6 – 3 Je t’ai regardée changer

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Un peu mal ? Il avait dit un peu mal ?

Ce devait être un mauvais rêve. La gueule d’une bête lui avait attrapé tout le côté gauche. Une énorme bête, genre… oui, tiens ! Un dragon. Un dragon qui la tenait dans sa gueule, les crocs plantés dans sa chair, appuyant, pressant, serrant son bras, de la main à l’omoplate, chaque dent transmettant un signal implacable à son cerveau.

Elle ne sut dire à quel moment le rêve cessa, qu’en fait, elle vivait un cauchemar bien réel. Voilà ce à quoi elle s’était engagée, là, devant tous sans aucune hésitation. Malgré l’insistance des médics, Yahel et Marc sur les risques de cette opération, tout ce temps passé à lui expliquer en long, en large et en travers, elle n’avait pas changé d’avis. Maintenant, trop tard pour reculer, plus qu’à assumer. Elle avait déjà eu mal avant, mais là ! Enfermée dans une cage de tissu vert chirurgie puant le désinfectant et coincée avec un masque sur la figure, elle en suffoquait, cherchant comment arrêter ça. Peut-être qu’en aidant la bête à prendre ce qu’elle veut…

Oui, vas-y ! Arrache ! Et libère-moi !

Des mains caoutchouteuses se plaquèrent de chaque côté de son visage et la tinrent fermement.

— Tara ! Je sais que c’est dur, mais essaie de te calmer.

La voix de Yahel, émise de quelque part au-dessus en un peu étouffée. Elle sembla râler après un autre interlocuteur, qui assura que s’il mettait plus d’anesthésique local, il y avait risque de paralysie temporaire, donc de fausser leurs objectifs.

— On va faire au plus vite, reprit Yahel après un grognement, mais on est obligé de t’avoir consciente pour vérifier les réglages. Alors évite de bouger le plus possible, concentre-toi sur ma voix, complètement, entièrement. Dis-toi qu’il n’y a rien d’autre dans cette pièce, que tu n’as rien d’autre à faire qu’écouter ma voix.

Tara essaya d’obtempérer, écouta ses paroles, but chaque mot prononcé, tentant de leur donner corps. Pas bête comme technique pour la détourner de sa souffrance.

Parfois, son histoire s’entrecoupait pour lui demander quelque chose.

— Bouge ton pouce… Oui, c’est bien. Maintenant, l’index… Vas-y, encore…

Désagréable sensation dans sa chair. Puis la bête qui ruait. Les mains de Yahel qui l’emprisonnaient.

— Là !… C’est fini, respire… Recommence, bouge-le… Oui, bien !

Et ainsi de suite, encore et encore, mais jamais la bête ne l’achevait, et impossible de fuir ses crocs.

— Marc, c’est de la torture !

— Pousse-toi, moi seul peut l’aider.

Belle voix.

Rien qu’au son de sa voix, elle fut soulagée. Il commença comme la dernière fois à jouer de ses mains, principalement sur son crâne ce coup-ci, ce qui restait d’accessible. Puis elle sentit sa main sur son front, et son autre main se poser sur son ventre, peau à peau. Oui, grande, et chaude, réconfortante.

— Tu sens mes mains ? Imagine que quelque chose les relie à travers ton corps. Pense à ce lien, concentre-toi dessus.

Imagine ? Mais il est là, ce lien ! Elle ressentit bien cette chose traverser son corps d’un point à l’autre, dans un sens, puis dans l’autre, quelque chose de doux, de chaud, ni électrique, ni matériel. Quoi ? Peu importe.

Sa respiration se ralentit. Ils reprirent l’exercice, lui demandèrent de bouger telle ou telle partie de son membre. À chaque fois qu’ils étaient dans l’obligation de corriger des réglages, elle parvenait un peu mieux à gérer. Même quand on lui avait demandé de fermer la main, puis de serrer, serrer plus fort ce qu’il y avait dans sa main, encore une fois, et tenir quand ça tire, tenir sans lâcher. Puis quand ce fut pour savoir si elle sentait quelque chose. Étonnamment oui ! Mal tout du long, oui, mais pas que ! Elle tenait quelque chose dans sa main. Elle sentait quelque chose. Du plastique ? Qu’importe. Cela la détourna un peu de la souffrance. Un temps. Sauf pour un mouvement, heureusement le dernier, découvrit-elle plus tard. Elle traduisit cela comme un tour de vis un peu plus fort que les autres, pénétrant plus profondément dans son épaule. La spirale de douleur l’emporta loin. Elle le comprit à l’obscurité de son œil fermé s’amenuisant et à sa respiration apaisée. Elle avait dû s’évanouir.

Et toujours les mains de Belle voix contre sa peau, rassurantes.

— C’est bon, qu’elle se repose jusqu’à l’étape suivante.

La voix de Marc se rapprocha.

— On doit encore s’occuper du reste, mais le pire est passé. Tu as fait le plus dur.

Heureuse de l’apprendre !

Même en sachant que c’était aussi pour l’aider, elle se disait qu’il avait quand même de la chance qu’elle soit immobilisée. Il faut bien se défouler sur quelqu’un.

***

Une nouvelle fois, réveil doux par un linge humide.

— Excuse-moi, je ne voulais pas…

Elle s’étira, précautionneusement pour ne pas réveiller la douleur. Et aussi pour éviter la chute de la serviette chaude sur son visage.

Elle ne souhaitait pas interrompre ce jeu, devenu rituel entre eux.

— Je commence à m’habituer. Tu dois être quelqu’un de matinal.

Elle entendit le rire de Belle voix. Comment faire pour le provoquer à nouveau ?

— Ils vont procéder à ton autre opération, aujourd’hui, dit-il une fois qu’il eut repris son sérieux. Tu te sens prête ?

Elle allait lui mentir. D’une certaine manière. Était-ce utile de passer à la suite ? Elle s’était habituée à la sensation de ces forages dans sa chair, comme si des clous remuaient dans un pas de vis trop grand pour eux les premiers jours. Tout le côté gauche, de la main jusque dans l’omoplate. Le temps de s’y faire, une savante installation de coussins avait évité d’aggraver sa situation, lui permettant un sommeil salvateur.

Le temps logique de la cicatrisation, lui avait-on signalé, avec consigne d’y aller pas à pas, en douceur sur les premiers mouvements, comme on le lui avait montré. Ils pouvaient surtout compter sur elle pour continuer à tout laisser dans l’immobilité totale.

— Oui. Le pire est passé. Et pas question de reculer.

Expérience d’auto-persuasion. Elle finirait bien par dompter cet organe dévoré par une mâchoire métallique. Elle arrivera à l’utiliser. Il lui faudra surmonter la douleur. Sinon à quoi bon tout cela ?

— Tu es bien courageuse…

Elle réfléchit un moment.

— Je fais une nouvelle version du “il faut souffrir pour être belle”. Plutôt ça que d’être un boulet à vos pieds.

— Ouf, tu y vas fort ! Quand comprendras-tu que…

— Oui, je sais, le coupa-t-elle. Jamais je n’aurais été considérée de la sorte. Mais c’est ma vision du monde.

— Mmh… fit-il d’un ton peu convaincu. Et… Tu sais que ces prothèses t’ouvrent d’autres possibilités. Tu y as déjà réfléchi ?

— J’ai cru comprendre en effet qu’il y avait un certain potentiel dans cet appareillage. J’attends d’abord de voir…

— Prudente…

— Disons que cela évite les désillusions. Il faut déjà que cela fonctionne.

Elle se tut. Lui aussi garda le silence. Sans le vouloir, elle avait dévoilé une certaine vérité.

Elle se laissa bercer par ses soins.

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