisme de défense que notre cerveau peut enclencher, pour supporter les pires horreurs, pour se protéger de l’insoutenable.

— Jamais je ne me suis laissée faire, et je ne laisserais jamais personne me faire ça !

— Tara, tu ne devrais…

— Je ne veux plus voir de regard vide, ni soumis, ni blasé, ni désespéré, continua-t-elle, lui coupant la parole sans même l’avoir écouté. Et bon sang, je ne suis pas surprise qu’ils se sentent tous autorisés à violer à tous les coins de rue. C’était déjà pas folichon avant, et le moindre bouquin parlant de fin du monde prouve qu’on savait tous que cela allait se passer comme ça. Le sentiment d’impunité, il l’avait bien intégré, lui, alors pourquoi pas elle ? Si elle lui avait fait comprendre à coup de… Je sais pas, moi, de poêle à frire dans la tronche, en le finissant le manche dans le cul, personne ne l’aurait foutu en taule pour s’être défendue !

— Tout le monde n’est pas…

— Comme moi. Je sais, tu me l’as déjà dit. Mais merde ! Comment on en est arrivé là ? Ne me dis pas que c’est à force d’entendre tous ces “femmelettes”, “tapettes”, “lopettes”, “mauviette” et autres expressions en “ette” présentant le féminin comme quelque chose d’inférieur qui ont fait tant de dégâts ! Tant que les femmes se comporteront comme des victimes, c’est pas près de changer !

Il siffla.

— T’es vraiment pas tendre ! Les mentalités, tous ces schémas de pensée, c’est long à changer, tu sais. Un temps qui se compte en générations.

— Je ne suis pas là pour changer les mentalités. Fort heureusement, ça, c’est ton job, pas le mien. Alors qu’est-ce que tu fiches encore ici à me faire la leçon. Va faire ton boulot, et fissa. Ça allégera le mien.

Il en avait les larmes aux yeux, tellement il riait.

— Je vois ! Bien madame, j’y cours de ce pas !

Il avait parfaitement conscience qu’elle ne riait qu’à moitié, elle le savait. Et si lui riait, c’est parce qu’elle avait raison. C’était un cri du cœur, une déclaration, une façon de lui dire que de son côté, elle n’était pas prête à lâcher le morceau.

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