17 – Nous ne tuons pas ceux que nous aimons

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Ce fut au cœur de l’été, une journée somme toute banale, une mission ne laissant rien présager de différent, pouvait-elle penser ironiquement. Ils étaient dans une petite ville à une sacrée distance à l’ouest de leur communauté, une des premières fois où ils allaient aussi loin dans cette direction. En observant à distance, ils virent des gens vaquer autour d’habitations misérables, faites de bric et de broc, au pied de bâtiments qui auraient pourtant pu les accueillir.

Dans certaines villes qu’ils avaient ainsi visité, au fur et à mesure du temps, la tendance allait vers des personnes s’étant regroupées, organisées, présentant une certaine stabilité. Inutile alors de les déplacer, et seuls des liens d’échange et d’entraide s’instauraient avec les groupes volontaires. Là, quelque chose clochait. Certains s’occupaient d’un jardin, ou d’un champ sur les contours extérieurs. D’autres jouaient le rôle d’artisan en fabriquant des objets utiles pour le quotidien. Mais l’ambiance…

Ils rapprochèrent leur convoi de manière à être visible par ces gens. Cela créa un mouvement de panique, ce qui n’avait rien de surprenant en soi. Les premiers se mirent à courir, prévenant les autres jusqu’à faire rentrer les plus fragiles, les vieux, femmes et enfants dans les masures. Ah non, pas seulement. Ils y allèrent tous.

L’équipe de Simon s’avança en première ligne, armes et fusils à la main, position de combat. Ils se placèrent près des habitations de pierre, plus inquiétantes quant aux dangers pouvant s’y cacher. Une seconde unité s’avança vers les cahutes, armés aussi, mais en position basse, encadrant Mahdi.

Tara scrutait tous les bâtiments devant eux, chaque fenêtre, chaque interstice, jusqu’aux toits.

— Non, c’est sûr, il y a du monde là-dedans. On nous observe. Tu vois ça ?

— Oui, et pas qu’un peu, répondit Yahel dans son oreille.

Ils commencèrent à s’échanger les positions de ces potentiels ennemis.

— Pour le moment, ils n’attaquent pas, remarqua Simon, un peu plus en avant que Tara. Mais restez tous sur vos gardes.

C’est là qu’une autre info venant du groupe de Mahdi leur parvint.

— C’est étrange, ils s’obstinent à ne pas vouloir sortir.

— Allez-vous-en ! entendirent-ils crier une voix affolée et en colère derrière, alors que Mahdi leur parlait directement.

Un tel rejet unanime était rare.

Du mouvement sur les toits, en face de Tara. Plusieurs individus armés, mais qui n’attaquaient toujours pas, observant en silence autant les dragons que les masures.

— C’est moi, ou…

— Non Tara, tu as bien vu. Ils sont tous habillés pareils, lui répondit Simon.

Un même vêtement, une sorte de combinaison noire.

— Je n’aime pas ça, lui dit-elle en lui jetant un œil. Il secoua la tête en pinçant les lèvres pour confirmer qu’il pensait la même chose.

Tara entendit un bruit venant de sa gauche, puis un cri, une exclamation.

— C’est eux ! C’est elle !

Une petite fille qui courait vers elle, bras en avant.

— C’est elle, regardez ! Le soldat avec le dragon !

Instant suspendu où elle ne vit que cette petite fille illuminée par le soleil du matin, dans sa robe autrefois blanche, ses cheveux batifolant sauvagement au gré de sa course.

— Venez voir ! Le soldat dragon ! Le soldat dragon !

Un bruit sec, une détonation, reconnut-elle, venant interrompre le charme. Une balle fila, faucha une vie, papillon éphémère qui s’écroula face contre terre, l’étonnement sur son visage peinant à effacer son exaltation avant que la mort fige ses traits. La détonation suivante fusa de l’arme de Tara, qui atteignit l’individu coupable du crime de cette enfant, perché là-haut, se croyant à l’abri sur son toit, libre d’agir en toute impunité. Pas selon la loi de Tara.

Tout cela le temps d’une respiration ? Un instant d’éternité, crut-elle plutôt, l’image de cette fillette lui restant gravée à la surface de son cerveau.

Et la débandade commença.

Cela tirait autant du toit que des fenêtres, inondant l’équipe de Simon et les bicoques, alors que certains habitants s’étaient finalement décidé à sortir, attirés par les appels de l’enfant.

— Protégez le roi ! Mahdi, reviens ! criait Yahel, peinant à cacher son affolement.

Pendant ce temps, Simon, Tara et les autres s’efforçaient de rester en mouvement pour éviter de se faire faucher à leur tour, tout en tentant de nettoyer la place. Ils parvinrent à en faire tomber du toit. Pour les autres, tapis à l’intérieur, c’était plus difficile. Tara ne cilla pas, étouffa juste un râle lorsqu’une balle atteignit son épaule, heureusement protégée par le gilet. Elle fixait les cibles noires face à elle.

— Tuez-moi tout ça.

Et ces mots qu’elle avait sortis spontanément, assenés d’une voix rauque, sinistre, eurent leur effet. Tous ceux de son unité, même Simon, leur chef, se ruèrent à l’intérieur comme un seul corps, se partageant les différents accès. Elle les suivit d’un pas décidé, implacable, tirant encore un peu, puis arrivée sur le seuil, échangea son pistolet contre son bâton de combat. Une inspiration, amenant un sourire noir sur ses lèvres, et elle s’élança à son tour.

Tout ne fut plus que bruit et fureur. Elle partit en chasse à travers les couloirs et les pièces sombres, sans se déconcentrer, malgré les autres combats qu’elle entendait, habituée à cette procédure. Tâche plus aisée aujourd’hui, devant l’absence de “civils”. Le groupe défensif était également à l’œuvre, protégeant comme ils pouvaient la population extérieure et Mahdi, en attendant l’élimination du gros de la menace, et l’approche des camions pour mettre ces pauvres gens en sécurité.

— Vous n’avez plus le choix, vous ne pouvez pas rester là ! entendit Tara venant d’un des dragons de défense, alors qu’avec les siens, elle continuait à les traquer.

Le dragon en elle prit plaisir à trancher ces vies, jouant à la fois son rôle de juge et de bourreau. Trois ou quatre étages, des vies fauchées qu’elle ne compta pas, quand elle arriva enfin sur le toit, en nage, essoufflée, souillée de sang, mais toujours d’attaque, car elle constata qu’il y avait encore du travail. Elle rendit coup pour coup, voulant leur faire mal, mais vite pour ne pas se faire submerger, n’hésitant pas à définitivement les neutraliser s’il le fallait. Rien de tel qu’un travail rapide et efficace. Et lorsqu’elle pensa avoir assené le dernier coup fatal, elle s’arrêta un instant, visage vers le soleil, reprenant son souffle, mais ne lâchant pas son arme, se préparant à redescendre pour s’atteler à la suite de sa tâche.

Elle fut plus attentive à ce qui se passait autour et aux infos lui parvenant. D’autres de ses compatriotes sortirent des trappes voisines, arrivèrent à son niveau. Simon, Erwan… Elle leva son bâton rougit par le sang, droit à la verticale, en signe de victoire.

— On commence à évacuer, revenez ! ordonna Yahel dans son oreille.

Tara rabaissa sa main. Au lieu de revenir sur ses pas, elle s’avança jusqu’au parapet opposé, par curiosité, se demandant ce qu’il y avait de l’autre côté.

Et elle vit.

Son sourire s’effaça.

C’était clair. Cette fois-ci, ils n’avaient plus uniquement affaire à un gang de quartier, à un petit despote bien entouré, à des loups affamés, des zombies déshumanisés, ou à une bande de malades atteints de perversités, civilisation désincarnée. Tara fixait tout cela, contemplant cette multitude. Le dragon en elle devint noir, brûlant et lourd à la vue de toutes ses silhouettes vêtues de noir, si nombreuses, circulant encore de façon désorganisée, mais… Et des véhicules, nombreux et blindés, des armes… Des armes partout, petits et gros calibres, sur chaque soldat, sur chaque véhicule, fantômes d’une armée.

Fantôme, peut-être, mais des plus dangereux.

— Oh p… Tara, retour immédiat ! On se replie !

Elle l’ignora, s’imprégnant de la scène. Des silhouettes au sol la montrait du doigt, commençaient à s’avancer.

— Tara, bon sang !

— Je ne peux pas… C’est pas terminé.

— TARA !

Yahel, quasi hurlant. Mais rien à faire. Elle restait là, hypnotisée par le ballet des troupes.

— Tara ?

Simon cette fois-ci, à côté d’elle, d’un calme contrastant à la panique ambiante. Elle réagit enfin, se tourna vers lui.

— Viens, on reviendra. On ne peut pas, pour le moment.

Elle eut un tic d’agacement et de rage mêlés. Deux inspirations, puis elle finit par le suivre. Le retour se fit au pas de course. En bas, cela tirait encore. Le corps de la fillette n’avait pas bougé.

— Couvrez-moi.

Tara rangea son arme dans son harnais, s’agenouilla à côté de l’enfant, la prit doucement dans ses bras, se releva pour se diriger vers les camions restants. Yahel sortit pour la diriger. Tara déposa délicatement le petit corps avant de monter à sa suite. Dans la remorque, d’autres êtres, certains vivants, d’autres inanimés. Yahel frappa deux coups du plat de la main et alors que Tara fermait les yeux de la petite, le camion démarra en rugissant. Le reste du convoi suivit aussitôt, encadré par les motos des dragons, à l’affût au cas où ils seraient suivis.

La nuit suivante, ils préparèrent un bûcher funéraire. Une cérémonie pour ces vies fauchées alors qu’ils tentaient de les sauver. Pour les leur, tombés au combat, ils recommenceraient dès leur arrivée au village, avec les membres de leur communauté impactés par ce combat, leurs familles, leurs amis. Les blessés, eux, étaient partis immédiatement vers un camp équipé en matériel médical. De nouveaux impacts sur les engins témoignaient du chaos qu’ils avaient affronté.

Ils l’installèrent à une certaine distance du camp principal. Ils amenèrent les corps. Tara s’occupa une nouvelle fois de la fillette. De ce qu’elle avait appris, c’était une petite orpheline dont s’occupait tout le monde et personne à la fois.

— Si je comprends bien, vous n’avez pas été les seuls à avoir anticipé, osa demander Tara lorsqu’ils s’étaient réunis juste avant.

Le roi ne put le nier. Les preuves étaient là.

D’une certaine façon, ils s’étaient même mieux préparés. Cette fois-ci, on ne parlait plus de petits groupes armés de battes et de pioches. Restait à savoir combien ils étaient et jusqu’où ils étendaient leur territoire.

— Nous éviterons la zone pour le moment. Nous ne sommes pas assez nombreux.

— Mais nous risquons d’en recroiser ailleurs, ajouta-t-elle, exprimant la crainte de tous.

Elle ne croyait pas si bien dire.

Elle posa l’enfant sur les bûches de bois, puis elle alla se saisir d’une des torches enflammées. Tous attendirent, laissant le temps à ceux qui le souhaitaient de dire ou faire leurs prières aux morts, selon leurs croyances. Au signal, les porteurs des torches allèrent embraser le bûcher. Le feu enfla progressivement, puis cracha et gronda sous la faible lumière des étoiles.

Elle reprit sa place au côté du roi et de Yahel, entourée des dragons et des autres membres de leur communauté présents dans ce périple. En face, à travers le feu, il y avait les visages de ces autres gens. Tara gardait les yeux rivés sur l’emplacement de la fillette.

Yahel lui mis une main sur l’épaule.

— Ça va ? lui demanda-t-elle doucement.

— Moi oui, mais pas elle. Je me suis laissée distraire, et c’est elle qui en a payé le prix.

Son regard était aussi sombre que sa voix.

— Tu as compris quelque chose aujourd’hui, lui dit le roi, sur le ton d’une constatation.

— Oui. Je me dois d’être encore plus forte et déterminée, plus rapide. On aurait même dû attaquer les premiers.

— Mmh… Nous ne pouvions pas procéder comme tu le dis, pas sans savoir.

— Maintenant, on sait.

— Oui… Mais je ne parlais pas de cela. Réfléchis…

Le feu se reflétait dans son œil artificiel. Les mots de la fillette lui revinrent en tête. Elle tourna son visage vers son roi, les sourcils relevés.

— Le soldat dragon ?

Il hocha la tête.

— Oui. Elle parlait de toi. C’est toi qu’elle voulait voir. Tous comme moi, tu es devenue un symbole.

Yahel avait lâchée l’épaule de Tara, surprise par les mots de Mahdi. Il continua son explication.

— Cette enfant a réagi quand elle t’a vu toi, pas moi ni les symboles que nous arborons tous. La rumeur de ton existence, de tes exploits, s’est répandue en quelques mois seulement. Tu es devenue l’autre symbole à suivre. Même les membres de ton équipe l’ont compris.

Yahel se rappelait de la scène. Il avait suffi de trois mots de sa part pour qu’ils démarrent tous en un même mouvement, courant vers les entrées des bâtiments, avec Tara pour point central.

— Ah oui ? Et qu’est-ce que ça change ?

— Tu devras aussi probablement être plus protégée. Mais en dehors de cela, contrairement à moi, tu es un symbole plus actif.

Tara fixait le bûcher, puis regarda tous ceux qui étaient présents.

‟Pour le moment, nous ne sommes pas assez nombreux.”

Pour le moment… Jamais elle n’avait autant haï de simples mots.

Et c’est là qu’elle eut un début de réponse à la question qu’elle se posait depuis qu’elle avait traversé ce toit.

Comment faire ? Comment faire face à tout cela ? Comment faire pour que cela ne se reproduise pas ? Ces gens, alors qu’ils espéraient trouver un refuge, avaient vécu dans la peur et l’oppression, comme cela était arrivé tant de fois auparavant, et comme ils avaient souvent retrouvé depuis, mais jamais à une telle ampleur. Chaque jour, on leur faisait payer leur pauvreté. Chaque jour, ils craignaient de perdre le peu qu’ils avaient, en commettant une erreur sans le savoir, ou tout simplement en tombant sur un de leur geôlier qui, ce jour-là, aurait été dans un mauvais jour, avec un petit besoin de se défouler. D’ailleurs, qui était derrière cette organisation ? Était-ce quelqu’un d’aussi prévoyant que Mahdi, mais avec un bagage et une influence plus importante ? Un ancien politicien ? Un ancien militaire ? Un magnat de l’industrie ?

Elle s’avança, tournant autour du feu grondant comme le lion dans sa cage. Puis elle commença à parler, à clamer haut et fort, les regardant tous tour à tour, son œil artificiel brillant à la lueur des flammes.

Yahel n’avait pas réussi à la retenir. Le roi l’en avait empêché d’un geste, tout en fixant Tara, dont le tatouage ressortait plus que jamais sur son dos.

— Être les victimes ou les bourreaux. Les dévoreurs ou les dévorés…

» Ceux qui vous ont accueilli aujourd’hui aspirent à ce qu’un jour vous n’ayez plus ce choix à faire. Ce choix qui n’en est pas un. Tout ce qu’ils veulent, c’est vivre, tout simplement, vivre comme ils l’entendent, vivre libre, sereinement, et non plus dans la peur de l’autre ou dans celle du lendemain. Si vous aussi vous souhaitez ce monde, ils vous accueilleront. Allez les voir, ils vous expliqueront cela mieux que moi.

» Mais aujourd’hui, j’ai porté le corps d’un enfant lâchement assassiné sous mes yeux. Trop souvent, j’ai assisté à cela. Trop souvent, nous avons retrouvé des victimes innocentes comme cette gamine. Trop souvent, des compagnons ont été blessés ou sont mort pour défendre les autres. Tant que cette situation perdurera, j’ai choisi de rentrer dans le camp des dévoreurs pour mieux les détruire de l’intérieur.

» Certains d’entre vous, je le vois à votre regard, sont aptes à faire ce choix. Nous avons les armes. À vous de voir si vous voulez faire partie des victimes ou si vous voulez protéger les vôtres. À vous de voir si vous voulez tendre la main en criant désespérément à l’aide, ou si vous décidez d’être votre propre sauveur. Car vous l’avez tous déjà compris. Les démons ne sont pas des chimères. Ils sont parmi nous, sur cette terre. Et ils sont humains.

Elle prit son bâton, le brandit face à Mahdi.

— Mon roi, aujourd’hui, je te renouvelle mon serment. Je le jure devant tous ! Je continuerais à me battre pour toi, à tuer pour toi. Tant que des ennemis me feront face, tant que je ne les aurais pas tous éliminer, jamais je ne lâcherais mon arme. Je ne la lâcherai qu’à leur mort, à moins que la mort veuille de moi avant.

Elle rabaissait son arme, se retourna vers les autres.

— Mais je n’y arriverais pas seule. Vous tous, là aujourd’hui, vous pouvez aussi prendre les armes et vous battre. À vous de décider.

Voilà ce qu’elle dit ce jour-là. Et sans attendre de réponse, elle retourna vers les camions, prête à rentrer. Seul le silence la suivit.

Pour le moment.

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