7 – 1 Se sentir vivante

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Tara errait dans les couloirs, visage fermé, silencieuse, faisant juste un signe de tête à ceux qui la saluaient. Elle explorait chaque recoin de cette planque, différente de la première que Yahel lui avait fait découvrir. Ils n’auraient jamais pu la soigner là-bas. Chaque refuge avait ses spécificités. Et ils n’étaient pas tous souterrains, fort heureusement. Malgré l’urbanisation galopante de ces dernières décennies, il existait encore des lieux où il était possible de s’établir sans être repéré par qui que ce soit, au milieu de nulle part, sans passage humain à proximité pendant des jours, voire des semaines. Avantages de ce mode de fonctionnement : ainsi dispersées, les communautés équilibraient leur population, les rendant plus faciles à gérer, et moins fragiles, avec moins de monde à évacuer en cas de besoin. Et si l’une tombait, pas les autres.

Ce relai accueillait aussi des réfugiés, les soignaient dans la partie hôpital en cas de besoin et les gardaient en sécurité avant de les répartir dans d’autres communautés. Et elle en avait vu passer de toute sorte, des réfugiés. Jusqu’à des asiles et des maisons de retraite évacuées, des pauvres gens qu’on avait abandonnés, sans eau, sans électricité, condamnés à mourir de faim, de froid, d’absence de soin.

Sinon, c’était les porteurs du symbole du dragon qui étaient accueillis par les médics. Tara priait à chaque arrivage que Yahel ne compte pas parmi les blessés.

Elle arriva au hall servant d’aire de transit et s’installa dans un coin, bien tranquille, sur des caisses, comme à son habitude, attendant un peu d’animation. Rien d’autre à faire que penser et tenter de maîtriser ces foutus implants, ces sortes d’exosquelettes rivés à son corps. Elle serait bien sortie d’ailleurs. Rien qu’un bol d’air. Mais toujours proscrit pour le moment, et pas uniquement pour raison de santé.

Une gamine rodait dans le coin, fouinant un peu partout, curieuse. Elle la repéra.

Oh oh…

— T’es qui, toi ?

— Personne. Va jouer plus loin, tu veux bien ?

— Allez, dis ! T’es qui, toi, avec ta tête de pirate ?

Mine farouche, mains sur les hanches, la scrutant tête en biais.

— Pirate ?

— Ben oui. T’as un bandeau, comme eux, expliqua-t-elle en plaçant sa main devant son œil… Mais pas noir…

La gamine croisa les bras, réfléchit, jusqu’à ce qu’elle lève un doigt.

— T’es une gentille pirate, alors. C’est ça ?

Ah, les gosses… Comment faire pour se dépêtrer de celle-là ?

— Gentille, je sais pas, en tout cas…

Sourire en coin, elle releva la main droite, l’exposant à la vue de la petite fille.

— J’ai le crochet qui va avec.

Cri d’orfraie, alors que la gamine se sauvait en courant, se réfugiant dans les jambes d’une femme.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Hein ? Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu cries comme ça ?

La petite main tendit son doigt vers Tara.

— C’est une pirate, dit-elle à sa mère sur un ton de conspiration avant de retourner se cacher contre la cuisse maternelle.

Juste les sourcils levés ? Bravo, maman, bonne maîtrise de soi.

— Mais non, voyons. Laisse la dame tranquille… J’espère qu’elle ne vous a pas trop dérangée ?

— Non, non, pas de problème. J’ai cru un instant que c’est moi qui… Mais apparemment, je ne lui ai pas fait si peur que ça…

— Pensez-vous, avec tout ce qu’elle a vu ces derniers jours… Allez, viens ma puce. Et arrête de te sauver, comme ça.

En partant, la petite fille se retourna vers elle, lui fit un clin d’œil agrémenté d’un grand sourire.

Cette candeur enfantine eut l’effet d’un baume.

Vibration dans le sol, bruits de moteurs s’approchant, puis des lumières s’intensifiant dans le tunnel. Les divers engins se garèrent, des hommes et femmes en descendirent. D’un des camions, Mahdi sorti de la cabine avant, alla ouvrir la porte latérale et tendit la main. Une autre main saisit la sienne, et des gens les suivirent.

Elle remarqua les impacts et les traces de suif sur la carrosserie.

Elle se leva, quitta les lieux sans se montrer.

Un peu plus tard, il vint la voir dans sa chambre. Il constata le verre éclaté sur le plateau, l’assiette brisée à quelques mètres du lit, le contenu répandu sur le sol. Il la trouva dans la salle d’eau, accroupie dans la douche.

— Décidément, tu aimes me voir en pleine ablution !

Elle ne croyait pas elle-même à sa tentative d’humour. C’était flagrant, juste une piètre façon de cacher son humeur. Il avait bien vu les vêtements tachés gisant à terre. Elle lui sut gré de garder pour lui le moindre commentaire.

— Marc va finir par me haïr. Même pas foutue de faire le moindre mouvement sans avoir à serrer les dents. Ne parlons pas de manger, va falloir songer à de la vaisselle en plastique. Ou en bois, c’est plus écolo… Je m’en suis foutue partout.

Elle pinça avec sa main droite un petit bac rempli d’eau. Elle le souleva, le renversa sur elle, s’arrachant une grimace de douleur. Elle se redressa, vint s’installer sur la chaise qu’elle avait mise devant le petit lavabo, face au miroir. Elle resta ainsi un moment, nue, portant seulement une certaine chaîne autour du cou, les bras ballants, se fixant à travers la glace.

Plutôt que de la laisser ruisselante et frigorifiée, il s’empara d’une serviette, l’essuya, la frotta. Il épongea ses cheveux, donna un coup de séchoir dedans et les brossa. Il prenait son temps, comme s’il les admirait.

C’est elle qui coupa le silence.

— Ça a été dur ?

— On a eu pire. Mais ne t’occupe pas de ça pour le moment. Tu as le temps.

— En es-tu sûr ?

— Une étape après l’autre. Demain, ils terminent l’installation de ton œil artificiel. Après, tu pourras continuer à apprendre à maîtriser tout cela. Tu es la première, personne ne peut te reprocher quoi que ce soit. Et puis, ça ne fait que quelques jours.

— Je dois perdre patience avec l’âge… Non… C’est faux. Je me demande surtout… Je ne cesse d’y penser depuis l’autre jour. Tu veux que je joue les soldats, que je me batte pour les autres. Des inconnus, qui plus est. Ne trouves-tu pas que c’est perdu d’avance ?

Elle resta les yeux dans les yeux avec lui, le miroir comme intermédiaire.

— Je ne suis pas comme toi ou Yahel. Je vois les humains tellement prompts à se détruire les uns les autres, quand ce n’est pas ce qui les entoure. Comme s’ils avaient ça dans le sang. Que ce soit par des mots, des humiliations, du vol, jusqu’à ce qu’on atteigne des sommets, comme en ce moment… Tu me demandes de risquer ma vie à nouveau, encore et encore… C’est vain, une maladie incurable.

— Ils ne sont pas tous coupables.

— Je le sais très bien ! Mais pour moi, dans ce monde, le destin des faibles est de se faire dévorer. Cependant…

— Tu doutes.

— Pas vraiment, Je ne vois pas de raison de me battre pour protéger des gens que je ne connais pas. Défaut typiquement humain, je sais, j’en suis une, donc je sais de quoi je parle.

Silence.

— Et pour moi, tu le ferais ?

Une lumière dans son regard alors qu’elle fronçait les sourcils.

— Si je te le demande en mon nom, est-ce que tu te battras pour moi ? Est-ce que tu tueras pour moi ?

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