7 – 2 Se sentir vivante

7 minutes de lecture

Elle ne voyait pas quoi répondre à cela. Pire, elle ne le rejetait pas non plus.

Elle vit sa main s’approcher de son œil bandé. Elle eut un mouvement de recul instinctif, réussit à se maîtriser, se rappelant à qui appartenait cette main. Comprenant ce qui allait venir, elle se força à respirer plus profondément afin de calmer son appréhension. Pas qu’elle n’ait jamais eu l’occasion avant, mais… Non, décidément, aucune envie de contempler le résultat du coup de cross de cette crevure. Supporter les auscultations, les lavements et ces envies de fuir à des kilomètres, provoquées par son instinct refusant l’introduction de corps étrangers dans ce trou, suffisaient bien pour se faire une idée. Et bien que la dernière opération ait dû changer le décor, sa préférence persistait sur l’attente du produit fini. Pourtant, elle le laissa faire.

Il avait déjà une sacrée ascendance sur elle. Ou elle estimait préférable sa présence si elle réagissait mal, lui et personne d’autre ? Il ne l’avait jamais jugée jusqu’ici.

Il ôta le sparadrap, révéla ce qui s’y cachait. Ses doigts effleurèrent délicatement la peau autour de l’œil absent, allèrent vers celui qui vivait encore, puis revinrent. Il murmura.

— Quel dommage, c’est pitié que de détruire ce que la nature avait si bien harmonisé…

Il ajouta :

— Ils ont fait du bel ouvrage. Tu as même encore une paupière. Tu arrives à l’ouvrir ?

Un petit tiraillement, avec un peu de difficulté, mais oui, volet naturel en marche.

Pour la première fois, elle osa regarder le résultat dans la glace. Ne lui apparut alors qu’un trou noir, sans fond, entouré de fines cicatrices. Pas flagrante à cette distance, la technologie, mais pas envie de pousser plus loin la découverte. Cela ne lui présentait finalement pas plus d’intérêt qu’une voiture sans carrosserie.

— Ceux qui t’ont fait cela, si Yahel et les autres ne les avait pas tués, je l’aurais fait moi-même.

— Ce n’était que des fruits pourris, générés par notre société soi-disant bien-pensante, alors qu’elle n’a su que les abandonner, sous prétexte qu’ils ne rentraient pas dans le moule d’une quelconque perfection. Surtout parce qu’ils n’étaient pas nés dans la bonne caste ! J’imagine le tableau. Des pauvres gens en manque de moyens autant que de repère, des proies faciles pour le tout-venant. Des extrémistes leur ont fait miroiter des promesses de famille, de stabilité, de paradis et les ont utilisés. Ils les ont manipulés, pour nous les renvoyer à la figure. Si cela n’avait été eux, d’autres les auraient choisis pour proie et leur auraient retourné le cerveau, conditionnés, formatés. Une preuve de plus que l’autodestruction était en route… Bien sûr, parmi ces tarés se tenaient des énergumènes y trouvant prétexte pour céder à leurs pulsions refoulées… Des fruits pourris parmi d’autres…

Silence.

— Mais dis-moi, ajouta-t-elle, ce que tu viens de me dire, c’est pas un peu contradictoire avec une société bienveillante ?

Il grimaça.

— Moi aussi, je ne suis qu’un humain… Il m’arrive de parler sans réfléchir.

— Tu vois bien qu’entre le rêve et la réalité…

— C’est aussi qu’en ce moment, nous n’avons pas vraiment le temps de traiter avec ce genre d’individu. Ni les moyens. Pour calmer toute violence latente, il faut pouvoir parler, discuter, échanger, débattre. Là, la violence explose, débridée, désinhibée, tout scrupule oublié. Nous ne pouvons qu’agir, pour que plus tard, peut-être…

— C’est pour ça que tu veux que je me batte ? C’est pas une blague ?

Pour toute réponse, elle n’eut qu’un soupir.

— Après ce dernier acte sur ton œil, et avec le temps, tu verras le potentiel de tes améliorations… Mais je sens que cela ne suffira pas à te persuader.

Il l’aida à enfiler un pantalon, l’enveloppa dans une grande cape de laine.

— Suis-moi.

Quand il lui montra ses mules avant de sortir, elle haussa les épaules. Il l’emmena dans le dédale des couloirs, jusqu’à un passage qu’elle n’avait pas encore remarqué. Avant d’entrer, il saisit une lampe portative. Le couloir cessait pour devenir une anfractuosité naturelle. Quelques minutes de marche, une lueur au bout qui s’intensifia alors qu’ils s’en approchaient… C’était la lumière du jour.

Tara s’avança, accélérant le pas, dans cette cavité silencieuse, ouverte en son sommet, permettant de voir un morceau de ciel. Ses pieds apprécièrent le contact avec la roche, et surtout…

De l’air !

Elle se plaça juste en dessous, apprécia le léger courant frais sur son visage.

— Tu ne veux toujours pas me dire ce qu’il se passe en ce moment ? Ce que vous vivez là-dehors ? Yahel ne crache rien.

— Cela t’aiderait à te décider ?

— Pas sûr… Je ne sais pas.

— Certains se jettent dans la bataille par conviction, d’autres pour leurs proches, leur famille. Moi, je veux que nous puissions continuer à contempler le ciel.

— C’est bien poétique.

— Quand je regarde le ciel, je me rappelle l’étendue de ce qui se cache derrière, ce qui prouve que nous sommes peu de chose. Juste quelques millions d’âmes perdues sur une petite planète. Nous devrions tous nous serrer les uns contre les autres, terrorisés, devant nos vies si brèves et si fragiles.

Il s’approcha, se plaça devant elle.

— Toi, tu es capable de te lancer sans réfléchir. Il y a quelque chose en toi, je ne sais comment l’expliquer, ce que j’ai ressenti… Une sorte de vide. Un vide qui fait que tu n’as rien à perdre, rien qui te retient, qui fait que s’il le faut, tu n’hésiteras pas. C’est ce qui fait ta force.

Il lui attrapa le menton, l’obligea à lever la tête vers lui.

— Mais c’est ta faiblesse aussi. Quand tu le décides, tu fonces, quitte à mettre ta vie en danger. Mais tu dois te rappeler qu’elle est aussi précieuse.

Il la libéra. Elle rabaissa son regard, s’écarta de quelques pas.

— J’ai peur que tu te perdes dans ce vide. N’oublie pas combien la vie est précieuse. N’oublie pas de vivre.

Silence.

— La vie… Je me demande ce que tu entends par là. Je ne me souviens pas avoir oublié de vivre, un jour. J’aime ça, la vie. Ou alors… Des émotions ? Si c’est cela, ta conception, tu as bien trouvé, tu ne m’apprends rien sur moi… Ou serait-ce ce que j’ai ressenti l’autre jour ?

Il haussa un sourcil. Elle baissa l’œil jusqu’à son entre-jambe en se raclant la gorge, avant de le relever vers lui en une mimique explicite.

— Ça ? Non, c’était juste du plaisir…

— C’est ce que je voulais entendre. Tu vois, je n’oublie pas de vivre. À ma manière. Tu as réveillé quelque chose en moi. Durant un petit moment, tu m’as fait du bien. Tu es le seul depuis longtemps qui a réussi à faire ça. Retrouverai-je cela un jour ?

Elle se tourna vers le puits de lumière, dévoila ses bras, ses seins nus, et offrit son visage au soleil.

— Certaines émotions humaines ne sont pas en moi, je le sais. Mais avec ce métal, je me sens encore moins humaine. Qui voudrait de ce corps ? Dans le meilleur des cas, je serais un monstre de foire que les enfants utiliseront pour se faire peur. Et ça, ce sera uniquement avec ceux qui n’auront pas encore atteins l’âge d’être empoisonné par les pensées des adultes. Car il va falloir que je m’habitue aux réactions sur mon passage, aux reculs effarés, aux grimaces de dégoût… Quelle ironie. Jamais je n’ai eu autant envie de me balader pieds nus, de rester dévêtue, de sentir l’air sur mon corps, qu’il soit froid ou chaud, comme si d’avoir été malmené, exposé malgré lui pour être soigné, trituré, il n’aspirait plus qu’à la liberté. La liberté de se montrer, de se dévoiler, sans honte. Alors que ces bras me pèsent, m’attirent vers le sol, me retenant prisonnière, c’est comme si tout le reste ne rêvait que de s’en arracher et de courir, de s’envoler…

Il l’avait écoutée en silence. Il finit par la rejoindre, se replaçant devant elle. Il défit la cape, dévoila ses épaules, puis le reste en la laissant choir.

— Pourquoi parler de honte ? Personne ne devrait avoir honte de son corps. Jamais tu n’aurais dû avoir honte du tien.

Il frôla délicatement sa peau autour des rivets fichés dans sa chair et ses os, comme une caresse. Elle frémit.

— Cela a sa propre beauté, bien particulière.

— Arrête. Ne me fais pas miroiter l’impensable.

Il continua à balader sa main, à ras de sa peau, suivit son cou, descendit la ligne entre ses seins.

— Ce n’est pas impensable, ce que je vois.

Rêvait-elle ? C’est vrai que l’expression de son visage avait changé.

— Tu n’es pas obligé.

— Qui te dit que je ne veux pas ?

— Ne le fais surtout pas par charité. Je déteste ça.

— Je sais. J’ai bien compris. Ce n’est pas ton genre. Et ce n’est pas le mien, non plus. Mais c’est peut-être toi qui ne veux pas de moi, après tout. Tu en as le droit.

Elle peinait à y croire.

— Vraiment ? Tu serais partant ? Un petit moment de plaisir entre adultes consentants, là maintenant ?

— Désirants. Je préfère.

— Désirants… Je vois la subtilité…

Il avait le don de la détendre. Toute amertume l’avait quittée. Elle le suivit sur la même voie.

— Ou alors c’est toi qui as des goûts bizarres…

— Si c’est le cas, j’en suis fier, et je le crierai haut et fort ! C’est ça, la liberté.

Il enleva son tee-shirt. Elle écarquilla les yeux en riant.

— Ah ben si, toi aussi, tu portes un sigle !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Bea Praiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0