5 – 2 Maintenant et pour toujours

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Quelques minutes ou quelques heures plus tard, Yahel s’approcha, accompagnée d’un homme en blouse blanche arborant le symbole des médics, deux mains paumes ouvertes enveloppant un bâton enroulé d’un serpent.

— Notre belle au bois dormant est vraiment réveillée cette fois-ci. Salut ma grande ! dit Yahel en collant délicatement son front contre le sien et caressant sa joue, les yeux un peu humides.

Un soulagement évident que Tara ne put que constater.

L’autre patienta, le temps que l’effusion des retrouvailles soient passées. Puis il se présenta tout en abaissant la barrière du lit et lui redressant un peu la tête de lit grâce à l’énorme télécommande. Il l’examina, commença à lui expliquer ce qu’elle avait, ce qu’ils avaient tenté de faire, de réparer… Elle le coupa d’une voix rauque.

— Laissez tomber, j’ai compris.

Pas faute de retenter l’expérience, maintes et maintes fois durant les heures qui suivirent, interminables dans la solitude de cette chambre sans horloge ni repère. Ces morceaux de corps qui refusaient de répondre, évident ! Elle n’avait pas besoin de la traduction. Éventuellement sur ce qui se cachait sous l’amas de pansement barrant la moitié de son crâne, faussant sa vue, le doute était permis.

— Attendez, laissez-moi terminer de vérifier tout ça, temporisa le médic.

Il attrapa sa main gauche, lui demanda de la serrer, puis guetta sa réaction quand il la piqua à divers endroits. Même chose à droite, les doigts à bouger, puis piqués. Léger mouvement de recul.

Tout du long, il était resté impassible.

— Comme je vous le disais, nous avons fait ce que nous avons pu. Les balles utilisées ont salement déchiré ce qu’elles avaient sur leur passage, os compris. Une vraie saloperie. Quant aux couteaux à crans, cela n’a pas aidé, sectionnant chair, nerfs, tendons. Des plaies sales, sans parler de l’attente. Si on avait pu vous opérer plus tôt… Mais en tout cas, j’ai bon espoir. On a réussi à vous les sauver.

Chouette alors, pas d’amputation. Je dois sauter au plafond ?

Yahel, cachant mal son inquiétude derrière sa mine enthousiaste, pressa le haut de son bras droit avec chaleur et insista.

— Ce qu’on essaie de te dire, c’est que ce sera long, très long, mais qu’il faut garder confiance. Tu pourras retrouver une grande partie de la mobilité de tes membres.

Tara ne bougea pas, pensive, puis releva sa main immobilisée.

— Et mon œil ?

Yahel soupira. Elle lui prit cette main entre les siennes, la rabaissa délicatement, secouant la tête d’un air désolé.

Après un instant de silence, elle ajouta avec un pauvre sourire :

— Ils t’ont un peu forcé, mais ça y est, tu as sauté le pas. Tu fais définitivement partie des nôtres. Où que ce soit, ta nouvelle maison est avec nous. Nous prendrons soin de toi.

Tara prit aussi le temps de mûrir sa réponse, la regarda, puis se referma sur elle-même.

— Non, pas comme ça. Pas un poids mort.

Devant ces mots prononcés d’un ton las, presque à voix basse, comme une sentence, Yahel pressa son épaule avec d’autant plus d’insistance, vaine tentative pour la rassurer.

— Pas de problème pour nous. Tu seras à l’abri et on te protégera.

Tara soupira. Elle eut l’impression que sa douleur s’intensifiait tout à coup.

— Et dehors ? Il se passe quoi ?

— T’inquiètes pas de ça. Repose-toi. Tu n’as que ça à faire.

***

Encore plus tard, Tara découvrit les lumières au minimum, probablement pour simuler la nuit. Elle avait dû dormir un peu, impossible à dire, ne voulant même pas savoir depuis quand elle était dans cet état. Mais une présence dans la pièce, en plus de la douleur en éveil et décidée à la titiller plus fort, l’avaient obligée à reprendre conscience.

Quelqu’un passa doucement un gant d’eau chaude sur son visage, puis le posa au niveau de ses yeux, surtout sur celui encore valide, comme un baume apaisant.

— Désolé si je te réveille, je viens faire ta toilette.

Belle voix. Dommage, elle n’était pas d’humeur.

Elle entendit le son d’un linge qu’on pressait pour l’essorer.

— Non… Laissez-moi.

Elle leva sa main bandée en signe de protestation.

— Qu’y a-t-il ? Cela ne me gêne pas, j’en ai vu d’autres.

— Je… Je ne veux pas…

— Pas quoi ? Tu veux le faire toi-même, c’est ça ?

Elle eut un geste d’agacement. Une main enveloppa la sienne encore dressée, des doigts humides entourèrent gentiment le peu qui dépassait.

— Je sais, c’est toi qui n’as pas l’habitude, s’excusa-t-il. Mais… Durant les semaines qui vont suivre, avec tous les soins que tu vas recevoir, tu auras le sentiment que ton corps ne t’appartient plus. Et ce ne sera pas si faux. Beaucoup de patients éprouvent cela. Sache que normalement, tout acte technique qui te sera apporté devra t’être expliqué avant. Cependant, si ce n’est pas le cas, ou si cela ne te convient pas, n’hésite pas à refuser et exprimer tes craintes… Et puis, si on ne te lave pas, tu vas puer, ajouta-t-il sur un ton amusé.

— … Argument imparable.

Elle apprécia la méthode humoristique. Elle le laissa reposer sa main sur le lit, puis faire ce pour quoi il était venu. Instinctivement, au début, elle se crispa. Mais ce n’était pas déplaisant, elle devait bien le reconnaître. Il y allait étape par étape, ne retirant le drap que sur les parties de son corps qui étaient la cible de son éponge, sûrement pour éviter qu’elle ait froid, mais préservant aussi quelque peu sa pudeur. Il allait vite, avec des gestes précis, efficaces, et en même temps avec une délicatesse attentionnée, aurait-elle dit.

Pour la première fois qu’elle échangeait quelques mots avec lui, qu’ils étaient si proches… Oui, pour être proches, ils l’étaient ! Jamais elle n’aurait pu l’envisager comme cela. Et elle n’imaginait pas non plus qu’il pouvait jouer les infirmiers. Elle avait cru comprendre qu’il participait plus à l’organisation générale de cette petite société underground, un équivalent de manager. Elle n’avait aucune idée à quoi il ressemblait, mais lui pourrait dire qu’il la connaissait sous toutes les coutures. Les hasards de la vie, s’amusa-t-elle au final, trouvant plus bénéfique pour le moral de rire de la situation.

— Je vais mettre une bassine sous ta tête, c’est pour te laver les cheveux.

Sa main épousa son crâne, la souleva, la reposa sur le bac. Une grande main, chaude, assurée. Il lui mouilla les cheveux, commença à mettre le shampoing, à masser. Elle se laissa enveloppée par les effluves de citron et de lavande.

C’est qu’en plus, il le faisait bien !

— Tu es tendue. Tu as encore mal ?

Elle dut avouer que oui.

Tout en évitant les bandages, ses mains enchaînèrent alors un étrange ballet sur son crâne, tout en délicatesse, ses doigts insistant parfois à certains endroits dans une chorégraphie inconnue.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Son corps s’alourdit, sans que cela soit désagréable. Ses oreilles bourdonnèrent un instant, puis comme un bruit blanc à travers la pièce. Sa souffrance s’éloignait, réalisa-t-elle un moment plus tard, bercée par les mouvements gracieux, les volutes arrondies des doigts sur ses tempes et son front. Elle semblait s’être arrêté à une étape proche du sommeil.

— Ça va mieux ?

— Mmm…

Elle l’entendait de loin, alors qu’elle flottait dans une douce torpeur.

— Ma pauvre, ils n’y sont pas allés de main morte avec toi… Je peux te demander quelque chose ?

— Mmoui.

— Tu aurais pu te sauver sans qu’ils te voient. Pourquoi n’as-tu pas fui ?

Cela lui pesait de répondre. Elle le fit mécaniquement, sans réfléchir.

— Impossible… Impensable…

Il lui rinça les cheveux, les enveloppa dans une serviette absorbante, mettant sa tête dans un cocon bien chaud.

Il changea sa blouse, puis de grands bas après son accord, tout ce qu’il pouvait lui mettre tant que la sonde urinaire serait en place. Il espéra pour elle que dès le lendemain, elle n’en aurait plus besoin. Un long silence s’installa, sans qu’il se décide à partir.

Il posa une main sur son épaule.

— … On peut faire mieux, dit-il un ton plus bas, comme pour lui-même. Je vais y aller doucement, sans te faire de mal. Ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais. Cela devrait te soulager, et éviter d’avoir à avaler plus d’antidouleurs. Mais dis-moi si tu n’en peux plus, n’hésite pas.

Elle se demanda quoi, puis comprit. A peine le temps de protester que la danse de ses mains reprit, cette-fois-ci sur le reste de son corps. Partant de son front, elles descendirent le long de son visage, suivirent ses épaules en évitant les parties blessées, continuant ainsi toujours plus bas, jusqu’au bout, puis remontant…

Non, pas une danse. Plutôt comme si son corps était un instrument, sur lequel ses mains jouaient une mélodie. Rien de sensuel. Juste une musique qui répare les corps, comme on raccorde un instrument. À son contact, elle sentait certains endroits s’éveiller, s’électriser, des verrous céder.

— Oui, c’est ça, respire… Vas-y, c’est bien.

Ses poumons réclamaient de l’air. Elle alla le chercher par de profondes inspirations. Elle ne pouvait qu’obéir à ce besoin impératif, comme si son corps aspirait à la vie. Elle était curieuse du résultat, mais son instinct lui disait surtout de suivre la cadence, de se laisser aller au rythme de cette mélodie. Un vertige plus profond encore la submergea un instant, puis tout s’apaisa. Son corps ne lui pesait plus. Enfin.

Il posa la paume de sa main sur son front.

— C’est fini, tu peux te reposer.

Ce qu’elle fit.

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