Première partie, chapitre 5

4 minutes de lecture

Les pères des jeunes torturés ont prévu de se retrouver deux jours plus tard, le 15 mars. En dépit de la libération de leur progéniture la veille.

Ils ne doivent – ils ne peuvent – laisser passer cet événement sous silence. De tels actes sont tout simplement inadmissibles et ne doivent en aucun cas rester sans réactions.

Très rapidement, le compte-rendu de l’entretien avec le chef de la sécurité a parcouru toute la ville. Aussi, Saad, celui qui a provoqué Taj au sein de son antre, a tenu parole et a dirigé les opérations de rassemblement. Pendant des heures interminables, il a téléphoné ou rendu visite à la longue liste de ses connaissances, ou des personnes impliquées, afin de les mobiliser.

Vers neuf heures, alors qu’il sort de son domicile, il aperçoit au bout de la rue deux hommes parmi ceux qui semblaient les plus motivés. Il les rattrape au trot. Après les salutations d’usage, il est vite questionné :

— T’as pu prévenir tout le monde ?

— J’ai fait passer le mot. Le mouvement devrait être suivi, mais j’ignore exactement qui viendra.

Le troisième se veut rassurant :

— Y en a toujours qui changent d’avis à la dernière minute, et d’autres qui se décident en voyant que c’est pas que des paroles en l’air.

— Tant mieux. Plus on sera, et plus notre action aura d’impact.

— Vous avez pu contacter la presse locale ?

Saad procède à un bilan :

— La télé n’est pas très motivée, mais peut-être qu’une équipe viendra malgré tout. Par contre, au moins deux quotidiens m’ont assuré qu’y seraient présents.

— On ne va pas faire la fine bouche, c’est déjà bien. L’essentiel, c’est qu’on en parle. Le silence a trop duré. On aurait même dû lancer la machine dès leur arrestation.

— On ne pouvait pas savoir que ça dégénérerait à ce point !

— Qui aurait pu prédire ?

Le meneur ne semble pas aussi convaincu que ses acolytes :

— Vous avez raison, mais maintenant, j’ai des remords. Il a fallu que j’emmène mon fils à l’hôpital pour une fracture et des plaies infectées aux doigts.

— Le mien doit passer ce matin une radio de la tête pour un traumatisme crânien.

— Si j’ai cru un moment que nos gosses pouvaient avoir quelque chose de grave à se reprocher, la conversation d’avant-hier m’a persuadé. Ce salopard voulait faire un exemple, montrer sa puissance, rien de…

— Tu oublies sa réputation de sadique !

Avec un sourire à l’attention d’un groupe de cinq personnes qui vient à leur rencontre, Saad ouvre grand les bras :

— Tiens, voilà du renfort. Salam, Mohammed.

L’interpelé répond, puis ajoute :

— On pensait être en retard.

— C’est pas à cinq minutes. J’ai donné un horaire pour pas poireauter.

Mohammed s’enquiert :

— Vous parliez de quoi ?

— Nos motivations. On doit arriver là-bas en forme et prêts à en découdre. On va rester sur place tant qu’on n’a pas de résultat, de toute façon !

— Ouais, faudrait un ouragan pour que je parte, moi !

Un autre père, parmi ceux présents chez le chef de la sécurité, intervient alors :

— Moi je n’ai pas apprécié qu’il insulte nos femmes.

— C’est dans son caractère, il traite tout le monde de cette manière, qu’est-ce tu veux y f…

Saad coupe sans complexe son camarade :

— Ce n’est pas une raison. Y va devoir changer, sinon le peuple se retournera contre lui. On est là pour y faire comprendre, vu qu’y peut pas y arriver tout seul.

Le groupe parvient en vue de la petite place devant le palais de justice. Un attroupement s’est formé en son centre, anticipant la venue des meneurs.

— Ah, y a déjà du monde, ici, on dirait. Voilà une bonne surpr…

Interrompu par un policier qui entre dans son champ de vision, l’homme manque de s’étouffer avec sa salive. Quelqu’un s’empresse de compter les uniformes présents.

— Mais merde, qu’est-ce qui…

Quarante membres des forces de l’ordre sont disséminés sur l’esplanade, contre environ soixante-quinze manifestants. Un léger brouhaha résonne, symbolisant l’embarras d’un camp comme de l’autre.

L’information a tellement bien circulé que les autorités ont également été mises au courant. Personne n’ose lancer le moindre slogan. Tout le monde se regarde, cherchant celui qui aura suffisamment d’inconscience pour déclencher les hostilités.

Une quinzaine de minutes suffit pour ronger la patience et la motivation des manifestants. Dès que le premier tourne les talons et quitte les lieux, tous les autres lui emboîtent le pas, et la place est rapidement libérée. La présence policière, certes fortement réduite à une dizaine de représentants aussitôt le gros des fauteurs de troubles éclipsé, est cependant maintenue jusqu’à la fin de la journée, au cas où.

Le jeu des relations a néanmoins réussi à répandre des traînées de poudre bien au-delà des limites de la ville. En effet, certains quartiers populaires de Damas, Homs, Lattaquié ou encore Hama et même jusqu’à Alep tout au nord ont vu fleurir des groupes plus ou moins conséquents scander des formules de réconfort aux enfants de Deraa. Sans véritable cohésion ni préparation, ces manifestations spontanées n’ont pas eu un impact aussi grand qu’il aurait pu le devenir sans la présence des forces de l’ordre devant le palais de justice. L’important n’est-il pas que la solidarité entre les citoyens soit telle que la distance ne freine en rien leur frénésie à se soutenir ?

Malgré l’échec de cette journée sur les lieux du drame, tout n’est peut-être pas encore perdu.

Annotations

Vous aimez lire Stéphane ROUGEOT ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0