10 – 2 Je n’ai jamais cru que le diable était réel

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Pour sa première mission, on la présenta à l’équipe qu’elle allait intégrer à l’occasion de leur réunion préparatoire. Elle écouta Yahel, supporta tous ces regards sur elle, engoncée dans ce gilet kaki sans manche, un peu trop grand, mais arborant le symbole des dragons au dos.

Les réactions varièrent.

— Content de te savoir avec nous. Ça fait un moment que je te vois rôder dans le coin.

— Ah oui, c’est toi qui étais venue avec nous, l’autre soir, ajouta un autre qu’elle reconnut grâce à ses longs cheveux blonds.

— Ne lui en veuillez pas, leur expliqua Yahel. C’est pas de la timidité ou du dédain, c’est juste qu’elle est du genre solitaire discrète.

— Quoi ? C’est ça qui va te remplacer ? Regardez-moi ce mignon petit oiseau ! Yahel, franchement ! Ne me fais pas rire ! Ses gadgets, j’y crois pas.

— Tara ne me remplace pas. On varie un peu la méthode, et elle a un rôle à jouer. Laisse-lui au moins une chance, tu veux bien ?

— Oui, Mathilde, sois pas si dure ! Cela va être son baptême du feu sur le terrain, et c’est pas toujours simple.

— Merci Yacine. Mais disons que si elle est là aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle a déjà fait ses preuves.

— Ah bon ? réagit Tara, réellement surprise des paroles de Yahel.

— Ne me dis pas que tu ne vois pas de quoi je parle ! Ton œil, par exemple, c’est pour le plaisir, peut-être ?

— Oh oh, je sens une histoire… s’extasia Yacine en se frottant les mains, aux anges.

Mahdi, resté discret jusqu’ici, intervint juste pour les inviter à la prochaine soirée.

— Je vous raconterai ce qui lui est arrivé. Je ne suis pas sûr que Tara ait envie de nous en parler.

— Pas vraiment, non… répondit-elle doucement, le regard perdu dans le vague.

— Bref ! Tara, dès qu’on arrivera, à mon signal, essaie de regarder partout où tu peux, de scruter le moindre détail. Les ruelles, les recoins sombres, les toits… Partout où pourrait se cacher un tireur, sniper fou ou un quelconque hurluberlu planqué le doigt crispé de terreur sur la gâchette, les plus dangereux. Même s’il n’y a pas de milice ou autre groupuscule cherchant à imposer sa loi, les gens sont aux abois. La peur s’est répandue comme une traînée de poudre.

Voilà les consignes que tous purent entendre. Yahel compléta son explication pour les autres, et l’intérêt commença à faire jour dans la tête de la plupart. Tara pourrait aussi communiquer directement ce qu’elle avait repéré à ses compagnons sur le terrain, mais la coordination, c’était le rôle de Yahel.

— L’œil, je comprends, mais les mains, ton bras, ça sert à quoi ?

— Tu la verrais quand il s’agit de charrier des gravats ou de taper dans un mur, intervint le blond tout sec. Tu pigerais tout de suite.

— Mouais… On verra… En tout cas, c’est pas parce que t’es la petite protégée de Yahel et du roi que t’auras un traitement de faveur. Est-ce clair ?

— Ça me va, répondit-elle à la fameuse Mathilde en affichant un petit sourire serein.

Lorsque tous quittèrent la salle, Yacine s’approcha de Tara et Yahel. Il posa une main sur l’épaule de Tara, lui présenta un visage avenant.

— Faut pas lui en vouloir, expliqua-t-il. Mathilde, je la connais d’avant, depuis des années. Elle est pas comme ça, je peux te le dire. C’est une brave femme, le cœur sur la main. C’est juste qu’elle est pas très bien, en ce moment. Elle en a encaissé, les derniers temps… La pauvre.

— Oui, c’est vrai, confirma Yahel. Elle m’a raconté avoir perdu ses deux gamins, presque coup sur coup. Le premier était malade, cancer, à l’hôpital, mais au milieu du bordel, faute de soins… Quant au deuxième, il s’est fait fauché par un connard en bagnole, alors qu’ils fuyaient le chaos en ville.

— J’étais là, continua Yacine. On était en reconnaissance dans le coin quand on a vu tout un groupe en errance. Ils étaient partis sur les routes à la recherche d’un lieu sûr. Et je l’ai reconnue au milieu des autres. Elle était avec son grand, peut-être quinze ans, pas plus. On a alors entendu des cris, un bruit de moteur, des crissements de frein, le type slalomant comme un damné, évitant les épaves en vrac sur la route, mais pas les gens. Il en avait rien à foutre. Il a voulu passer devant tout le monde, marre de tous ces pauvres gens qui encombraient sa route, pressé de se barrer tout seul va savoir où. Mais le temps qu’on comprenne, il était déjà trop tard. Il arrivait déjà sur eux, et… Bref, je sais pas combien il en a massacré avant qu’on arrive à l’arrêter. Drôle de retrouvaille. J’entends encore ce hurlement animal sortant du fin fond de ses tripes.… Je ne le savais pas encore, mais c’était une nouvelle fois un de ses enfants qui mourrait dans ses bras…

— Je comprends… Et je ne peux pas lui reprocher sa réaction. Ce sera à moi de faire mes preuves pour gagner votre confiance… En fait, je l’aime bien. J’adore sa franchise !

Tous trois retrouvèrent les autres au convoi prêt à partir. Tara fut invitée par Yahel et Mahdi à monter avec eux à l’arrière du petit camion prévu dans la nouvelle formule de la petite caravane, elle-même en composant l’autre ingrédient. Ils étaient décidés à se préparer durant le trajet. Dans la remorque, sur la paroi du fond, un fauteuil de bureau sur roulettes devant tout un arsenal informatique, composé d’écrans, de claviers, de fils, de casques avec émetteurs. Yahel s’y attabla. Une fois toute cette installation mise en route, l’aspect tour de contrôle les amusa.

En quelques manipulations, elle se connecta à l’œil de Tara. Sa vision s’afficha sur le grand écran central. L’effet miroir troubla cette dernière. Elle détourna le regard.

— Par contre, faudra songer à apporter un peu de confort pour les autres, surtout si le voyage dure un peu, remarqua-t-elle.

Ils constatèrent tous trois l’espace vide, sans assise ni même un tapis.

— Elle marque un point, constata Mahdi. En attendant, pour cette fois, nous nous contenterons de nos postérieurs en guise de coussin.

Une fois arrivé à destination, Yahel s’inquiéta.

— Tu es sûre de toi ? insista-t-elle alors que Tara vérifiait son harnachement, prétexte à retarder sa sortie.

Elle appréciait déjà cette ceinture de cuir, avec ses pochettes de rangement, holsters, gaines pour couteaux. Il y manquait juste de quoi faire tenir son bâton de combat, mais Mahdi avait momentanément remédié au problème, l’attachant savamment à la ceinture à l’aide d’un lien en cuir, lui promettant de trouver une solution plus durable.

Elle a toujours peur pour moi…

— Oui.

— Alors messieurs-dames, je vous la confie.

Ils s’étaient stationnés à couvert, à plus de cinq-cents mètres de ce qui ressemblait à un pâté de maison, probablement un petit quartier de banlieue sans histoire en temps normal. Et Tara suivit son équipe, légèrement en retrait, comme prévu initialement. De sa position, elle avait une bonne vue de toute la troupe, ainsi que de leur lieu d’action. Avant de se lancer à découvert, elle suivit les instructions, balança un premier tour d’horizon de leur cible, en douceur, scruta attentivement la moindre parcelle, guetta le moindre mouvement.

Des éclaireurs entamèrent une avancée progressive, passèrent d’un endroit à l’autre par étapes, à couvert dans la mesure du possible. Elle les suivit, obéit aux indications données par leurs meneurs communicants principalement par des signes codés. Certains avaient une oreillette, mais elle, elle avait sa caméra intégrée, pensa-t-elle avec ironie.

Sans cesser de balayer la zone, elle avançait, des membres de la petite unité à quelques pas devant et derrière elle, tous sur le qui-vive. Pour le moment, quasi calme plat. Un dimanche d’hiver, aurait-on dit, avec tout le monde préférant rester à digérer dans son canapé, si ce n’était cette voiture abandonnée au milieu de la chaussée, clapet du réservoir ouvert, une autre au pare-brise explosé, capot baillant, les détritus, jouets, meubles divers fracassés jonchant le sol, partout sur les pelouses jaunies, les parterres de fleurs assoiffés, les trottoirs et le bitume. Pas âme qui vive, aucun mouvement derrière les rideaux, ou les trous noirs remplaçaient parfois les vitres aux fenêtres. Cela commençait en douceur, pour une première sortie. À croire que la place avait été désertée. Ou alors, ils se planquaient tous chez eux.

Tara dépassait une maison entourée d’un grillage vert, les volets fermés étonnamment intacts, arrivait sur une autre, les deux séparées par un passage étroit, quand un bruit attira son attention.

Dans le passage, justement. Sur la gauche. Quelque chose de difficilement identifiable. Son implant hésitait. Chaleur, mouvement léger… Vivant, mais quoi ? Un animal, peut-être ?

Elle ralentit encore, intriguée, hésita. Elle se laissa dépasser, se demanda si elle devait les interpeller. Un dernier plan large pour vérifier où en était la situation, rien qu’une succession de maisons et de petits immeubles aux fenêtres aveugles. Elle décida de laisser s’éloigner les hommes pour se rapprocher, estimant préférable de garder le silence. Elle allait juste jeter un coup d’œil de plus près. Il n’y en avait pas pour longtemps. Et si cela ne plaisait pas à Yahel, elle le saurait bien assez vite. Par prudence, elle contrôla tout de même la présence de son bâton de combat à son côté, pour finir par choisir une arme à feu.

Quelques mètres plus loin, les sons complétèrent l’identification du phénomène. Des grognements étranges, quelque chose gisant au sol à moitié caché par une benne à ordure. Une femme. Une chose étalée sur elle, gesticulant à un rythme plus ou moins régulier et lâchant d’immondes borborygmes de satisfaction. Les yeux de cette femme. Vides. Vides mais pas morts. Juste loin, partis dans un ailleurs inconnu.

Tara prit une inspiration silencieuse.

Bien sûr ! Il fallait s’y attendre…

Elle abaissa son arme, resta bras détendu, canon vers le sol.

— Tu as besoin d’aide ?

— Pas pour l’instant, bébé, répondit le pantalon baissé dévoilant un cul poilu. Mais attends, ton tour viendra.

Il ne fit même pas attention à qui lui parlait. Entendre une voix de femme avait l’air de suffire à son analyse.

Quelle confiance en l’innocence et l’impuissance de la gent féminine !

Petit contrôle local avant de s’accroupir juste à côté d’eux, coudes sur les genoux.

— Pfff… Non, vraiment, je crois que tu as besoin d’aide…

Il finit par s’interrompre, intrigué de voir qui insistait ainsi. À sa mine, il ne semblait guère apprécier d’être interrompu, mais cela ne dura que deux secondes, le temps que l’information parvienne à son cerveau, puis que les neurones se connectent.

— Mais que… T’es un peu flippante bébé, tu sais !

— Ah ouais ! Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Ben, euh… Tu vois, quoi !

Elle aima le voir perdre ses moyens.

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