1 – 1 Le souvenir de nous me transperce

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Un choix…

Tu parles d’un choix !

De son banc, les yeux vers le ciel, elle écoutait les bruits de la ville. Dans l’azur floconné çà et là, strié d’un unique long panache blanc, quelques oiseaux filaient au-dessus de sa tête au son de leurs trilles et sifflements. Autour d’elle, les gens passaient leur chemin, vaquaient à leurs occupations, entraient et sortaient des maisons, des boutiques, du boulot, du métro. Certains marchaient, pas pressés ou très pressés, seuls, en duo, en trio, petits groupes riant ou ricanant, chahutant, s’ignorant généralement les uns les autres. D’autres encore, assis, accroupis, sur une terrasse, sur un muret, par terre, un agenouillé la main tendue. Cheveux blonds, bruns, noirs, gris, blancs, lisses, frisés, ondulés, crépus, cours, longs, attachés, envolés, absents. Vrombissement de moteurs, crissements de pneus, couinement de freins, klaxons, des motos, vélos, bus, voitures, camions, le tout formant un flot incessant, mouvement fluide, rouage bien huilé, parfois apparence de chaos organisé, chanceux pour les piétons aventureux.

Décor habituel en ce jour, à cette heure. Rassurant, pourrait-on dire.

Et pourtant…

***

— Alors, que décides-tu ?

L’image de Yahel lui posant cette question ne la quittait pas. Depuis des semaines, elle l’avait écoutée, suivie, pour essayer de comprendre. Ou peut-être pour se persuader qu’elle avait tort, à la recherche des arguments pour pouvoir lui répondre “Non, tu vois, nous pouvons continuer nos petites vies tranquilles, il ne se passera rien. Tu délires, hélas !”

Et pourtant les signes étaient là. Tous les signes. Plus nombreux chaque jour.

Les coups d’œils craintifs des femmes. Les pas hâtés en regardant sa montre, son écran. Les escarcelles au sol, toujours plus nombreuses, insistantes. Les notifications incessantes du portable, annonces de nouvelles, rarement bonnes, souvent suspicieuses, négatives. Les personnes parlant à un interlocuteur invisible, vociférant dans le vide. L’herbe jaune craquante des parcelles de nature programmée plus rares que les variantes de gris bitumés, les feuilles claquant le béton au vent, les fleurs et les bourdonnements absents.

Comment nier devant elle ce qu’elle-même avait déjà compris.

Tara détestait quand Yahel avait raison.


***


Assise sur son banc, les retrouvailles lui revenaient en mémoire. Cela s’était déroulé sur cette même place. Elle sortait de son boulot, un jour comme un autre, rien de remarquable, quand…

Une silhouette adossée contre un arbre.

Surtout ne pas y faire attention ! Probablement encore un compétiteur de premier ordre dans les starting blocks, un chasseur en rut guettant sa proie ! Mais quelque chose dans l’attitude attira son regard, dans la posture, cette cigarette amenée nonchalamment à la bouche, cette jambe repliée, le pied sur le tronc de l’arbre… Oui, quelque chose de familier, connu, habituel.

Rassurant.

— Salut, ma vieille !

Une voix. Sa voix. Et son visage, avec juste les cheveux un peu plus longs, mais toujours éternellement attachés en une simple queue de cheval couvrant le bas de la nuque. Le tout la projeta brutalement dans un passé troublé omit volontairement. Mais c’était le meilleur qui en réapparaissait aujourd’hui.

Yahel, amie toujours présente, soutien incontestable dans les moments difficiles, un pilier sur lequel elle avait pu s’appuyer. Puis la vie les avait séparées, elle n’avait pu faire autrement, pour sa propre sécurité, mais elle ne l’avait pas oubliée. Il y a certains individus qui vous marquent ainsi à jamais, pour votre plus grand bien, vous ayant donné sans le savoir, vous ayant apporté ce quelque chose d’indéfinissable qui vous a élevé. Une rencontre inestimable dont vous êtes sortis grandis.

Sans elle, comment tout cela aurait-il fini ? Serais-je là aujourd’hui ?

— Bon sang, merci pour le coup de vieux !

Échange de sourires malicieux entre les deux femmes, la complicité aussitôt retrouvée, jamais partie, malgré la distance, malgré l’absence.

Et en effet, ce jour-là, Yahel avait l’air de l’attendre, comme si elle savait qu’elle allait la trouver là sa vieille amie disparue depuis des années, comme prémédité à l’avance.

— Tu m’as retrouvée comment ?

— Par hasard… Hasard persistant, avoua-t-elle.

Tara ne lui en demanda pas plus.

Tout naturellement, elles décidèrent de partir s’installer quelque part pour papoter, telles le font de vieilles amies qui se retrouvent. Mais Tara se rappelait son étrange réaction à ce premier instant où elle avait reconnu Yahel contre cet arbre. Elle s’était figée intérieurement. Pressentiment ou certitude, elle ne saurait dire. Une réaction instinctive, passée aussi vite qu’elle était venue, le temps de reprendre sa respiration, mais bien présente, ancrée dans sa chair.

Est-ce une vielle amie ou un vieux fantôme que je retrouve ?

Yahel proposa de les emmener. Elles se dirigèrent là où elle s’était garée, histoire de s’éloigner du centre-ville trop chauffé, trop encombré. Au passage, elles croisèrent trois agents en tenue dissertant tranquillement de sujets ne concernant qu’eux-mêmes, puis une jeune femme, regard décidé, expression agacée, le doigt levé en réponse aux jolies boutades explicites du troupeau affalé sur les mobiliers urbains magnifiquement décrépis.

— Eux ? Ils sont là tous les jours, expliqua Tara devant l’air dubitatif de Yahel.

— Je plains leurs mères… Si elles voyaient ça…

— Tu sais bien que certaines doivent être responsable de ce résultat.

— Non, Tara, je n’ai pas oublié…

Elle ne porta pas attention à l’expression de Yahel, en parfait accord avec le ton doux amer de sa réponse. Elle était concentrée sur un des coins de la place. Des hommes s’y empoignaient, échangeaient quelques coups, jusqu’à ce que se déclarent vaincus les perdants, qui abandonnèrent leur place près de la fontaine et allèrent chercher bon coin de miséricorde plus loin.

— Eh ben, dis-moi, c’est la fête, ici !

— Pfff… Ça s’améliore pas… Trop de béton et trop d’monde ici…

Yahel l’attrapa par le bras et l’entraîna plus loin, jusqu’à un deux-roues reluisant des plus stylés.

— Tiens, un casque, dit Yahel en lui tendant l’objet.

— Wow ! Bel engin ! Alors tu l’as fait, ton permis moto, tu blaguais pas alors à l’époque.

— Ouep ! C’était mon rêve, et je l’ai fait.

— Et cool, le dessin sur les flancs. C’est le même que ton bijou. T’es fan des dragons ou des lions ? lui demanda-t-elle sur un ton amusé.

Tara n’avait pas fait plus attention que cela à la babiole, mais les deux côte à côte sautaient aux yeux. Yahel ne lui répondit pas, sûrement trop occupée à garder son attention sur son engin et sur la manière dont Tara s’installait. Pas très assurée au début, surtout du fait des slaloms imposés par la circulation urbaine, Tara écoutait scrupuleusement les quelques conseils prodigués pas sa pilote. Puis les vibrations entre ses cuisses l’impressionnèrent et l’excitèrent à la fois. Une fois sur une route de campagne oubliée, Tara laissa exploser sa joie sous l’ivresse de la vitesse.

— Accroche-toi !

— Yahoooo ! Ma vieille, ton rêve, je l’adore !

Oui, emmène-moi, emporte-moi loin !

***

Cela faisait bien quinze ans au moins, mais c’était comme si elles s’étaient quittées la veille, se retrouvant le plus simplement du monde. Il y eut bien les échanges classiques sur ce que chacune était devenue, ce qu’elle faisait dans la vie, les événements marquants, si elles se rappelaient les mêmes personnes… Le bon vieux temps. Juste le bon. Le mauvais resta dans ses tiroirs obscurs, aucune n’ayant envie de le sortir. Puis elles reprirent leur vie d’amitié tout aussi simplement qu’elles l’avaient fait dans leur jeunesse, ces deux-là étant comme programmées pour fonctionner ensemble.

Tara lui confia un double de ses clés, en toute confiance. Un matin, elle se réveilla en chien de fusil, la bouche pâteuse, perplexe sur la masse qui épousait son corps encore endormi. C’était son canapé, tout simplement.

Elle gémit devant le gros plan sur la tache de bave sur son coussin. Il était bon pour la machine, à moins de le retourner pour tricher. “Pas sortable”, qu’elle s’auto-sermonnait. En se remuant et étirant ses jambes, juste le temps de basculer un peu sur le dos, son cerveau encore embrumé se demandait ce qui faisait obstacle à son crâne. C’était la cuisse de Yahel, assise au bout de la banquette, calée entre sa tête et l’accoudoir opposé, toujours avec son éternel petit sourire tranquille. Tara resta un moment à contempler la vision de son amie, étrange à l’aune de l’angle tordu de son cou étiré.

— Tu veilles sur mon sommeil, maintenant ?

— Et toi, pourquoi t’es pas dans ton lit ?

— Je t’attendais… J’ai dû m’endormir sur le canapé…

Tara se redressa, rassembla en soufflant ses cheveux en vrac d’une main pour les repousser dans son dos.

— Oulah… J’ai dû un peu abuser, hier soir, ça n’a pas aidé, constata Tara en voyant le pack de demis rempli autant de cadavres que de prêtes à boire. Tu as de la chance, j’ai pas bu toutes les tiennes… Tu étais où, ces derniers jours ?

— S’cuse-moi. Un souci de boulot, pas prévu… Ma parole, ça ne ressemble plus à rien, constata Yahel, navrée devant un reste de tresse.

— Je sais, Déjà comme ça, j’ai toujours des mèches qui se barrent.

— Laisse-moi faire, dit-elle en prenant la masse capillaire entre ses mains.

Sans peigne, elle défit la natte, coiffa la longueur en glissant délicatement ses doigts, rattrapa le reste et rebattit la coiffure. Tara ne broncha pas, resta courbée en avant, les jambes croisées pour se stabiliser. Elle se surprit à apprécier ce moment de complicité. Personne d’autre que Yahel ne s’était occupé d’elle comme cela, de toute sa vie. Personne à blâmer, à part elle-même. Elle n’avait pas franchement provoqué les occasions. Pas son genre.

— Tu as fait un cauchemar tout à l’heure, dit Yahel avec nonchalance.

— Ah… oui, c’est vrai… Tu étais là ?

— Je suis arrivée tard dans la nuit. Je ne voulais pas te faire peur.

Yahel resta coi. En fait, son constat était une question déguisée.

— Si c’est ça qui t’inquiète… C’est rien. Ou c’est ta faute. Fallait bien une fois. Ton retour réveille des vieux démons. Le cerveau s’embrouille un temps. Ça passera.

— C’est pour ça que tu dormais sur le canapé ?

Tara tarda à répondre.

— Je vais bien.

Elle avait tourné la tête à demi pour appuyer sa réponse.

— Je vis ici, peinarde. Pas d’embrouille, pas la moindre contrainte… tranquille, sereine.

— Seule…

— Et c’est parfait comme ça. Rien à penser. Tout va bien. Après tout, j’en ai déjà assez chié dans ma vie, très tôt… Tu trouves pas ?

— Je sais…

Yahel termina son œuvre en liant la mèche restante avec l’élastique miraculeusement sauvé, et non perdu dans les méandres du canapé. Tara resta immobile, songeuse. Mais elle insista.

— Je suis bien. Je t’assure.

Silence.

— Et te rappelles-tu quand est-ce que quelqu’un t’a pris entre ses bras ? C’est arrivé quand la dernière fois ? Tu peux le dire ?

Tara prit une grande inspiration, soupira longuement, et se rallongea en boule à côté de son amie, referma les yeux.

— Baka ! Comme si j’avais besoin de ça…

Yahel la laissa dire sans réagir. Mais elle sentait le poids de son regard sur elle. Pas pour la juger. Juste une once d’inquiétude, probablement pour se rassurer, ou pour creuser, sonder, ce qu’elle devait toujours faire pour aider son amie. Pas facile de savoir quoi faire si on ignore le problème, si on vous le cache, de même que savoir qu’il en existe un. Tara était de ceux qui ne se livraient pas facilement, parmi les pires, même. Et les problèmes les plus lourds sont généralement les mieux gardés, car les plus profondément enfouis.

Un gargouillis creux résonna. Les pupilles de Tara vacillèrent de gauche et de droite. Yahel pouffa. Elle se leva en s’étirant.

— Par contre, t’as toujours faim… Bouge pas. Je te prépare le petit déjeuner. Laisse-toi dorloter. Après tout, je te dois bien ça… Un café ?

— Yes ! Et du pain ! Indispensable !… Tu es un ange !

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