4 – 3 Il y avait du sang sur le pavé

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Arrivée sur le palier de mi-parcours, Tara fit signe à Lucie de s’arrêter. Elle se plaça elle-même dos au mur, écoutant sans être vue ce qui se passait.

— J’ai dit : tous assis par terre ! Là !

— Regarde-moi ça ! Des putes et des pédés, quel lieu de dépravation !

— Eh ! Qu’est-ce que c’est ? Venez voir.

Elle jeta un coup d’œil, histoire d’identifier la provenance de ses voix gueulant, vociférant sur leurs victimes, menaçantes.

Deux vers la gauche, un plus au centre… Pour ce qu’elle pouvait en voir entre le mobilier, l’architecture et les mouvements de panique. Elle s’appelait pas Bruce Willis et n’avait pas appris son art de la négociation.

Verre brisé, vaisselle fracassée, meubles jetés à terre, livres déchirés, piétinés, pleurs, supplications… Tara ferma les yeux, aspira un grand coup.

Oui, la folie… Folie pour moi de tenter quelque chose, mais folie pour eux de vouloir détruire ainsi. Et au nom de quoi ?

Devant ce saccage insensé, sa colère surmontait tout.

Elle jeta un dernier regard à Lucie, restée un peu plus haut sur les marches. Un doigt sur la bouche, elle lui intima de garder le silence, puis reprit la descente, jouant la dignité de la propriétaire légitime, sûre de son bon droit. Elle prit le temps de contempler le tout, corrigea son comptage. Les quelques chaises entassées devant la porte de la boutique et désormais abandonnées, projetées à tout à trac, brisées, n’auraient jamais pu retenir une dizaine de gars motivés et armés.

Cela n’allait pas être simple de les occuper longtemps à elle toute seule. Si elle pouvait éviter de se faire canarder avant l’arrivée des secours… En espérant qu’ils puissent parvenir jusqu’ici !

— Hey, y en a encore une, là !

— T’es qui, toi ? T’étais où ? Dépêche-toi d’aller rejoindre les autres, ou je te fume !

Elle les ignora superbement, termina de descendre les marches à son rythme, ne se gênant pas pour les regarder droit dans les yeux.

— Eh bien messieurs, que se passe-t-il donc ? Un peu de tenue, voyons ! Vous êtes dans un lieu respectable ici. Il y a des femmes et des personnes âgées, ils ne vous ont rien demandé. Vous êtes donc prié d’agir en conséquence.

Le premier, face à elle, le comptoir comme seul obstacle entre eux-deux, d’abord surpris, afficha un sourire carnassier.

— Ah oui ! Et sinon ?

Deux autres, à la gauche de celui qui devait être leur chef, se rapprochèrent. Elle ne voyait pas bien la pièce à droite, ce fichu pilier plus large que trois hommes ! Sûr qu’il y en avait au moins un par là. Au bruit, ça remuait, dans le coin. La preuve en était du manga qui vola par-dessus un rayonnage. L’enfoiré saccageait le coin BD, le plus apprécié des étudiants, et pas que ! Si Mylène pouvait voir ce qu’ils ont fait de ses magazines…

— Sinon chers clients, je vous demanderai de sortir. Si cette boutique ne vous convient pas, vous êtes libres d’aller voir ailleurs.

Il rit.

— Bien sûr, ma chère ! Comme il vous plaira ! En attendant…

Il pointa son arme droit sur elle…

— Lâche ton bâton et va rejoindre les autres bien sagement. Et tout se passera bien pour toi.

Elle joua les ingénues.

— Mon bâton ?… Ah, vous voulez parler de ça.

Elle leva ce qu’elle tenait à la main, moitié caché par le comptoir pour son premier interlocuteur. Elle en profita pour vérifier la configuration des lieux. La porte arrière était sur sa gauche, entre elle et le comptoir, au fond d’un couloir, invisible également du point de vue des agresseurs. Comme elle s’en doutait, ils ne l’avaient donc pas encore repérée.

— Ce n’est qu’une travée de soutien pour nos étagères, rien de plus… Je venais juste faire une petite réparation.

Elle fit mine de le poser.

— Franchement, comprenez ma surprise devant ce triste spectacle…

Une présence à sa droite. Elle ne réfléchit pas, prit son bâton improvisé à deux mains, appréciant la froideur du métal, et se rua pointe en avant sur son assaillant, en même temps que lui. Ils se rencontrèrent violemment, cachés par le pilier pour les autres, se percutèrent. L’objet ralentit brutalement, glissant entre ses doigts, mais pas trop, fort heureusement, puis finir par arrêter sa course. L’homme la regardait fixement, les yeux exorbités, entre surprise et douleur, avant l’apparition progressive d’un voile terne sur ses pupilles. Il laissa tomber le couteau qu’il avait dans la main. Un couteau qui lui était destiné ! Si elle était restée sans bouger…

Joli couteau de chasse ! Mais j’ai plus grand !

Elle se surprit à penser, le temps de se dire qu’on pouvait avoir de drôles d’idées à des moments bien incongrus. L’homme chuta. Elle tira pour extirper son arme improvisée de sa chair, y arriva tant bien que mal, laissant une trace de semelle sur sa veste.

Elle avait frappé du côté où la vis de fixation ressortait encore. Elle garda les yeux rivés sur le bout ensanglanté, fascinée par la coulée contrastée.

L’ai-je donc tué ?… Serait-ce si facile ?

Elle se baissa pour prendre le couteau. Au même moment, un autre surgit, la surprenant encore à cause de ces foutus piliers. Il l’insulta copieusement au passage, solidaire de feu son comparse. Elle tenta de se défendre par un ample mouvement de la barre. Bien maladroit, hélas. D’une main, elle ne parvint qu’à tirer une bonne face goguenarde de son adversaire. Sans aucune peine, il repoussa cette attaque sensée lui fracasser le crâne et son bâton improvisé fracassa le carrelage. Alors qu’il s’approchait dangereusement, par réflexe, elle lança la lame qu’elle avait gardée dans son autre main, crispée sous la tension. Le sang coula à nouveau. Le type s’écroula à genou, puis face contre terre, assez lentement pour qu’elle puisse faire un pas de côté, trop écœurée à l’idée de le recevoir sur elle.

Complètement sidérée du résultat, mais aussi de la vitesse à laquelle tout cela s’était passé, elle peina à se reconnecter au présent.

Non ? Là c’est du bol. Pas possible, j’ai jamais fait ça avant ! Il était pas loin mais quand même !

Un coup de pétarade.

— Eh qu’est-c’tu fous !… P’tain !… Sors de là ou je les tue !

À cette phrase accompagnée de protestations et de gémissements plaintifs, debout devant les corps inanimés, tête baissée, elle ferma les yeux.

Eh merde !

Elle prit une grande inspiration, s’avança lentement, passa brièvement sa tête de derrière le pilier pour visualiser le contexte. Son premier interlocuteur s’était lui aussi tourné pour l’attendre. Elle le soupçonnait d’être le leader de ce groupe de bras cassés. Comme elle s’y attendait, il menaçait quelqu’un. Une des filles de la boutique était agenouillée à ses pieds, l’arme dirigée vers sa tempe. Les autres, ses collègues et des clients, des gens qui étaient venus profiter du lieu pour se détendre, avaient été rassemblés plus en arrière, et se tenaient blottis les uns contre les autres, par petits paquets apeurés, recroquevillés au sol, tapis contre les murs ou sous des tables. Elle en connaissait certains, d’autres non, mais qu’importe. Ils étaient visés aussi.

Pour le moment, et étrangement, trouvait-elle, ils étaient tous encore vivants.

Pour le moment…

Ce fameux mythe qui prétend que le temps ralentit, oui, elle pouvait le dire maintenant, qu’il était vrai.

Elle crut sentir un courant d’air froid venant de l’arrière.

Bon signe. Mais c’est pas encore fini, ma grande. Il va falloir que tu les amuses encore un peu.

— Eh bien, quel vieux cliché ! Une simple femme comme moi vous ferait-elle peur ?

Mon gars, j’espère t’énerver autant que tu m’énerves…

— Salope ! T’as planté mon pote !

— Ben oui, bien sûr, c’est moi la salope… Je vous signale que c’est moi qu’il voulait planter.

C’était le moment de tester le fruit de ces petits délires entre collègues. Il lui restait un cutter et les fléchettes qu’elle avait trouvées à l’étage, puis enfoncées à l’abri des regards dans les poches arrières de son jean. Elle cala deux flèches dans chaque main, s’élança, tenta de passer rapidement l’espace entre le pilier et l’alcôve donnant sur l’avant. Au passage, elle se pressa comme elle ne l’avait jamais fait auparavant et fit voler les pointes métalliques jusqu’au gars, jouant plus sur la vitesse entre chaque impulsion que sur la visée. Il cria de douleur. Mais il avait fait feu de son côté. Les balles mordirent, l’atteignirent à gauche, bras et épaule. Elle alla cogner le mur. Si elle avait été moins vite…

La douleur la saisit. Sur fond de clameurs effarées, le monde tourna blanc un temps indéterminé. Elle s’accrocha, étourdie, pensa avec étonnement parvenir à rester plus ou moins debout en poussant sur ses jambes, quoique un peu chancelante et le décor parvenant à son cerveau plus très cohérent. Il lui fallut forcer pour faire à nouveau rentrer de l’air dans ses poumons, comme s’ils avaient oublié comment fonctionner.

N’y avait-il pas une ombre devant elle ?

— Vous emmerdez pas, j’crois qu’elle a son compte.

— Ah ! Tu te décides enfin à te bouger ! Qu’est-ce que tu glandais, merde ?

— Ben tu m’as dit de surtout pas quitter la fenêtre pour vérifier qu’y avait personne qui venait !… Pis c’est qu’une fille, il fallait pas les abîmer les filles ?

Tara perçu ce petit échange du fond de sa conscience. Elle se demanda un moment si elle perdait la tête. Mais il y avait bien un type juste là, juste un dos couleur sable du désert, épaules tombantes, comme s’il n’y avait plus rien d’intéressant par ici.

Si elle bougeait, il lui retrouvera de l’intérêt. Mais ce n’était pas dans son programme. Elle gardait espoir qu’une aide providentielle. Elle remua, sauf son bras gauche qui pendait lamentablement. La souffrance la mit en rage.

En basculant sa tête de droite et de gauche, son regard tomba sur un extincteur. Elle l’agrippa, le balança, mais se dit en même temps que cela serait en vain, trop lente pour le projeter suffisamment fort et neutraliser l’énergumène.

Un ralenti, en effet, ou était-ce ses blessures qui déformaient la réalité : le gus sembla se retourner en même temps que la masse rouge pétante volait vers lui. Elle n’aurait jamais dû l’atteindre, mais il se rua tout de même de côté pour éviter d’être atteint. Son dos percuta des étagères. Sa tête cogna sur un mauvais angle. Il tomba autant qu’il se recroquevilla sur lui-même. L’extincteur éjecta sa bave blanchâtre. Il fut pris d’une crise de gigotage frénétique, comme pour se débarrasser d’une armada de fourmis ayant entrepris de grimper sur lui, cognant encore au passage les rayonnages avec son corps. De gros pavés de cinq-cent pages se mirent à la partie, chutant sur lui, ses épaules, sa nuque, son crâne. Le poids de la culture, et dans le bon angle en plus ! Sûrement pas mort, mais bien sonné.

— C’est quoi ce bordel ? Tu t’en occupes et c’est tout… Quel con, j’te…

Pour sûr, ce pauvre gaillard n’avait pas l’air d’avoir inventé la poudre. Il avait plus l’air d’un ado paumé qu’on avait sorti du fond de sa chambre et qu’on avait déguisé pour carnaval. Il a fallu qu’il finisse assommé pour enfin lâcher son portable, d’ailleurs. Pas motivé pour un sou, en fait, se dit-elle, mais pour les autres…

Ça pétaradait sec dehors.

Tara estima n’avoir d’autre choix que de lancer les paris. Elle revint faire face au chefaillon de service et les quelques comparses qu’il lui restait. Tentant de rester droite, un semblant de dignité malgré le pull plaqué de sang plus que de sueur, elle les toisa.

— Ça fait… MAL !

Temps suspendu. Trois respirations. Elle le vit arracher une fléchette de sa main ensanglantée, l’arme pendant mollement au bout de sa bandoulière, apprécia la traînée rougeâtre sur son joli costume de carnaval.

Au moins une qui a fait mouche…

Cesse de lambiner ! La douleur te brouille les yeux.

— Bon. Reprenons cette conversation. Alors, dites-moi, j’espère que vous avez au moins une raison valable pour faire tout ce chambard !

— Si c’est toi qui diriges ce bouge, sache que oui, on profite du bordel pour remettre un peu d’ordre.

— De l’ordre ! Chacun son point de vue. Et pour le bouge, c’est un terme un peu fort pour un simple salon de thé amélioré. Vous ne croyez pas ?

— Tout cet alcool, ces livres qui racontent des mensonges… Tout ce qui vient des faux croyants et des païens n’est que dépravation !

— Wow ! Tu la sors d’où celle-là ? Dis-moi de quel film, que je ne le regarde surtout pas ! Et puis, c’est vrai, c’est bien connu : les livres, ça rend les gens dangereux…

Ces paroles lui étaient tellement sidérantes, surréalistes, qu’elle eut vraiment envie de rire.

— Tais-toi, infidèle ! Tu vas pas te foutre de notre gueule longtemps, crois-moi ! Ceux qui servent un faux dieu, on leur laisse pas la parole.

Interloquée, elle lui demanda :

— Un faux dieu ? J’ai une tête à servir un dieu ?

— Ne te moque pas de moi ! Je sais ce qu’il y a au bout de la chaîne autour de ton cou. Ça sert à rien de le cacher sous ton vêtement ! rétorqua leur chef.

— Ah oui, vraiment ! Tu penses que c’est quoi ? Une croix ? Pour toi, une femme blanche ne peut porter que ça autour du cou, c’est ça ? Eh, coco, on a changé de millénaire, ça fait un sacré bail que les bonnes femmes, elles ont d’autres choix de breloque que ça… Non mais franchement, ce cliché venant d’une caricature ambulante… Tu t’es vu ? C’est celui qui porte un foulard sur la tête et cache à moitié ses traits derrière une jolie barbe blonde, même pas le courage de montrer sa face, qui me traite d’infidèle ! D’autres que toi ont déjà utilisé ce discours. Change de disque !

— Je l’ai !

Tara n’eut pas le temps d’identifier celui qui venait de sortir cette répartie. On la percuta. Elle se retrouva propulsée contre le mur. Des coups plurent aussitôt, l’entraînant dans une valse de droite et de gauche, le sol, un pied dans le flanc. Le souffle coupé, moitié sonnée, elle ne put qu’encaisser.

Impossible de savoir d’où il sortait celui-là. Ou alors il s’est faufilé pendant qu’elle parlait, usant du même stratagème qu’elle.

Râlant, grognant, elle se força à réagir aussitôt, essaya de se relever malgré la douleur, cracha le sang encombrant sa bouche et poussa de son bras valide. Il l’attrapa par le pull, l’étrangla à moitié, la souleva, vulgaire paquet. Il cessa de jouer avec elle, la bloqua contre le mur, un bras sous sa gorge, la menaça d’un couteau du même modèle que son partenaire de son autre main. Le monde se stabilisa, reprit forme.

Tout le monde avait l’air de profiter du spectacle.

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