3 – Si tu meurs lorsque personne ne regarde

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En changeant de position sur son banc, elle s’aperçut que quelqu’un s’approchait. Elle reconnut une des anciennes du coffee-shop.

— Salut Mylène ! Une petite envie de revenir ?

— Hello ! Non, surtout pas. Je me plais trop là où je suis. Je passais juste pas loin et en profitais pour faire un coucou.

— Comme tu vois, ça va bien. Je prends ma pause, tranquille, au soleil. La routine…

— Tu es sûr que tout va bien, demanda-t-elle en s’asseyant à côté de Tara. En fait, les filles m’ont laissé entendre que tu étais étrange en ce moment, un peu plus distante.

Tara croisa ses jambes sous elle. Elle se rappela pourquoi Mylène ne lui manquait pas. Gentille, mais un peu accro aux cancans. Et qui pouvait aussi être fine psychologue, apte à deviner facilement les sentiments des gens. Il allait falloir faire preuve de prudence.

Elle fit mine de réfléchir.

— Mmm… Je ne vois pas trop ce qui leur fait penser ça…

— Elles s’inquiétaient juste, car tu es apparemment moins présente. Et quand tu es là, tu resterais beaucoup dans ton bureau ou dans les réserves.

— Ah mais oui, normal ! Je leur laisse la main libre plus qu’avant pour bosser, comme nous l’avons fait pour d’autres avant et comme on l’a fait pour moi. Elles sont tout à fait capables de faire tourner la boutique sans moi. Donc j’en profite un peu… Tu devrais voir ça, la relève est assurée. N’as-tu pas fait la même chose avant de partir ?

— Alors c’est ça ! Tu prépares ton propre départ !

Shit, j’en ai trop dit.

— Non, rien en vue pour le moment… Je trouve juste normal d’avoir un relai qui connaît tous les rouages du système. En cas de pépin, ça peut servir.

En affirmant cela, Tara resta les yeux rivés dans les siens, espérant ainsi accentuer l’effet de persuasion. Mais n’était-ce pas elle-même qu’elle essayait de persuader ? Toutes ces années passées dans cette boutique, le temps consacré à construire une entreprise, toute cette énergie donnée dans des projets pour améliorer le service, satisfaire les gens et assurer le rendement, car sans rendement, pas de salaire. Bien sûr aussi le plaisir des mines réjouies après la dégustation d’une bonne gourmandise, les sourires chaleureux des fidèles, ce coffee-shop devenu leur petite routine rassurante, le bon coin pour rencontrer du monde, trouver quelqu’un avec qui discuter, un être humain, au moins un, qui vous dira bonjour dans la journée. D’ailleurs, à croire qu’ils s’étaient tous donné le mot en ce moment. Plus un seul client râleur, plus un enquiquineur, comme si passer la porte de l’établissement vous faisait rentrer dans une bulle en dehors du temps et du monde.

Le comble était qu’elle retrouvait des idées grâce à tout ce qu’elle apprenait dans sa nouvelle activité parallèle, comme des recettes anti-gaspi ou avec de bons produits locaux, nouvelle mode justifiée par les plats goûteux et plus qu’appréciés. Des changements qui ravivaient sa motivation et celle de ses petites collègues. Et en parlant des filles, toutes ces femmes qu’elle avait vu défiler, souvent seules, abandonnées, un peu paumées, trop souvent leur dernier espoir de parvenir à se faire embaucher sans expérience… Des femmes dans la même situation qu’elle autrefois. Dans la continuité, elle n’avait que reproduit ce qu’une autre avait fait pour elle.

Autrefois, une porte fermée, une main tendue et les mots d’une amie l’avaient poussé vers une autre porte qui s’était ouverte pour un enfant et un départ vers une autre vie pour elle. Et oui, elle n’a pas eu la vie facile, elle a fait des choses dont elle n’était pas très fier pour assurer sa survie. Pas simple à seize ou dix-sept ans de se faire embaucher sur un travail honnête, et pas de risque de pouvoir présenter ces années de labeur aux caisses de retraite le moment venu. Un choix jamais regretté. Et voilà que Yahel l’avait retrouvé, une nouvelle fois annonciatrice d’un choix incontournable, au risque de bouleverser sa vie.

Un jour, elle a poussé une porte sans savoir qu’elle serait bonne pour elle. La porte de ce coffee-shop. Et pourtant, même une fois derrière cette porte, son esprit ne cessait de retourner au souterrain avec Yahel et les autres, le passage d’un univers à l’autre plus difficile certains jours.


***


La dernière fois, elle était restée discuter avec tout un chacun. Avec certains réfugiés aussi. De pauvres gens que des décideurs de son propre pays avaient renvoyés chez eux sans sommation. Comment des personnes ayant tout le confort souhaitable, et même largement plus que nécessaire, peuvent-ils virer des gens, sachant le danger qui les attend ? Et tout cela en usant du prétexte d’absence de papiers en règle.

Même si parfois la barrière de la langue avait limité ses échanges, certains dessins d’enfants étaient révélateurs. Parfois trop à son goût. Des femmes avaient servi de paiement en nature auprès des passeurs, si ce n’était du simple pourboire exigé arme au poing. Comment aurions-nous réagi si c’était la vie de notre enfant mise en jeu ? Une autre fut agressée par d’autres hommes du bateau, des exilés, comme elle. Et un jeune portait encore les cicatrices boursouflées des bons soins de ses maîtres sur son corps.

Ces hommes, femmes et enfants, tout aussi humains que nous, en cas de retour au pays, un pays qu’ils n’avaient parfois même pas connu pour les plus jeunes, risquaient gros : famine, emprisonnement, viol, torture, mort… Là aussi, pour justifier de ces violences sans les assumer, les attendaient des arguments d’autant plus absurdes : opinion politique, caste, ethnie, religion… Quand ce n’était pas certains de son propre pays qui étaient responsables et appuyaient sciemment ces horreurs au nom du profit.

Le vécu de ces personnes était certes difficile à appréhender pour ceux qui n’avaient connu ni grave catastrophe, ni guerre depuis plusieurs générations. Mais de là à nier !

Sans parler du mensonge.

Aucun média officiel ne parlait du destin de ces pauvres gens. Juste que tout était sous contrôle. Ils omettaient le fait que beaucoup de cas n’étaient absolument pas traités, personne du pays d’accueil ne les rencontrait pour comprendre leur situation. Ils devenaient de simples dossiers à traiter, étudiés froidement, à la va-vite, expédiés, sans une once d’humanité, avec pour seul objectif de s’en débarrasser, chez le voisin s’il le fallait, ou n’importe où ailleurs mais pas chez soi, surtout si le retour à l’envoyeur par celui-ci était refusé. Eh oui, hors de question de payer le voyage, en plus. Il ne manquerait plus que cela !

Et qu’en était-il alors de ceux dont le retour s’avérait impossible, leurs terres disparues sous les eaux, sous la lave, sous la pollution, anéanties à jamais ? Sans parler des pays en faillite…

Et nulle part il n’avait été fait mention d’un convoi attaqué par un groupuscule inconnu, convoi-charter remplis de pauvres âmes condamnées au retour. Nulle part il n’avait été dit qu’on les avait aidés à fuir…

La première fois qu’elle avait accompagné Yahel, c’était ce même jour, à peine quelques heures après.

***

Tara allait de plus en plus souvent rejoindre Yahel pour aller donner un coup de main. Dans cette planque, elle avait le sentiment d’agir enfin utile. Même si ce n’était que de petites tâches, aide aux cuisines ou gestion des stocks, elle le faisait de bon cœur. Et lorsqu’elle avait besoin de s’isoler, jamais aucun reproche ne fusait.

Toutes les deux faisaient attention à ce que leur vie “normale” ne se heurte pas à cet autre underground, ne sachant pas toujours à qui accorder confiance. Si jamais Tara récupérait Yahel, ce n’était jamais près de son boulot. Si besoin, rendez-vous était fixé dans une rue quelconque, dans une autre ville parfois, jamais au même endroit, là où il était possible de monter rapidement, voiture au stop ou au feu. Idem dans l’autre sens, ce que son côté aventureux préférait, car cela impliquait souvent une balade en moto !

Elle l’avait même taquinée sur son sigle présent sur sa moto, comme tous les autres compagnons.

— On doit vous prendre pour un club de bikers !

— Nous sommes plus mobiles avec ce genre d’engin. Et nous couvrons les autres véhicules lors de convois, lorsque nous partons en maraude.

— Cela explique le dragon entourant le lion, non ? Une forme d’escorte.

— Oui, chaque symbole montre à quelle fonction est affilié son porteur. Une sorte de corporation. Ce dragon symbolise le bras armé de notre mouvement…

Le bras armé… Une fonction parmi d’autres mais pas des moindres. Tara avait déjà deviné la signification de certains autres sigles, mais pas tous. Elle découvrit celui des ingénieurs lorsqu’elle eut la surprise un jour de voir Yahel entrer dans les cuisines avec une tête connue.

— C’est pas vrai ! Mais c’est Marc ! Ma parole, tu vas recruter tous les anciens de notre école, dit-elle à Yahel en allant saluer son ancien pote.

— Bien remarqué, dit-il. J’ai eu la même réaction que toi quand elle m’a annoncé ta présence.

Yahel les laissa à leur retrouvaille, et sortit avec un sourire d’ogre repu sur son visage. Un gentil ogre.

Avant que la porte se referme, Tara réentendit cette voix qu’elle avait déjà entendue auparavant, mais sans mettre un visage dessus, jeu de cache-cache ignoré. Une voix grave et chaude, une voix qui s’impose naturellement, remarquable. Il parlait cette fois-là dans une autre langue, mais elle appréciait de l’entendre. Elle lui donnait envie de s’installer pour l’écouter, comme si cette voix allait toujours raconter une belle histoire.

La porte refermée, elle put mettre de côté Belle voix pour se concentrer sur Marc.

Ils s’installèrent tous les deux autour d’un café. Marc lui raconta comment lui aussi essayait d’apporter des pierres à l’édifice grâce à sa formation. Il était chercheur dans le domaine de la robotique. Dans le réseau, il avait trouvé d’autres interlocuteurs, des chercheurs parfois issus d’autres domaines. Il pouvait échanger avec eux, une saine émulation, un partage inter-science provocant un bouillon d’idées nouvelles, sans problème de budget ou de blocage politique.

Si certains travaillaient pour les sujets de prime urgence qui devaient aboutir à l’autosuffisance des abris et refuges, lui étudiait un projet alliant robotique et chirurgie entre autres avec des médecins, dans l’objectif de trouver une solution aux cas de paralysie ou d’amputation.

Tara était tout ouïe quand Yahel revint dans la pièce. Cette dernière se plaça derrière elle, l’entoura de ses bras puis redressa ses mains derrière son cou. Tara eut un mouvement de recul avant de comprendre ce qui se passait.

— Tiens ! Il était temps que tu aies le tien, lui dit Yahel en terminant sa manœuvre.

Elle prit doucement l’objet dans sa paume. Il s’agissait d’un pendentif identique à celui de Yahel. Elle haussa les sourcils, ébahie.

— Les dragons ?

— Pour le moment oui.

— Mais je…

— Pas de panique, Tara. C’est parce que je suis officiellement… Comment a-t-il dit ? Ton ange-gardien.

Tara la regarda de biais, une moue moitié amusé moitié pensant “elle se moque de moi”.

— Ange-gardien !

— Non ! Ne dis rien, je te vois venir.

Quelques secondes de silence avant qu’ils éclatent de rire tous les trois. Mais Tara était tout de même flattée. C’était une marque de reconnaissance.

— Qui est-ce qui a eu cette idée ? Votre fameux roi ? Je ne l’ai même jamais rencontré, se permit de rappeler Tara.

C’était le cas. Aucune présentation officielle. Elle ne savait même pas qui était cet homme. Pas faute de l’avoir cherché, mais impossible de le distinguer parmi tous ceux qu’elle croisait à travers les couloirs de cette cache. À part ceux dont elle avait fait connaissance, seul cet autre homme, ce grand gaillard qu’elle surnommait Crinière avait marqué son esprit. Elle ne lui avait jamais parlé mais par sa stature et ses muscles bien proportionnés, difficile de le rater. Impossible que cela soit lui le roi Mahdi. Elle le trouvait chaque fois en plein travail, à s’activer avec tout le monde. Et comme il ne portait toujours que des vêtements neutres, elle en avait conclu que lui aussi avait dû arriver récemment et qu’il devait jouer les agents volants, un peu comme elle.

Elle s’était retenue de rire toute seule en le croisant un jour. Son éternel t-shirt noir ! Ne l’ayant jamais vu avec quoi que ce soi d’autre, elle avait imaginé une armoire remplie de t-shirts noirs bien alignés sur leur cintre.

Bon, lui aussi l’avait remarqué. Elle l’avait surprise plus d’une fois en train de regarder dans sa direction. Elle ne s’en était même pas formalisé, sans parvenir à expliquer pourquoi, aucune mauvaise intention apparente dans ses œillades. Ou peut-être parce qu’elle aussi louchait parfois dans sa direction !

Figée, glacée, toute bonne humeur envolée.

“Tu ne peux pas rester comme ça !”

Cette phrase, bien sûr qu’elle s’en souvient. Une phrase en écho à une autre.

“Tu resteras coucher dehors, feignasse !” avec les gémissements du petit de l’autre côté de la porte de chez elle. Son réveil en chien de fusil sur le palier le matin. Une femme devant la porte du petit pépé d’en face, son aide-ménagère. Les dents serrées pour ne pas claquer des dents devant elle. La honte de la main qui se tend pour prendre le papier où sont notés une adresse et un numéro de téléphone, avant de courir vers les escaliers pour ne pas supporter cela plus longtemps. Le visage de Yahel, quand elle l’a trouvé assise par terre, grelottante, contre le mur de leur bahut. “Tu ne peux pas rester comme ça !”. Cette phrase qui n’a pas quitté son esprit durant toutes les heures de cours. La chance de trouver le petit seul à l’appartement au retour, son silence alors qu’il lui prend la main et qu’il la laisse l’emmener, puis tout le long du chemin, et même quand cette femme le prend dans ses bras… Comme s’il avait tout compris…

— Hey, ne recommence pas, hein ! Tu m’as fait peur ce coup-là. Tout ce que je voulais, c’est que tu viennes chez nous. Cela faisait un moment déjà que j’en parlais à mes parents… Même ton petit frère, ils l’auraient accueilli.

Silence.

— Au fait, il va bien ?… Tu l’as emmené avec toi en fait, c’est ça ?

Silence.

— Tu ne veux pas en parler, c’est ça ?

Yahel ne récolta qu’un mouvement de tête à peine perceptible. Dans cette situation, elle savait qu’il était inutile d’insister. Tara ne lui dirait rien, mais quelque part, elle lui avait répondu.

— Pardonne-moi, je n’aurais pas dû… Si un jour tu veux en parler, saches que je suis là… Je comprends d’autant plus qu’il peut parfois être difficile de…

Cet autre silence sortit Tara de sa torpeur, lui rendait à nouveau le monde perceptible. Ses sens lui révélèrent une Yahel aux yeux embués, avec Marc resté discret jusqu’ici lui pressant l’épaule d’une main réconfortante. Tara l’imita, serrant la main de Yahel dans la sienne. Ainsi, une autre parole se libéra, la mort de ses parents alors qu’elle allait démarrer ses études. Le petit pécule en héritage insuffisant pour ces projets d’avenir, à compléter grâce aux économies réalisées en travaillant. Les années qui passent, interminables, dans des jobs aussi minables que leur salaire, jusqu’au jour où une petite annonce sur la toile l’amènent face à Mahdi. Elle se retrouva à participer à la construction d’un hôpital sur une île, apprenant tout en se rendant utile. Une expérience et de nombreuses rencontres qui ont changé ses projets en même temps que son regard sur le monde.

Les larmes de Yahel s’étaient asséchées. Marc avait retrouvé le sourire, il allégea encore l’atmosphère en sortant une bêtise.

— Y a que moi qui n’ai pas galéré ?

L’instant détente passé, Yahel devint solennelle.

— Tara, c’est ton tour. En portant le lion, tu seras reconnue par tous ceux des nôtres qui croiseront ta route, qu’ils soient de notre corporation ou d’une autre. Mais surtout, en cas de danger, ils viendront à ton aide.

Elle remercia Yahel et prit conscience que, en portant ce symbole son engagement se confirmait. Cela signifiait qu’ils lui faisaient confiance, qu’elle faisait désormais partie de leur groupe.

Et pour une fois depuis longtemps, elle se sentit bien. Même si son rôle actuel restait indéfini, ce qui n’était que temporaire, elle se sentait déjà à sa place.

***

Assise de côté sur son banc, une jambe repliée sous elle, face à Mylène, Tara finit par tourner son regard vers le coffee-shop derrière elles.

Sa place… Jusque-là, elle avait été ici.

Un jour, tout cela risquait de finir. Elle devra se décider à lui dire adieu. Une chose finalement très simple, un pas en avant… Mais un pas qui nécessitait une impulsion, une énergie qu’elle ne parvenait pas encore à rassembler.

Tant qu’elle se sentait en sécurité ici, elle n’arrivait pas à se décider de tout quitter. C’est son petit confort quotidien, sa routine rassurante. Comment changer, comment passer le cap ? Non, quand ? Quand faudra-t-il le faire ? N’était-ce pas cela la vraie question ?

Elle arrivait encore à associer ces deux vies. Mais l’une d’elles ne tient-elle pas du rêve ? De la folie ?

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