18 – L’amour est démon

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Quelques jours plus tard, dans la nuit, alors que tous étaient rentrés et installés, Mahdi arriva à la salle d’entraînement. Avait-il été attiré par le bruit ?

Toujours est-il que Tara s’y trouvait. Elle était là, entièrement nue, cheveux lâchés, luisante sous l’effort qu’elle fournissait à la lueur des lampes. Des mannequins postiches subissaient les assauts de son bâton, qu’elle assenait avec force et ténacité, dans un sens puis dans l’autre. Elle finit par s’arrêter, lui jetant un regarde de biais.

— Désolée, je ne trouvais pas le sommeil. Je sais que cela gâche de l’énergie, mais j’en avais vraiment besoin.

— Je vois ça.

— Tu devrais aller… Han !… te reposer, dit-elle en reprenant, lui tournant le dos.

Il ne bougea pas.

— Tu es belle.

— Hein ?

Elle s’interrompit net, se tournant à demi vers lui.

— Tu délires. Je réitère ma suggestion.

— J’ai envie de toi.

Elle pencha la tête, se relâchant un peu, ne tenant plus son arme qu’à une main, pointe vers le bas.

— Je vois ça, dit-elle d’un ton ironique. Mais ce serait une erreur.

— Pourquoi ?

— Pas après tout ça…

Elle lui faisait face, toujours l’arme à la main.

— C’est quoi cette humanité qui terrorise et massacre sans raison, qui tue ses enfants, sa propre descendance ? Mahdi, si tu veux que je tienne mon serment, cesse de venir me trouver. Je crois avoir compris ce que tu cherches, mais je ne pourrais jamais te le donner. Tu ne m’amuses plus. Je sens que cela contredit la voie que tu voulais que je suive, la voie que j’ai choisie et pour laquelle tu m’as forgé.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Si, c’est une mauvaise idée. Laisse-moi faire comme je l’entends. Je n’en serai que plus efficace, plus forte.

Silence.

— Tu es déjà si loin…

Elle ne comprenait toujours pas ce qu’il entendait par là, et ne voulait pas perdre son temps à le savoir. Elle l’ignora, posa son bâton contre une des cibles, se baissa pour attraper une serviette, entreprit d’essuyer la sueur sur son visage et le haut de son corps.

Tout à coup, il fut devant elle. Le lion tatoué se trouvait à quelques centimètres de son visage. Son corps, son ventre, réagirent malgré elle.

Elle entendit sa voix près de son oreille.

— Le dragon… Il te consume…

Cette voix… Elle s’imprégna en elle. Elle ne put réprimer un frisson.

— N’est-ce pas ce que tu voulais ? C’est toi qui l’as gravé sur ma peau.

— Je n’ai fait que révéler ce qui était déjà là.

La main du roi s’engouffra dans ses cheveux et vint prendre sa nuque. En levant les yeux vers lui, elle croisa son regard.

Je vois.

Le lion était là.

Face à lui, impossible de résister. Son corps répondait pour elle.

Elle se sentit basculer en arrière, son corps s’ouvrir, s’écarteler pour lui, et elle laissa le lion boire sa sueur, manger son corps, et la prendre là, à même le sol, gardant la patte du dragon dans sa gueule.

Après tout, prends ce qu’il te donne. Il arrivera peut-être à apaiser le dragon qui s’ébroue en toi.

Il s’était soulevé avec peine, encore essoufflé, avait basculé de côté. Au passage, sa main avait caressé le haut de son torse, entre sa poitrine et son cou, geste étrange, difficile à interpréter.

— Pardonne-moi. Je n’aurais jamais dû te forcer…

— Tu crois vraiment que… Quelle arrogance ! se gaussa-t-elle. Comme si j’étais du genre à me laisser faire sans réagir. Même venant de toi…

Elle l’entendit soupirer.

— Tu ne viens pas ? D’habitude, tu aimes t’affaler sur moi.

En guise de réponse, elle se rappela s’être repliée sur elle-même, se pelotonnant sur le côté, lui tournant le dos. Puis était-ce lui volontairement, ou l’un ou l’autre par instinct dans le sommeil ? Toujours est-il que quand elle se réveilla un moment plus tard, ils étaient dos contre dos. Elle ne savait quand, il avait calé sa tête sous son tas de vêtement.

On dit que c’est là qu’il eut la vision du tatouage que Tara arbora ensuite sur sa poitrine, au-dessus de ses seins. Lorsqu’il vint quelques jours plus tard lui montrer le modèle, elle repensa à ce moment. Depuis, le lion et le dragon luttent dos à dos sur son torse, leurs reins laissant un espace suffisant pour son pendentif, à égalité face à tous leurs ennemis.

Au coin d’une rue, ils tombèrent nez à nez. Qui reconnu l’autre en premier ?

— Pas possible ! Tu vois ce que je vois ?

— Mais oui ! C’est eux ! Ou sinon, ceux-là feraient mieux de changer de look.

Aussi surpris les uns que les autres, il fallut deux secondes avant qu’ils se décident à mettre la main sur leurs armes. Les combinaisons noires les avaient sortis les premiers. Cela arrangeait Tara. Surtout qu’ils embarquaient des personnes qui ne semblaient pas très en joie de les suivre. Certes, ils ne portaient pas de chaînes, mais leurs visages affichaient une résignation fatiguée.

— Dégagez ! On est arrivé les premiers, menaça une des combis noires.

Comme si c’était un jeu. Comme si ces humains en étaient la mise à emporter. Inutile de demander à ses compagnons s’il fallait éclaircir la situation. Voilà qu’ils fournissaient un argument supplémentaire pour satisfaire son dragon, alors qu’il s’ébrouait furieusement, pressé de passer à l’action.

— Qu’est-ce que tu attends ?

Avant même que Yahel ait terminé sa question, un des hommes en noir arborait déjà une fleur sur le front. Ils s’éparpillèrent en ripostant, en se défendant. Alors que Simon et Yacine dirigeaient les gens à l’abri, avec les autres membres de l’équipe, elle les pourchassa sans relâche. On ne l’arrêta plus. Même le second souffle passé, même alors qu’elle n’avait plus de balles, âme enragée, elle chercha encore, traqua, fouilla sans relâche le moindre ennemi trop lâche pour oser lui faire face, les débusquant au dernier moment, usant de ses lames sans le moindre temps latent. Cela faisait un moment déjà qu’elle n’avait plus rien à se mettre sous la dent, lorsqu’une silhouette se présenta. Mais elle retint son geste, retroussant son nez de frustration.

Quand se décidera-t-il à mettre autre chose qu’un T-shirt noir ?

— Tu n’as pas entendu Yahel ? C’est terminé, tu les as sauvés. Grâce à toi, ces gens sont avec nous, en sécurité.

Silence.

Elle n’avait pas bougé d’un pouce, toujours concentrée sur lui.

— Tu voulais vérifier… Au cas où… C’est ça ?

Elle souffla un coup, ses narines remuèrent. Elle abaissa sa main, son couteau toujours serré dans son poing, balaya l’horizon du regard.

— Tara, redescends… Reviens parmi nous…

Il lui tendit la main. Elle l’ignora, lui jetant à peine un regard. Il abaissa son bras, hocha la tête, patienta encore avant de reprendre le chemin du départ. Elle rangea sa lame, le suivit à quelques pas de distance. Yahel les attendait sur le seuil du camion de contrôle. Il lui dit que tout allait bien, qu’il devait voir un dernier détail avec elle, l’entraîna un peu plus loin. Tara en profita pour foncer au petit bras mort voisin et s’y plonger de la tête au pied. Yahel la retrouva assise en boule sur leur vieux canapé, emballée dans la couverture de son duvet, les cheveux encore trempés. Elle la laissa s’exclamer devant son état, répondit à son exigence de vérifier qu’elle ne cachait rien, pas la moindre blessure, pas le moindre bleu trop méchant.

— Laisse-moi t’aider, tu dois être crevée, lui dit-elle.

Tara ne la contredit pas, estimant parfait si c’était là sa conclusion à son mutisme, se demandant jusque quand tiendrait ce genre d’illusion. Pour Yahel, elle sourit.

Elle l’aida à renfiler des vêtements secs, puis la recoiffa, reconstituant sa natte.

— Voilà ! C’est pas mieux comme ça ?

Son amie colla son front contre le sien, assurant et se rassurant que tout allait bien, apaisant par la même occasion le tourbillon inassouvi dans l’âme de Tara.

L’homme pleurait à côté de deux femmes endormies. Du moins, c’est ce qu’on pourrait croire au premier regard. Mais même sans son œil, Tara pouvait aisément dire de leur sommeil qu’il serait éternel.

— Allez-y, tuez-moi… Je le mérite…

Elles étaient allongées à même le sol du garage, lui à genoux à leur côté, leur caressant le visage. Autour d’eux, plus personne depuis un moment.

Ils étaient dans le souterrain d’une résidence privée. Ce qui était autrefois une succession de places de parking béantes s’était transformée au fil du temps et des propriétaires. Des parois de béton, de métal ou de bois avaient poussé. Là, la place était entourée de simples grilles en fer forgé. C’est tout ce qui séparait Tara de cet étrange trio. Elle avait été intriguée par celui-ci, restant hermétiquement clos, alors qu’une lumière révélait une présence potentielle. Elle s’y était avancée avec prudence. Elle l’observait depuis un moment déjà, quand il s’était décidé jeter un vague coup d’œil vers elle, puis à prononcer ces mots fatidiques.

— Pourquoi ferais-je cela ?

— Allez-y. Qu’attendez-vous ? Vous avez ce qu’il faut. Moi… je n’y arrive pas…

— Pourquoi ?

Elle essayait de comprendre. Elle avait bien vu l’arme à côté de lui, la porte aux épais barreaux fermée entre eux-deux, la clé au milieu du hall, mais cela n’avait rien de logique.

— Je… Je les ai… J’ai cru… On a cru que… Vous veniez nous faire du mal. On a trouvé cet abri il y a quelques jours. Ma femme et moi, on a entendu les moteurs, puis des cris. J’ai couru voir et j’ai vu toutes ces armes et ces logos étranges… J’ai cru… J’ai cru que c’était eux, ces barbares qui ont attaqué notre groupe qui nous avaient retrouvés ! Eux aussi avaient des têtes d’animaux partout, tatoués sur leur peau, sur leurs vêtements. Si vous aviez vu ce qu’ils leur ont fait ! Nous, on a réussi à les fuir, mais si jamais ils nous rattrapaient… On s’était mis d’accord. Elles ne voulaient pas subir le même sort, et moi non plus… On voulait mourir dignement… Mais je suis trop lâche…

— Qu’est-ce qu’il dit ? lui demanda Yahel dans son oreille. Pourquoi tu le fais pas sortir ?

— Attends, s’il te plaît, chuchota-t-elle. Ces sigles, c’était les mêmes que ça ? Avec un lion au centre ?… Répondez-moi, insista-t-elle.

— Non, je… J’ai vu des dessins et… Vous ne comprenez pas ! s’écria-t-il en tournant enfin son visage vers elle. Je me suis trompé ! J’ai eu peur et… Mon dieu, qu’est-ce que j’ai fais ?, implora-t-il, moitié horrifié, moitié écœuré.

Silence.

— Vous pouvez sortir, si vous le voulez. Je peux vous donner la clé…

— Non ! s’écria-t-il, effaré, tendant une main, comme pour l’arrêter, alors qu’elle avait à peine esquissé le mouvement d’aller la récupérer. Tuez-moi, ou sinon, laissez-moi crever ici en paix, avec les miens.

Puis son visage se décomposa, les larmes redoublèrent.

— Je vous en prie… Ma femme, ma fille… Je ne le supporterais pas…

Coupable de leur avoir donné la mort, à sa propre famille, pour leur éviter une mort encore plus horrible. Répondre à sa demande, ce serait quoi ? Un acte de pitié ? Pour abréger ses souffrances ? Ne valait-il pas mieux le condamner à vivre, à subir jusqu’à la fin de ses jours le poids de son erreur ?

Elle se sentit lasse, tout à coup.

— Yahel, je vais couper le communicateur. Puis… Soit tu éteins l’écran quelques minutes, soit je ferme mon œil.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? J’ai rien compris. Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Ne t’inquiète pas. Ma sécurité n’est en rien compromise. Je veux juste que tu ne voies pas ce qui va se passer dans les prochaines minutes.

— Tara !

— Yahel. Tu n’as pas à voir tout ce que je fais. Tu n’as pas à tout savoir. Tu n’as pas besoin de savoir. Je ne veux pas.

Non. Je ne veux pas que tu voies tout ce dont je suis capable. Je veux que tu gardes au maximum l’image que tu as de moi. Pas celle d’une meurtrière de sang froid. Je sais que tu t’en doutes, tu en as déjà vu beaucoup. Trop à mon goût. Tu as même déjà donné de ta personne avant mon arrivée. Si je peux t’épargner…

— Tu ne veux vraiment pas attendre les autres ? se décida à réagir Yahel, après avoir digéré cet impératif. Ça a l’air délicat…

— Inutile. Je sais ce que j’ai à faire… Je t’en prie… éteins… ajouta-t-elle doucement. Je te retrouverai au bar dans quelques minutes.

— Hein ? Que…

Tara n’entendit pas le reste. Elle avait ôté son oreillette. Et avec le chiffon qu’elle utilisait parfois pour essuyer ses lames, elle improvisa un bandeau, qu’elle cala sur son œil. Elle n’était pas sûre de garder le contrôle, de pouvoir le conserver hermétiquement clos. Si jamais elle n’avait pas été écoutée…

Durant ce laps de temps, Yahel comprit où Tara lui avait donné rendez-vous. Un peu plus haut dans la même rue que la résidence, ils étaient passés devant un bar abandonné, étonnamment pas trop pillé, avaient blagué en se disant que cela serait sympa de s’y retrouver. À son arrivée, des verres propres n’attendaient qu’elles sur le comptoir, Tara s’affairant derrière.

— Ma’ame, qu’est-ce que j’vous sers ?

— J’sais pas… Vous avez quoi, comme bière ? demanda-t-elle en se prenant au jeu, s’installant sur un des tabourets.

— Attends, j’ai mieux. Goûte-moi ça.

Yahel sirota une gorgée du liquide transparent qu’elle lui avait versé à l’instant.

— Oh bon sang ! Un bon vieux schnaps ?

— Ouaip, du pur prune. Tu en veux à la mirabelle ?

— Comment ils peuvent avoir encore ça ici ? Ils savent pas ce qui est bon, ces pilleurs.

Tara la rejoignit, s’installa à côté, et elles dégustèrent leur breuvage comme autrefois.

— Ça va, toi ? lui demanda tout de même Yahel.

— Oui.

— Tu veux en parler ?

— Non.

Tout était dit.

Tara la laissa poser sa tête sur son épaule, s’y accrocher en fermant les yeux. Plus tard, Simon apparu, les rejoignit, servit la tournée suivante, d’autant plus qu’il était suivi de peu par Erwan, Mathilde, Florian, et d’autres encore.

À peine rentrés au village, à la première occasion, Tara fila passer quelques heures dans la forêt.

Quand ils tombèrent sur un groupe arborant des dragons ailés et des scarabées, les surprenant en plein saccage d’un petit camp abritant quelques âmes égarées, elle tendit le doigt vers eux.

— Eux, là, y en a qui pourrait les confondre avec nous.

La messe était dite.

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